ïi. ^ V
I
Le Monde
Aioderne
\\\\\.
REPRODUCTION INTERDITE
des articles et des ill-jstrations
DROITS DE TRADUCTION RESERVES
jour tous pay-:. y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le DanemarcU
Le Monde
Moderne
TOME XVIII
PARIS
Félix JUVKN, Kihtkur
122, rue Réaumur, 122
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lemondemoderne18pari
PATAFLOU ! CE FUI UN TREMBLEMENT TERRIBLE
EN-TUE-SEPT-D UN-COUP
I
A l'époque — je vous parle de quel-
que six cents ans en arrière — la ville,
où se passa le conte extraordinaire-
nient \-éridique que je vais \ ous conter,
avait un quartier qu'on appelait La
Val- fera.
On sait que la science est essentiel-
lement positive, et quelle a sur les arts
et les lettres l'inappréciable avantage
de la certitude. Vous ne serez donc pas
étonnés si les quatre ou cinq cents
érudits qui, depuis quatre ou cinq siè-
cles ont entrepris de fouiller les ori-
gines et les antiquités de la ville, n'ont
pas encore réussi à se mettre d'accord
sur la signification exacte de ces deux
mots : La Val-fcra.
Les uns, de fait, le traduisent par la
vallée ou leva/ sauvage^ et ils en dédui-
sent qn autre temps ce quartier, situé
entre deux collines, était absolument
ou presque inhabité a cause de l'épais-
seur du bois dont il était cou\ert.
Les autres concèdent qu'il est bien
question d'une vallée, mais que l'épi-
thète de fera lui vient de nombreuses
bêtes fau\ es et même féroces [fcras^ en
effet, en languedocien) qui y pullu-
laient. Enfin, d'autres savantasses in-
trigués d'un si passionnant problème,
sont arrivés du Nord, de l'Ouest et de
l'bvSt pour l'étudier sur place. Dédai-
gneux comme il con\ient, de toute
étymologie paioise^ qui fournissait des
explications vraiment trop faciles , tel
de ces grands érudits — mais celui-là
EN-TUE-SEPT-D 'UN-COUP
était venu de Paris tout exprès! —
rejoignant ces deux mots Val-fèra avec
l'article la et, par une intuition vrai-
ment géniale, introduisant une apos-
trophe entre 17 et l'a obtint laval-
fèra .
La solution était trouvée.
Il fallait être ignorant comme des
provinciaux pour ne l'avoir pas deviné
plus tôt. Laval-fèra était pour I'cTO^/c-
fer; par la déplorable prononciation
des indigènes l'e final de avale était
tombé pour se reporter illégalement à
la fin du mot fer et s'y était transmué
en a, que d'ailleurs les indigènes pro-
noncent à la façon espagnole ou ita-
lienne — 6 martyre de la langue fran-
çaise dans la bouche de ces barbares
de langue d'oc !
Conclusion : — Le quartier avait été
évidemment dénommé Vavale-fer^ en
souvenir d'un charlatan qui y aurait
^écu autrefois et aurait acquis une
grande renommée auprès des gens de
ces pays — faciles à l'enthousiasme
comme à tous les excès ! — en avalant
du fei', peut-être même du feu et des
étoupes. — Mais la science n'ose pas
être encore trop affirmative sur ce der-
nier point.
Je vous laisse à choisir entre toutes
ces opinions : j'ai la mienne, que je
garde pour moi. Aussi bien est-ce sur
d'autres points que j'ai dû fixer ma
critique — et combien assidue, patiente
et, je l'espère, ingénieuse. Car le récit
que je vais vous faire nous a été trans-
mis par la tradition sous d innombra-
bles versions, qui diffèrent selon les
localités où on les recueille : or, il n y a
pas de bourg ni de village qui n'ait la
sienne, qu'il tient pour la seule authen-
tique.
Vous jugerez avec quelle pru-
dence perspicace j'ai dû me débrouiller
entre tant de prétentions, pour arri\er
à un texte dont la \éracité défie tous
les scepticismes et toutes les cri-
tiques !
Sur quoi, je commence .
I
A l'époque — en cette \ ille où se trou-
\ ait ce quartier de la Val-fèra, et qui
était sans doute Montpellier, mais je
n'ose l'affirmer — vivait un cordon-
nier que l'on appelait Jean Farinel.
C'était un grand drôle, dru et vigou-
reux, bellàs même, je garde le mot
parce que bellâtre ne le traduirait pas
bien. Le moule où il fut coulé, dut
être, je vous assure, des plus parfaits
pour la forme comme pour la qualité,
car par ses dehors, Jean Farinel vous
figurait l'image accomplie de l'homme,
— et il était de poils noirs, c'est-à-dire
de la couleur qui, fussiez-vous blond,
est, vous ne pouvez en disconvenir,
celle qui convient aux vrais mâles!
Avec cela, au fond, il était le meil-
leur enfant de son quartier; quoique
taillé pour la dispute et la lutte, on ne
le voyait jamais là où l'on se querellait.
11 est vrai qu'on ne lui cherchait
guère chicane : réputé pour une quasi-
timidité de fillette, on ne se risquait
pourtant à Xallisser (taquiner) de peur
que l'envie ne le prît de se ser\ir de
ses mains qui, étalées, étaient de \ rais
battoirs de lessiveuses et qui, resser-
rées, semblaient des masses d'armes,
hérissées — en guisé de pointes — des
jointures de ses phalanges, aussi dures
que le fer.
11 ne passait pas pour très cspiiilc;
pourtant, sa naïveté n'allait pas sans
un brin de malice ; elle était comme un
vase d'eau où trempe un brin de sauge
ou de mentastre : l'eau n'en est pas
modifiée; mais elle en prend un par-
fum qui l'égaie.
'J'el se trouvait Jean I''arinel : bon
travailleui-, bon camarade, et, si je
n'ajoute pas, pour ache\ei- l'épitaphe,
bon époux et bon père, c'est qu'il était
encore en giâce de célibat.
Par une lourde après-dinée d'août,
lourde d'une moite chaleur marine qui
poissait tout, Jean l*'arinel. son repas
à peine terminé, tomba les coudes et
E.\-T UE- SE PT-D" UN-COUP
le nez- sur sa table, en son échoppe, et
s'endormit.
Le proverbe languedocien dit : haïs-
sable comme une mouche au mois
d'août, et le proxerbe a raison. Agour-
mandies encore par les restes du déjeu-
ner, ces taquines bestioles voletaient
et tournoyaient autour du pauvre dor-
meur : empressées, affairées et bour-
donnantes, elles faisaient à la fois le
bruit d'une eau bouillante qui frémit,
et d'une toupie qui ronfle. Et, dans
leur vire-voltes croisées, elle s'arrê-
taient, soit pour se lisser les ailes, soit
pour lui sucer la sueur qui lui perlait
des pores, tantôt sur les tempes, tan-
tôt sur la nuque, tantôt sur les oreilles,
tantôt sur les joues ou les lèvres de
Jean Farinel.
Le misérable, quand même, s'obsti-
nait à dormir; mais de quel sommeil
inquiet, nerveux, convulsif! Par brefs
frissonnements, il se secouait tout le
corps, comme un chat à qui l'on jette
des gouttes d'eau.
Enfin, n'y tenant plus, — mais
encore tout enivré de sommeil — il
dégagea ses deux bras de dessous sa
face, qui y était appuyée; et, au hasard,
à gestes rompus, il écartait de sa main
mollement agitée l'implacable pullule-
ment de l'ennemi qui l'enveloppait.
Mais, baste ! celui-ci n'en devenait
que plus rageur et plus agressif si bien
que, d'un brusque sursaut, Jean Fa-
rinel se redressa, enfin, à demi réveil-
lé, et, à travers la somnolence qui lui
engourdissait la vue, il se mit à con-
templer, — a\ec une fureur qui crois-
sait à mesure qu il prenait plus cons-
cience de son réveil, — • l'innombrable
mouscaille qui se mêlait en tourbillons,
s'abattait en nuées, grouillait sur la
table, et, tout autour, s'éparpillait au
soleil en pétillements vifs et pressés,
semblablement aux étincelles d'une
bûche embrasée que l'on cognerait à
coups de pincettc.
l'3xaspéré, il leva la main; ce mou-
vement les fit toutes s'envoler et les
répandit dans la pièce : mais les gran-
des colères sont parfois patientes. —
Il attendit et resta immobile.
Elles se renhardirent bien vite: —
puis, quand un certain nombre de ce
importunes se furent rassemblées au-
tour de la même miette, il n'hésita
plus — il laissa retomber sur la table
sa grande luanasse large ouverte, de
toute sa pesanteur !
Pataflou !... — Ce fut un tremble-
ment terrible. — Jean Farinel n'avait
pas calculé sa force. Les verres, les
bouteilles, les assiettes bondirent, se
choquèrent et tombèrent à terre avec
de si violents fracas de brisures que
les voisins en furent épouvantés !
La rue où habitait Jean Farinel n'é-
tait pas probablement très large.
Aussi, en moins d'une seconde, un
tumulte d'hommes, de femmes, d'en-
fants se précipita et envahit l'échoppe
du cordonnier.
On le trouva assis sur une chaise
près de sa table fendue, et riant d'un
gros rire d'aise enfantine, devant la
paume de sa main droite, qu'il tenait
étalée tout près de ses yeux.
— Eh ! qu'y a-t-il, Janet > Tinter-
rogea-t-on avec anxiété !
Mais lui, sans s'étonner ni s'émou-
voir de l'émotion de ses voisins :
— \'oilà, leur conta-t-il, riant tou-
jours. Je dormais, est-ce vrai? Les
mouches m'embêtaient. Je me réveille :
j'étends la main, je l'aplatis sur la
table et j'en tue sept d'un coup... est-ce
■7';-t7î ? Regardez ma main. . . Les cada-
vres y sont encore collés... (Comptez!
— Bougre de Nigandàs !
Ce fut le seul éloge qu'il recueillit
pour le moment.
Pas moins, depuis ce jour, on ne
l'appela plus que : l-^.n-liic-scpt-d'iDi-
coup !
III
Puis le temps courut si bien que, si
le surnom lui resta, l'histoire des mou-
ches fut oubliée de tous, par une sorte
EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP
AINSI UAIINACHE. JEAN FARINEL ÉPROUVA QUELQUE PEINE A SE METTRE EN MARCHE
DERRIÈRE LE CAPITAINE
d accord tacite et inconscient. Il en
avait tué sept d'un coup, c'était certain
et attesté : mais sept quoi ? Un gaillard
d'une telle vertu de complexion nepou-
vait avoir eu affaire qu'avec des enne-
mis terribles.
Les uns racontaient donc que ces
sept victimes étaient sept rivaux qu'il
avait terrassés, lui seul en une seule
bataille! Non seulement, on désignait
ces rivaux par leurs noms ; mais comme
chacun, dans la ville, briguant l'hon-
neur d'avoir lutté avec un tel héros,
prétendait être un des sept, il se trou\ a
bientôt que les sept furent sept cents!
I^t le plaisant c'est que tous ces pré-
tendants racontaient, chacun, com-
ment la « chose » s'était passée, a\cc
une si abondante et contradictoire \a-
riété de détails, que ce récit tout de
même finit par trouver des incrédules.
Il fallut trouver autre chose !
Certains, alors, afiirmèrent savoir
d'une façon certaine, qu'il s'agissait de
sept brigands, qui avaient assailli Jean
Farinel une nuit qu'il traversait, seul,
la forêt de la Val-fèra, où les vaillants
des vaillants n'osaient se risquer de
jour, même en compagnie.
11 a\ait tué les sept brigands d'un
seul coup, qu'on expliquait de diverses
façons. . D'autres transformaient les
sept brigands en autant de loups ou de
sangliers qu'il aurait étouffés d'un
seul brasse-corps: et, fin finale, toutes
ces traditions, au lieu de s'exclure,
s'ajoutèrent l'une à l'autre.
Il fut avéré de tous que Jean l''aiinel
avait l'héroïque habitude de ne faire
cas de ses ennemis, de quelque poil
qu'ils fussent, que s'ils étaient au
moins sept! — (>'estce qui expliquait
qu'on ne l'axait jamais \u se battre
a\ ec personne.
EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP
Et la conclusion fut qu'en ce terrible
En-tue-sept-d'un-coup, la \ille possé-
dait un héros, auprès duquel ne pou-
\ ait se mesurer aucun d'aucune autre
ville voisine ou lointaine, ni même nul
de ceux-là qui sont les plus célèbres
pour leurs hauts faits dans les histoires
anciennes ou modernes.
Quant à Jean, il laissa dire d'abord,
bonnasse et sans résistance aux récits
qu'on lui faisait sur lui-même, et qu'il
hésitait encore à se rappeler: puis il
finit par si bien se sou\"enir, en effet,
de toutes ces prouesses dont on le
glorifiait que, lorsqu'on les répétait
devant lui, il intervenait modestement
pour rectifier ou embellir les détails
nouveaux dont on les ornait chaque
jour davantage.
Et il devint aussi conxaincu que ses
com pat notes, peut-êt replus encore, qu'il
était unTerribleparmi les plusTerri blés 1
Mais les réputations les plus mé-
ritées ont des incon\ énienls et il faut
payer sa gloire.
E n-tuc~sept-d' lin-coup Qn fit lépreuve.
V
En ce temps-là les préfets ni les
sous-préfets n'existaient encore : la pa-
trie de En-tue-sept-d'un-coup rele\ ait
du domaine d'un seigneur qui prenait
le titre de baron.
Ee château du baron était bâti sur
une colline pierreuse, qu'on appelait à
cause de cela le peiroux et qui faisait
face à de grands bois de garric qui se
rejoignaient à la forêt de la V'al-fèra.
Du haut de la tour, les hommes du
baron pouvaient guetter au loin,
depuis les montagnes qui barraient
l'horizon au Nord, à quelques lieues,
jusqu'à la mer qui le finissait au Sud.
Derrière le château, la ^•ille s'allon-
geait en ovale, sanglée en une cein-
ALORS, IL SE LAISSA TOMnKK DKUUIKRK UN lOURRÉ DE C II KNES -\ LR FS IC T d'oM V AT R i:.S
EN-TUE-SEPT-DUN-COUP
lure de murailles et dominée toute,
comme il convenait, par le donjon sei-
gneurial colossal et massif.
Le baron était un grand chasseur de
tout gibier, plus grand chasseur que
grand batailleur.
Ce jour-là, il se ré^•eilla avec l'idée
d'aller chasser dans la forêt de la Val-
fèra. A cette nouvelle, un grand émoi
se répandit parmi les gens d'armes du
château; car, comme vous le savez,
la forêt de la Val-fèra avait une mau-
vaise réputation, et cette réputation
s'était encore empirée depuis quelque
temps.
On se racontait avec terreur qu'un
animal monstrueux venait de s'établir
dans la Val-fèra, d'où il sortait la nuit,
pour faire d'effroyables dégâts dans
les environs.
Des champs entiers étaient boule-
versés comme par une charrue diabo-
lique qui les aurait furieusement la-
bourés en tous sens. Les épis étaient
jonchés par larges trouées, pareilles à
celles qu'y auraient faites vingt cava-
liers chargeant de front ; et des rangées
de vignes étaient abattues, brisées et
foulées si tellement que l'on eût dit
qu'un tourbillon y eût passé.
Tout le monde avait vu cette bête
gigantesque! mais, comme chacun la
décrivait à sa façon, il était difficile de
s'en faire une idée bien précise.
Les uns la comparaient, pour la
grosseur, à un âne plus gros qu'on
n'en aurait jamais vu depuis qu'on en
voit. La tête était énorme, et, par la
ressemblance, évoquait l'image très
compliquée d'un taureau qui serait à
la fois un cochon.
Comme la ville de Jean Parinel était
proche de la mer et avait un com-
merce maritime jusqu'en Kgypte cl en
Syrie, au plus lointain du monde con-
nu, quelques-uns qui avaient voyagé
et avaient vu dans ces pays étranges,
des choses tout à fait miraculeuses,
concluaient que, s'il était si énormé-
ment plus gros qu un âne, ce de\ail
être ce qu'on appelle un éléphant ou
quelque chose approchant.
Bref, le tremblement était dans le
pays et, quand le baron parla d'aller
chasser dans la Val-fèra, ce fut une
consternation. Après s'être consultés
les uns les autres, ses officiers délé-
guèrent vers lui son capitaine d'armes
pour le mettre au courant de ce qui se
passait.
Le baron écouta attentivement; et
n'allez pas croire qu'il donna le
moindre signe d'effroi : au contraire.
Mais il annonça qu'il n'irait pas chas-
ser ce jour-là. Alors le capitaine s'en-
hardit et lui dit qu'il y aurait peut-être
quelqu'un qui pourrait débarrasser la
contrée de cette bête mystérieuse,
laquelle, à elle seule, causait plus de
misère qu'une armée entière faisant le
déodten pays ennemi.
Et vous devinez qu'il nomma En-tiic-
sept-d'îui-coup !
Renseigné comme le sont tous les
princes, le baron n'en avait jamais
entendu parler; il s'étonna qu'on eut
laissé à son échoppe un sujet d'une
force et d'une vaillance si extraordi-
naires! Il se fit répéter par le capitaine
toutes les prouesses qu'on en racon-
tait et, resté pensif un moment, il lui
donna ordre d'amener immédiatement
au palais Jean En-tue-sept-d'un -
coup !
Le capitaine des gardes se dirigea
donc en toute hâte au domicile de Jean
Farinel. 11 le trouva en train d'enfoncer
des taches (clous à souliers) dans le
talon d'un brodequin qu'il rapetassait,
et le capitaine, qui s'y connaissait, vit
bien, à l'entrain dont Jean lançait son
marteau, que tout ce qu'on a\ait dit
de lui était très véritable.
Alois il lui apprit que le baron
l'attendait en son palais.
De la <^onJlée qu'il en eut, Jean faillit
crever sur le moment et il fut quelque
temps à ratlrapper son souffle. Mais,
jugeant qu il devait à sa gloire de ne
pas faire l'étonné, il jeta son tablier de
EN-T UP:- SE PT-D' UN-COUP
cuir sur son établi et dit simplement
au capitaine :
— Je vous suis !
Ils sortirent. Le long des rues chacun
s'arrêtait, et, voyant Jean la tête haute,
accompagné du capitaine très respec-
tueux, chacun demandait :
— Eh! dis donc, En-tue-sept-d'un-
coup! où vas-tu donc ainsir
Et lui répondait sans abaisser ses
yeux fichés orgueilleusement au ciel :
— Je vais chez xMgr le baron, qui
m'atterxd !
V
Il arriva ainsi au château et fut
mené devant le baron qui se prome-
nait dans sa salle d'armes.
— C'est toi qu'on appelle En-lue-
sept-d'iin- coup? lui demanda le baron.
— Oui, monseigneur ; — En-lue-
sept-d' un-coup^ — c'est moi!
— Si ce qu'on dit de toi est vrai,
reprit le baron qui connaissait son his-
toire sainte, tu es par la force et par le
courage, un nouveau Samson !...
— Je suis Jean comme mon patron,
répondit modestement le héros, et Fa-
rinel comme mon père.
— Eh bien! écoute! — Si Dieu t'a
accordé à toi, infime, des dons si excep-
tionnels, c'est pour me donner a moi,
ton seigneur, une preuve éclatante de
sa bienveillance particulière, et afin
que je t'emploie à ma gloire et à mon
utilité... Tu sais qu'en ce moment mes
terres et mon peuple sont désolés par
un monstre énorme et singulier, qui
me fait plus de tort que n'en feraient
tous mes ennemis ensemble.
(( Je pourrais le faire chasser et tuer
ou appréhender par mes gens d'armes
mais leur vie m'est trop précieuse pour
que je la risque à un combat contre une
bête. C'est là un bénéfice de vilain que
je t'ai réservé. Tu comprends? »
En- tue- sept -d'un -coup comprenait
très bien, et salua. Mais il devait sentir
quelque malaise, car il était de\enu
tout à coup pâle comme le plâtre.
— Bien! fit le baron. Puisque tu
as ren\ersé d'un seul soufflet sept
rivaux qui tins'ultaient ; puisque tu as
tué d'un seul coup sept brigands qui
t'avaient attaqué; puisque d'un seul
embrassement tu as étouffé sur ta poi-
trine, sept loups furieux qui voulaient
te dévorer, la tâche que je t'impose est
peu de chose pour toi !
(( Tu vas donc choisir parmi ces
armes celles qui te conviendront, puis
tu iras vers la Val-fèra, seul, et tu y
entreras, seul, et tu n'en sortiras
qu'après avoir tué la méchante bête
qui me cause tant de dommages et
d'ennuis; il faut que tu sois rentré
avant le soleil couché.
(( Et rappelle-toi que, si tu la
manques, je te ferai pendre à ma plus
haute potence, si bien que, de tous les
points de la ville, tous les vilains tes
compagnons, pourront contempler,
pour leur instruction, la justice exem-
plaire que j'aurai faite d'un mauvais
serviteur ! »
Il n'y avait rien à répliquer. Le
pauvre En-tue-sept-d' un-coup le sentait
trop bien : entre deux périls. — la bête
de la\'al-fèra et la colère du baron —
le plus terrible était certainement la
dernière, comme la plus proche et la
plus immédiate.
Le héros s'inclina donc, mais sans
rien dire : les mots ne lui venaient pas;
il n'avait plus l'esprit présent, et croyez
qu'il ne le retrouva pas devant 1 amas
d'armes de toutes sortes, offensives et
défensives, entre lesquelles, par ordre
du baron, il avait à choisir. Ce fut au
hasard de la main qu'il en retira une
pique, une arbalète, un casque vulgai-
rement appelé salade, plusieurs llèchcs
de l'espèce dite matrassine, une ron-
dache ou bouclier, une hache à deux
tranchants qu'il passa à son ceinturon
de cuir, et, aussi, une masse d'armes
ou casse-tête — armement complet, si
vous voulez, mais qui ne manquait pas
d'être un peu encombrant.
E N- T U E - s E P T - D U N - C O U P
— \'a maintenant, lui lit le baron.
Et il ordonna en même temps à son
capitaine d'accompagner En-tue-sept-
d iin-coup ]usc]n a la poterne qui don-
nait sur la garrigue pierreuse au bout
de laquelle s'allongeait la Val-fèra.
Ainsi harnaché, Jean Farinel éprouva
quelque peine à se mettre en marche
derrière le capitaine, qui le conduisit à
travers les galeries et les escaliers du
château.
Si Jean se traînait lentement en
chancelant un peu. c'est qu'il n'était
pas habitué à de pareils accoutrements.
et si ses armes et ses armures s'entre-
choquaient en un tel bruit de ferrailles
qu'on eut dit le déballage de toute une
quincaillerie, c'est que, des pieds à la
tête, il grelottait d'un tremblement de
fièvre héro'i'que.
Quand il fut, tant bien que mal.
arrivé à la poterne, le capitaine le salua
cérémonieusement, et lui indiqua de la
main, la \'al-fèra, verdoyante là-bas.
touffue et sombre sous un soleil terrible
qui tirait une vapeur de la terre.
— Allez ! mon brave, lui dit-il : Dieu
vous accompagne! et n'oubliez pas de
revenir vainqueur, avant le coucher du
soleil!
Se sentant regardé non seulement du
capitaine, mais des hommes qui mon-
taient la garde devant le palais, En-tiie-
sepl-d' un-coup se souvint de sa réputa-
tion. Du mieu.K qu'il put, il se roidit
jusqu'à cequ'il fût cntrédansla garrigue
et se sentîtcachéauxyeu.xquil'épiaient.
par les plis du terrain et les entas-
sements de rochers tout hérissésd'une
brousse épaisse...
VI
-Mors, il se laissa tomber derrière un
fourré de ch6nes-\erls et d'iili\âtres,
sous 1 ombre intense d'un grand figuier
sauvage. Va là, assis sur un rocher plat
qui, brisé, avec des plantes de la\ande
et de mentastre, entre ses interstices,
semblait la dalle de quelque \ ieux tom-
beau, il essaya de songer, les coudes
aux genoux et la tête entre les mains.
Etre dévoré par cette bête mystérieuse
et effroyable était cruel. Etre érigé, du
haut delà potence du baron, au-dessus
de toute là ville, n'était pas plus a^ an-
tageux! Son esprit perplexe oscillait
entre ces deux extrémités avec la folie
d'un pendule déréglé que tous les efforts
du pauvre En-tue-sept-d'un-coup ne
pou\ aient fixer à aucune pensée inter-
médiaire.
Combien de temps resta-t-il ainsi à
en écouter le tic-tac > dans l'insensibi-
lité absolue de tout ce qui se passait
en dehors de lui et dans l'inconscience
aussi de tout ce qui se passait au-
dedans? Il ne put l'apprécier: il n'eût
pu dire, non plus, pourquoi, tout à
coup, il se dressa sur pieds, avec une
résolution instantanée, et sans qu'il se
lût aperçu qu'il en eût délibéré.
Cette décision se formulait ainsi :
puisqu'à rester il s'exposait à deux
périls égaux il ne lui restait qu'une
ressource — détaler: — traverser la
forêt de la V^al-Fèra. et. par les garri-
gues qui s'étendent au delà, gagner les
limites du domaine du baron et se
recommander à un seigneur voisin, qui
n'était pas en termes d'amitié avec lui:
et qui se ferait une joie de lui déplaire
en gardant le célèbre Jean En-tue-
sept-d'un-coup !
Mais, pour une telle fuite qui de\ait
être légère et rapide, ce serait un rude
empêchement que tout cet appareil
guerrier dont il était appesanti... Il
risquait bien encore la mauxaise
chance d'être rencontré, pris et ramené
au baron: et pour le coup, il n'évitait
pas la pendaison : peut-être même
l'humeur du baron la raffinerait-elle de
quelque supplice ingénieux, comme
ceux qu'on appliquait aux hérétiques.
-Mais la bonne chance, elle aussi, était
possible: et elle valait d'être tentée.
11 se mit donc à se déxêtir de son
casque, puis, successivement de toutes
les pièces de cette carapace d'ainiures,
EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP
I <
SOUS laquelle il savait à peine se mou-
voir. Et quand il eut fini, il resta
quelque temps indécis sur le choix de
l'arme qu'il garderait avec lui; il se
décida pour la hache à laquelle il était
plus habitué qu'à tout autre. Car,
comme tous les artisans de son pays,
il avait plus d'un métier en mains ; et,
s'il était un des maîtres cordonniers de
bustes épineux, très enchevêtrés, et
dominé de pins, d'azeroliers et d'arbou-
siers.
Quelque chose remuait dans ce tail-
lis...
La respiration d'En-tue-sept-d'un-
coup fut coupée court... et son cœur
se mit à battre si éperdûment qu'il lui
semblait que tout son sang s'épandait
« — JLSIICE.
.MO.\'SElG.\EUR !... JE VOUS LA\A1S A.MEM-: VIVANT
ET DEJA PRESQUE APPRIVOISÉ!...
la \illc, il n'était pas. non plus, un
maladroit bouscassié.
Il en était là, et déjà il s'exerçait à
manier sa hache pour se dégourdir les
bras et à s'étirer les jambes poui- les
préparer à la longue marche qu'elles
allaientfaire... Brusquement il s'arrêta
et se mit à écouter...
En face de lui, à quelques pas. un
peu au-dessous, car le terrain décli-
nait assez rapidement, la forêt com-
mençait par un taillis tout bordé d'ar-
en grosses gouttes pressées dans sa
poitrine.
Les frondaisons se mirent à se
balancer et à s'entrouvrir en longs
sillons profonds qui s'avançaient vers
lui ; les feuillages froissés faisaient
un murmure de plainte, auquel se mê-
laient des craquements de branches
rompues.
Puis le bruit du frôlement se rap-
procha... .Maintenant En-tue-sept-d un-
coup percevait le son mat d'une sorte
•4
EX-TUE-SEPT-D'UN-COUP
de piétinement irrégulier et capricieux,
si énorme que le sol en frémissait.
Mais aussitôt le piétinement cessa. Il
y eut un silence pendant lequel les
frondaisons reprirent leur immobilité;
il n'y eut plus ni murmure de feuilles
froissées, ni craquement de branches
rompues, et En-tue-sept-d'un-coup se
rassurait...
Mais voici que tout à coup, là, devant
lui, éclata un cri si saccadé, si rauque,
si tumultueux, — et tel que jamais de sa
vie il n'en avait entendu un semblable! —
que les membres du pauvre Jean P'ari-
nel s'entrechoquèrent en un tel trem-
blement qu'il lui semblait qu'il s'effon-
drait comme un tonneau décerclé.
Et. avant qu'il eût eu le temps de se
remettre, une tête énorme saillit du
fourré, précédée de deux dents longues
comme des lances et encore plus
aiguës...
En-tue-sept-d'un-coup se sentit
comme enfoncé en terre et il éprouva
que ses pieds s'allongeaient en racines.
Il était planté.
Que devint-il quand la tête, qui était
baissée, releva son groin colossal et,
de ses deux petits yeux horriblement
méchants, s avisa de le découvrir
et de le regarder > Oh ! ces yeux, ils
jetaient des flèches qui entraient si
à fond dans la poitrine du pauvre
Earinel qu'il eut l'idée de se laisser
choir, de sabandonner, pour abréger
son supplice.
Mais la peur a aussi seshéroïsmes !..
Duneffort désespéré, En-tue-sept d'un-
coup se déracina du sol, et se mit à
décamper, en grandes enjambées, sau-
tant les rochers. Ilagellé par les bran-
ches d'arbres qu'il écartait, s'arrachant
tout sanglant aux ronces qui voulaient
le retenir, mais ô terreur! entendant
toujours derrière lui le grognement du
monstre qui le poursuivait et dont le
souffle irrité se rapprochait de plus en
plus de lui.
Combien de temps courut-il ainsi"-...
Epuisé, découragé, il allait, cette fois.
enfin, s'abandonnertout à fait... quand
relevant la tête, il aperçut devant lui la
poterne du château.
11 prit la force d'un nouvel élan.
Il s'engouffra dans la poterne : le
monstre s'y rua après lui . Il traversa
la cour du château; l'ennemi grognait
et soufflait toujours derrière lui, si
près maintenant qu'il sentait presque
son haleine lui chauffer les reins.
Il se précipita dans la cour, affolé.
Il en était à la moitié à peine, qu'un
heurt formidable, l'envoya tomber à
quelques pas, évanoui. . .
Quand il se ré\eilla, la cour était
pleine de rumeurs.
Les hommes d'armes du baron
montraient la bête qu'ils venaient d'a-
battre.
C'était en réalité un sanglier de belle
taille.
En-tue-sept-d un-coup comprit de
suite ce qui s'était passé : il se leva, et,
après s'être tâté et avoir constaté que
le dommage ne dépassait pas la peau,
il s'approcha, lui aussi, pour voir. . .
En ce moment, le baron averti ap-
paraissait sur son perron.
Alors, par une inspiration subite,
notre héros courut vers lui et, de la
mine d'un homme désespéré, s'arra-
chant les cheveux, les yeux gonflés de
larmes :
(( — Justice! monseigneur!. . . s'écria-
t-il... Justice! Je vous demande jus-
tice... \'oyez ce qu'en ont fait \os gens
d armes, monseigneui" !
« ... Ils l'ont tué. . . Ils se sont mis à
tous pour le massacrer... ici, dans votre
cour... sous vos yeux!
« ... Je vous l'avais amené \ivant,
monseigneur. . . et déjà presque appri-
voisé ! »
Lou i^al canlcl cl Li sitiinwl.i /iiii-
oitcl ( I ).
L. .\a\ IKK UK ki(;.\UD.
(i). Le coq chanLi et le conte Jhut .
DEUX LOGIS DALAIN-RENÉ LESAGE
Tel nid, tel oiseau, dit-on quelque-
fois. Et il arrive souvent que notre ha-
bitation nous forme à son image. Les
grands hommes, en général, reflètent
assez bien leur province. On comprend
que Corneille soit né dans la fière,
roide, hautaine et aventureuse Nor-
mandie; Rabelais, dans la plantureuse
Touraine et Joachim du Bellay, parmi la
douceur angevine. Les claires eaux-
sinueuses et les beaux arbres du W'ar-
wickshire ont fait flotter autour de
Shakespeare les féeries de la nuit de la
Saint-Jean (Midsunvner night). 11 est
tout naturel que lArmorique des gra-
nits, des chênes, des bruyères et des
nuages ait bercé les songeries de Cha-
teaubriand dans le vieux manoir de
Combourg. Mais ce qui est surprenant,
c'est que cette même terre du rêve et
du passé ait pu donner le jour à l'histo-
rien de Gil Blas et du Bachelier de
Salamanque, au père de Turcaret, à
l'imperturbable, ^"éridique et sensé
Alain-René Lesage.
J'ai eu l'occasion de voir, en le
même mois de septembre, l'une non
loin de l'Atlantique, l'autre non loin de
la Manche, l'humble demeure où a com-
mencé la destinée de notre auteur, et
celle, non moins humble, où elle s'est
achevée. Et toutes deux avoisinent la
grandeur et la mélancolie de la mer.
Lorsqu'on a visité le vieux \'annes,
dominé par sa haute et sombre cathé-
drale, qui se lève au-dessus des lourdes
tours et des remparts crénelés, lorsqu'on
s'est perdu dans le dédale des rues an-
ciennes, à lombre des maisons aux
poutres saillantes, inclinées comme des
aïeules, on descend \ ers la promenade
de la Rabine, sur le port, et là, près du
kiosque à musique et des grands arbres
méthodiquement rangés en file, on voit
le très moderne monument de Lesage.
Un buste, qui ne serait pas déplacé au
foyer de la Comédie-P'rançaise, reçoit
l'hommage d'une Muse d'airain.
Si ce monument se dresse en ce heu, ce
n est pas seulement parce que Lesage
est le grand écrivain du département,
c'est aussi parce qu'il est venu, or-
phelin dévalisé par ses tuteurs comme
jadis Démosthène, faire ses études au
collège de Vannes, et y passer une en-
fance qui dut être assez austère. Mais la
bonne humeur triomphe de tout, et Le-
sage en avait à revendre. Ses infortunes
ne lui laissèrent aucun pli de tristesse;
elles lui donnèrent une expérience pré-
coce, et le guérirent de toute illusion
avant qu'il entrât dans la vie.
Il faut, pour trouver la maison natale
de Lesage, s'enfoncer dans la presqu'île
de Rhuys, cette langue de terre re-
courbée qui fait -face à la presqu'île de
Quiberon, de sorte que le golfe du Mor-
bihan semble enfermé entre deux pinces
de crabes. Ce n'est plus, comme au
temps d'Alain-René, le coche qui fait
le service entre Vannes et Sarzeau; c'est
une affreuse, gigantesque et poussi\e
automobile, qui laisse derrière elle des
tourbillons de poussière et d'atroces
odeurs... Ce véhicule ne nous dit licii,
et nous préférons aller moins \ ite, au
trot d'un petit cheval breton, douce-
ment mené par un cocher au feutre large.
Roule blanche et lumineuse, toute
baignée de soleil. A chaque instant, à
droiteou à gauche, la côteapparaît a\ec
les blanches maisons de pêcheurs, et
ses salines, et l'azur méditerranéen de
la mer. La route est bordée de hauts
16
DEUX LOGIS D'ALAIN-RENK LESAGE
lalusà pic. hcrissCs de broussailles sau-
vages. I Çà et là, que-lques maigres
champs de blé noir. Mais la lande do-
mine presque partout; elle étale ses pe-
tits genêts ras de l'été comme un tapis
d'or \\\\ tandis que les hauts genêts
\ert-cle-grisés des haies attendent pour
lleurir une saison plus sé\ère. (>esl
loujoui's la Bretagne i uclc et douce,
mais ici linlluence clcnicnle de 1 Océan
se fait sentir: l'atmosphère est an'n)llis-
sante. et incline a des paresses méi-i-
dionales.
.\\ anl d'aii'i\ er à Sar/eau. nous nous
écailons cle la loutc. \'oici le château
de Suoinio Dans le soleil, la mer doi'l
DKl'X I. OGIS D'ALAIN-HENÉ I.I'SAGK
iVi'AJ' Acrni:!. Dic LA ,m\i.--i).\ iia\s I. \i^ini;i.i.i-; MiniRiir i.i:sA(ii'; a iiihii.i)(;m;-siik-.\ii;u
sur les f^rcvcs lointaines el berce d'un pression d'une arme précieuse, d'une
murmure presqueimpercepliblelesom- da^ue linemeiil irenipée... f.a cour esl
meil des vieilles pierres. Les s\ elles loute encombrée de ronces et d orlies.
tours, maillées par la lune, comme tra\ersée par les fuites en éclair de ^
disent les ^^ens du ])ays. sont d'une ar- lé/ards iti"is...
chitecture \ i^oureuse et pi-écise, et me
donnent, comme naj^uèi'e le château
délicat et puissant de (vaerna\on. I im-
, XVlIi. — 2.
La chaleur auti'meiUc toujours, l'.nlin
nous nous airêlous sur la place de
Sarzeau. que reiiarLient le^ pii^nons de
i8
DEUX LOGIS DALAIN-RENE LESAGE
log-is fort anciens; peut-être ont-ils vu
défiler lecortège qui emmenaitàTéglise,
au son des binious, le fils de maître
Claude Lesage, notaire royal, et de de-
moiselle Jeanne Brenugat, sa femme.
L'enfant fut baptisé le 3 décembre 1668.
En ce temps-là, l'église de Sarzeau était
toute ruineuse. On la remplaça par
celle d'aujourd'hui, dont la façade clas-
sique est marbrée de ces lichens d'or
éclatant qui abondent dans l'Armo-
rique méridionale, au bord de la mer.
La maison natale de Lesage, avec sa
porte cintrée et la large lucarne qui
s'ouvre dans sa toiture, offre encore un
aspect des anciens jours. Elle porte la
date de 16^3. Nous sonnons à la grille.
Une servante déjà âgée, haute, maigre,
tachée de rousseur, présentant le type
monastique qui est si fréquent chez les
Bretonnes, vient nous ouvrir et nous
accueille assez courtoisement.
— L'intérieur de la maison, nous dit-
elle, a été entièrement changé.
D'ailleurs on ne peut maintenant la
visiter. Le docteur qui l'habite au-
jourd'hui goûteles douceurs de la sieste.
Sous un climat pareil, il est bien excu-
sable... N'éveillons pas le médecin qui
dort !
On vient tout justement d'extraire
de la cuisine un é\ ier mégalithique : on
croirait \ oir le dessus d'un dolmen. ( )n
la déposé dans la cour antérieure;
c'est le seul objet qui puisse être con-
temporain de Lesage.
De Sarzeau on ne voit pas la mer;
mais tout près de là, au pied des ru-
chers énormes de Sainl-( lildas. l'.Vllan-
tique déploie ses chatoyantes splen-
deui-s. Pendant des siècles, il a mêlé
son murmure élei-nel au chanl des
psaumes, qui niunlait de I antique
abbaye.
La grande \(>\\ d'Abélard, debout
dans le xi" siècle scolastique, comme
Ulysse au milieu des fantômes qu il
évoque au pays des morts, a pu tonner
dans le mugissement des tempêtes. Sur
les murs bas du monastère, depuis des
centaines d'années, des lierres tordent
leurs ceps noueux... Tout cela, autour
du berceau de Lesage, est bien austère
et grandiose.
Boulogne-sur-Mer est une \ ille aux
aspects changeants. \'ers le port qui
balance les steamers et les bateaux de
pêche, descendent d'abruptes rues de
matelots, où pendent de longs filets
bruns. Puis des quartiers neufsétincel-
lent, où gronde une foule cosmopolite :
c'est la basse ville. On grimpe la
Grande-Rue, et on franchit la lourde
et noire porte des Dunes. On pénètre
dans la cité qu'étreignent de hauts et
sombres remparts. La cathédrale Notre-
Dame la domine, et pendant tout l'été
des processions de pèlerins gra\ issent
la colline et viennent vénérer la \ ierge
apportée miraculeusement par une
barque sur la côte de Morinie. Là
encore se dresse l'énorme château bâti
par l'oncle de saint Louis, Philippe
riurepel, écrasant et sinistre comme
celui d .\ngers. Cette vieille ville est
poui' ainsi dire à l'ancre dans la ville
moderne.
C'est là que Lesage, plus chargé
d'fcuvres que d'argent, vint s'établir
vers la fin de 1743, avec sa femme et sa
fille, chez son fils, le chanoine Julien-
l*'rançois. Il passa ses dernières années
dans une petite maison de la rue du
Château, entre la forteresse du xiii'' siè-
cle, qui n'a pas changé, et la cathédrale
qui a été rebâtie depuis. Le vieillard
s'éteignit sous les cloches de Notre-
Dame, dans la paisible rumeur de la
cité morte, à deux pas du p(trt bruyant
el boui'cloiinanl.
La maison tlu chanoine. |d roche de la
rue de Lille, où sont les marchands de
cliapelels el de slaluetles, a été. depuis
le commencement du xik' siècle, éle\ée
tie deux étages. Une gra\ure de iN_>^
la montie telle qu'elle était autrefois.
()n nous lait \oir. à 1 inlérieui', une
petite chambre ohscuie et basse, dont
DEUX LOGIS D'ALAIN-REXÉ LESAGE
la cheminée supporte une glace étroite
et large, surmontée d un panneau aveu-
gle, à la mode du vieux temps. C'est,
nous dit-on, lendroit où se tenait le
romancier. Il est lugubre, et Lesage
dut souvent y avoir la nostalgie du café
de la rue Saint-Jacques où il fréquen-
tait, où on lécoutait comme un oracle.
mesure que cet astre approchait du mé-
ridien: mais lorsqu'il commençait à
pencher vers son déclin, la sensibilité
du vieillard, la lumière de son esprit et
l'activité de ses sens diminuaient en
proportion; et dès que le soleil parais-
sait plongé de quelques degrés sous
1 hori/on, M. Lesage tombait dans une
.MAIau.N IjA.NS LAi^iUtLLli MOURUT LESAGt, A UUU LUGNIJ-SUR-MEK
Nous sommes bien dans un quartier
ecclésiastique; une partie du logis est
occupée aujourd'hui par le suisse de la
cathédrale.
Le comte de 'IVessan, qui lit con-
naître à nos a'ieu.x le moyen âge oublié,
était gouverneur de Boulogne au mo-
ment où Lesage y vivait. Tressan allait
souvent lui faire visite, et voici quel
portrait, assez lamentable, il nousdonne
de ce ^ieil homme ruineux, qu'avait
habité une âme bien\ cillante, sereine
et gaie.
(( M. Lesage se réveillant le matin,
dès que le soleil paraissait élevé de
quelques degrés sur l'hoii/on. s'animait
et prenait du sentiment et de la force à
sorte de léthargie, dont on n'essavait
pas même de le tirer.
(( J eus l'attention de ne l'aller \oir
que dans les temps de la journée où son
intelligence était la plus lucide, e
c était à 1 heure qui succédait à sont
dîner... Un jour, étant arrivé plus lard
qu à 1 ordinaire, je \ is a\ec douleur
que la con\ersation commençait à res-
sembler à la dernièi'e homélie de l'ar-
che\êque de Grenade et je me relirai.
(( M. Lesage était de\enu très sourd.
Je le trouvais toujours assis près d'une
table où reposait un grand cornet. C'e
cornet, saisi quelquefois par sa main
a\ec vivacité, demeurait immobile sur
sa table, lorsque l'espèce de \ isite qu'il
DEl'X LOGIS D'ALAIN-RENK LESAGE
recevait ne lui donnait pas lespcrance
dune conversation aj^réable. Comme
commandant de la province, j"ai eu le
plaisir de le voir toujours s'en servir
avec moi... »
M. de Tressan est modeste et spiri-
rituel. Le cornet de Lesage donnait de
terribles leçons aux sots et aux fâcheux.
Et c'était l'honnête homme, comme on
disait jadis, et non le gouverneur du
Boulonnais, du Ponthieu et de la Picar-
die, que l'illustre sourd prenait la peine
d'écouter.
Le 17 novembre i747,Lesage mou-
rut. Il expira dans le mois lugubre où
la longue pluie tlagelle les murailles
géantes des remparts, où le vent de
mer passe en hurlant sous les voûtes
du Château et fait grincer les chaînes
'les ponts-le» is.
Son tombeau porta cette épitaphe :
Sous ce tombeau git Lesage abattu
Par le ciseau de la Parque importune.
S'il ne fut pas ami de la Fortune,
Il fut toujours ami de la Venu.
Puis sa tombe disparut. Il se mêla
avec les morts inconnus, dont rien ne
le distingua désormais.
En 1S20, on tâcha de réparer cet
oubli. On mit une plaque sur la maison
de la rue du Cbiâteau :
ICI KST MORT
iJaUTEUR DK (( GIL B(..\S »
KN 1747
Cette inscription est peu lue. Per-
sonne ne passe dans cette rue isolée. La
vie est ailleurs. A Boulogne-sur-Mer.
la gloire de Lesage, comme ses der-
niers jours, a quelque chose de terne,
de morne et de triste...
Henri Potez.
Ari'E 1)1-; I.KSAC, !•: a VANNI".:?
Cikllé C.M.I ll.ll
VIEILLES ROMANCES!
VIEILLES LITHOGRAPHIES!
La romance — fille un peu anémique
de la grande musique — a de lointains
et glorieux ancêtres. Sans remonter
aux troubadours que la tradition nous
montre, chantant un lai plaintif, aux
accords de la petite harpe triangulaire,
sous la fenêtre de la tour où rêve la
châtelaine, signalons deux rois de
France qui ont flirté avec elle.
Henri IV d'abord qui a composé
paroles et musique de cette exquise
romance :
Viens aurore,
Je t'implore,
Je suis gai quand je te vol!
La bergère
Qui m'est chère
Est vermeille comme toi!
Louis XIII, ensuite, auquel nous
devons aussi quelques romances; mais
les poésies sont loin de \ aloir celles du
Vert Galant, témoin cet échantillon :
Tu crois, ô beau soleil
Qu'à ton éclat rien n'est pareil,
En cet aimable tems
Que tu fis le printems!
Mais quoi ! Tu pâlis
Auprès d'Amaryllis I
Traversons un siècle entier pendant
lequel la romance se perd dans de
fades bergeries — tout amoureux est
alors un berger et toute amoureuse,
une bergère — pour arriver \ers la
seconde moitié du dix-huitième siècle.
D'Alembert a écrit :
» Si .Moncril n'est pas rin\enlcur de
la romance, il a du moins le mérite de
l'avoir fait renaître de nos jours a\ec
des grâces nouvelles. »
Moncrif ayant donné le signal, nous
assistons à une transformation assez
caractéristique de la romance, tant au
point de vue de la poésie qu'au point
de vue musical. De cette époque déjà
lointaine, quelques œuvres délicates
sont par\enues jusqu'à nous : c'est
l'idylle de Ribouté : Que ne suts-je la
fougère? C'est la bergerade de Fabre
d'Eglantine, musique de Simon : //
pleut ^ il pleut, bergère! C'est le petit
chef-d'œuvre inoublié de Martini :
Plaisir d'amour! C'est la touchante
églogue de la marquise de Travanet :
Pauvre Jacques. Cette dernière rap-
pelle une anecdote.
C'était l'époque où les bergeries de
F'iorian faisaient fureur et où la reine
-Marie-Antoinette avait installé une
laiterie à Trianon. Pour donner à son
petit domaine une couleur locale plus
accentuée, la reine a\ait fait venir une
jeune Suissesse à la mine rebondie. aux
joues fraîches et roses. Or. peu après
son arrivée à Trianon, les belles cou-
leurs de la Suissesse disparurent et ses
yeux apparaissaient constamment \ oi-
lés de laimcs. Interrogée, la jeune fille
déclara qu elle a\ ait laissé au pays un
fiancé du nom de Jacques, loin duquel
elle ne pouvait vivre. Marie-Antoinette
s'empressa de faire venir le Jacques
tant aimé, puis elle maria et dota le
jeune couple. C'est cet épisode que
VIEILLES ROMANCES! VIEILLES LITHOGRAPHIES!
la marquise de Tra\ anct a évoque
cette romance de Pauvre Jacques.
en
Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi
Je ne sentais pas ma misère!
Mais à présent que tu vis loin de moi
Je manque de tout sur la terre!
Quand tu venais partager mes travaux
Je trouvais ma tache légère !
T'en souvient-il r Tous les jours étaient beaux!
Qui me rendra ce temps prospérer
La Révolution interrompit brusque-
ment Tére des sentimentales romances.
L'ennemi était à nos portes, la guillo-
tine se dressait sur nos places, on ne
songeait pas aux fadaises. Mais l'orage
passé, la romance refleurit de plus
belle, et désormais, pendant plus d'un
demi-siècle, elle va triompher, en sin-
carnant dans quelques personnalités
musicales.
Wiici, sous le Direc-
toire, Pradher qui, à côté
de quelques compositions
assez banales, eut la
bonne fortune de mettre
en musique une délicate
poésie de Constance de
Salm : Bouton de rose.
Garât la chantait avec ce
charme qui en faisait un
diseur incomparable :
Bouton de rose,
Tu seras plus heureux que moi.
Car je te destine à ma Rose,
Et ma Rose est ainsi que toi,
Bouton de rose !
Mais Garât ne fut pas
seulement un admirable
chanteur, il fut encore un
compositeur de talent. Il
est ^•rai qu à peine en ce
monde, il put former son
goût musical en écoutant
chantersa nourrice, douée
d'unevoix superbe, qu'elle
maniait avec goût. L en-
fant a\ait-il à souffrir et à
pleurer, la nourrice en-
tonnait un chant de son
pays, et l'enfant, ravi, arrêtait ses san-
glots pour écouter.
Que l'anecdote soit vraie ou fausse,
il n'en est pas moins certain que Garât
fut un des plus parfaits chanteurs de
son temps et de tous les temps; nul n'a
mis plus d'art dans le fini de l'exé-
cution, dans le relief du détail, dans
les nuances de la mélodie. Et il chantait
a\ec autant de goût les œuvres des
autres que ses propres romances :
Bélisaire, Le Chevrter, Je t'aime tanl!
Son orgueil et sa fierté sont restés
célèbres. A une soirée, chez M""^ de
Staël, comme on le priait de se mettre
au piano, au moment même où des
domestiques faisaient passer devant les
convives des plateaux pleins de rafraî-
chissements. (( Je ne chante jamais au
café », répondit-il dignement
VIEILLES ROMANCES! VIEILLES LITHOGRAPHIES!
L'âge, en lui enlevant sa belle voix,
n'éteignit pas son orgueil. Un jour où
il causait avec un de ses amis, sur une
place publique, il s'interrompit brus-
quement, pour s'écrier, en montrant
les promeneurs passer indifférents près
de lui : » Ah I les ingrats! Il y a trente
ans. tout le monde eût remarqué la
nouvelle forme de hottes que je viens
d'adopterl »
Plantade père fut l'émule de Garât;
ses compositions musicales se distin-
guent par un soin plus précis de l'ac-
compagnement, et certaines balan-
cèrent la vogue de celles de Garât. 11
suffit de citer le titre de quelques-unes
pour indiquer la tendance sentimentale
de ces productions : Ma Peine a devance
l'aurore, Languir d'amour, gémir de ton
silence! Le Jour s'élève, amour lu ins-
pire.' Mais son chef-
d'œuvre est la célèbre ro-
mance : Te bien aimer, ô
ma chère Zélie ! L,3 vogue
de cette petite perle mu-
sicale lui ouvrit tous les
salons, et plus tard, la
reine llortense en fit son
maître de chapelle.
Un harpiste de talent,
Dalvimare, homme du
monde et musicien con-
sommé, devint le Garât
du premier empire. De sa
plume facile jaillissaient à
flots de doucereuses mé-
lodies qui faisaient se
pâmer les coquettes de
1806 à 1808. C'était l'épo-
que où l'amour et la
guerre faisaient excellent
ménage, et Dalvimare
était trop habile pour ne
pas profiter du goût de
son temps. Les titres de
ses compositions disent
assez leur genre : Un
jeune troubadour qui
chante et fait la guerre !
Mon cœur soupire! Prêt
à partir pour la rive africaine.
V^ers cette même époque, le compo-
siteur Choron publia une romance qui
fit le tour du monde et se vendit en
deux ans à plus de vingt mille exem-
plaires. Llle avait pour titre: La Senti-
nelle:
L'astre des nuits de son paisible éclat
Lançait des feu.\ sur les tentes de France,
Non loin du camp, un jeune et beau soldat
.\insi chantait, appuyé sur sa lance:
.\llez ! Volez! Zéphyr joyeux
Portez mes chants vers ma patrie,
Dites que je veille en ces lieu.x
r^our la gloire et pour mon amie !
Cet excellent Choron était si radieux
du succès de son œuvre qu'il signait:
(( Alexandre Choron, auteur de La
Sentinelle ». Et un soir qu'il passait sur
le boulevard du Temple, indigné d'cn-
///'
/Vi /.*/,. //<•/>/!■ .Mo
".»
n.\| „.,.,».• j-.Oc.»»^
■ ^'-k 0 rr T i i'ï ^
VIiriI.LES ROMANCES VIEILLES LITHOGRAPHIES:
AUX £\ERa\L"cAMBR ONnE
K
//l'J//r/^'t
<)
// rfa.
iauntVc t't 0 /*^.' J.oi(rttaitc'U(i ,
^ _p^R_\. Ma^u^ir':H^Q>-,v."(^
tendre un aveugle écorcher l'air
célèbre, il lui arrache le \iolon des
mains, en lui disant: <■ Qui ta permis
de défigurer ainsi un chef-d'œuvre >
Tiens. \oilà div francs, mais à condi-
tion que tu apprendras à mieux jouer
un air que toute l'I'Iurope sait par
cœur! »
Avec Blangini, nous sommes encore
sous le premier empire. JCnthousiaste
comme tous les artistes italiens, chan-
teur et compositeur, Blangini eut tous
les succès. Les plus grandes dames se
disputaient sa présence dans leurs
salons. La belle Pauline liorghèse se
mit de la partie et le nomma directeur
de sa musique; mais le lendemain,
l'impératrice Joséphine donnait au
maestro le titre en\ié de compositeur
de la Chambre impériale. .Mors.
Pauline, tout comme
une simple archidu-
chesse, enleva son pro-
fesseur de musique et
ils allèrent roucouler
sous le ciel azuré de
Nice. (( Ce fut le plus
beau duo de ma vie »,
disait plus tard Blan-
gini en parlant de ces
heures fortunées.
-Mais Pauline, en sa
qualité de jolie femme,
était fantasque et capri-
cieuse. Elle voulait le
beau chanteur pour elle
seule et n'acceptait au-
cun partage. Un soir où
elle attendait sa venue,
elle apprend qu'il est
chez le préfet de Nice,
où une nombreuse assis-
tance l'écoute et l'ap-
plaudit. Outrée de ja-
lousie, elle l'envoie aus-
sitôt chercher avec ordre
de tout quitter et de ve-
nir sur l'heure. Blangini
dut interrompre son
morceau et la princesse
Borghèse eut, pour elle seule, la fin de
la romance.
Plus tard, Blangini, retiré du monde.
\écut ses dernières années dans un
coin solitaire de la forêt d'Orléans, au
milieu de ses souvenirs et de son vio-
loncelle, avec, devant lui, le portrait au
pastel de la belle Pauline. Il a laissé
une centaine de romances, dont la plus
célèbre, est: // /'jiil partir, le iiicncsliel
r ordonne !
11 ne nous est pas permis de quitter
le premier empire sans donner une
petite place à la blonde et charmante
llortense de Beauharnais.
Reine malgré elle, mariée à un
homme qu'elle n'aimait pas, llor-
tense cherchait à oublier ses tris-
tesses dans le culte de la musique et
de la peinture.
VlKlLLf:S ROMANCES! VIEILLES LITHOGRAPHIES!
L année même où naissait le roi
de Rome, la reine de Hollande fai-
sait connaître à ses amis la romance
qui devait être le chant national
du second empire : Partant pour la
Syrie^ sur les paroles du comte de
La borde.
Parmi les inspirations musicales de
la reine Hortense, non dépourvues de
f^râce, signalons encore : Vous me quit-
tez pour aller à la gloire ! Colin se plaint
de ma rigueur et surtout : Reposez-vous^
bon chevalier^ regardé comme la meil-
leure de ses mélodies.
La reine composait ses romances le
matin, seule dans son salon ; le soir, elle
les faisait entendre à ses intimes.
Lorsqu'elle chanta : P.eposez-vous^
h o n c h evalier ! pi u-
sieurs de ses amis en
trou\èrent la musique
assez médiocre: la
reine fut sur le point de
déchirer son morceau,
lorsque Carbonnel con-
sulté déclara que cette
mélodie était une des
meilleures inspirations
de la reine.
Le Bon chevalier était
sauvé!
Nous voici a la Res-
tauration.
La romance trou-
badour est abandon-
née et sur ses ruines,
tleurit la romance de
pur sentiment, cultivée
par trois compositeurs
célèbres en ce genre :
Romagnesi, Amédée de
Beauplan, Edouard Bru-
guière et par une femme
digne d'être placée près
deux: Pauline Du-
chambgc.
La verve mélodique
et pleurnicheuse de Ro-
magnesi a donné nais-
sance à plus de trois
c:nts romances, qu'il chantait lui-
même, en pleurant de vraies larmes
et en en taisant répandre davantage
encore.
La plupart eurent leur heure
de \ogue, telles : Depuis longtemps
j aimais Adèle ! Ce que j éprouve en
vous voyant ! Le Champ d Asile ! Gloire
et Bonheur! Elles sont aujourd'hui
oubliées.
Amédée de Beauplan, homme du
monde et artiste de valeur, tour à tour
peintre, écrivain, romancier, ^aude-
villiste, a eu la gloire de signer une de
ces romances célèbres que les douai-
rières fredonnent encore de leurs
lèvres pâlies, en souvenir de leurs
jeunes ans. Cette heureuse romance
M-
-1 '1 b
i^")i(ii-on\o Jilninkn
26
VIEILLES ROMANCES! VIEILLES LITHOGRAPHIES!
S appelle : Dormez, chères amours !
Reposons-nous ici tous deux.
Goûtons le charme de ces lieux.
Qu'un dou.v sommeil ferme nos yeu.x,
Quele bruit de l'onde se mêle
.^u.x doux accents de Philomclc !
Dormez, dormez, chères amours !
Pour vous je veillerai toujuurs!
Dormez! dormez! chères amours!
l.)ormez ! dormez !
Pour vous je \eillcrai toujouis!
Tout cela ne dit pas grand'chose,
mais c'est peut-être une des causes du
succès. Le \ ague de l'âme et des mots
citait alors à la mode.
Une autre romance d Amédée de
Beauplan : Bonheur desc revoir e,u.\. pres-
que autant de vogue que la précédente.
Il est vraique la Malibran l'interprétait.
Edouard Hruguière a été plus senti-
mental encore que les précédents:
Laissez-moi le pleurer, ma
mère ! a fait répandre des
torrents de larmes ! Mon
léger Bateau. Ma tante
Marguerite^ firent moins
pleurer, mais eurent pres-
que autant de succès.
M""'PaulineDuchambge
fut l'amie et la collabora-
trice de M""" Desbordes-
Valmore. A une époque
où le succès était dans
l'abondance des larmes,
on peut deviner ce que
cette collaboration de
deux femmes sentimen-
tales a pu produire
comme résultats : (( J'ai
composé mes romances
avec mes larmes », a dit
d'ailleursM""'Duchambge
et elles sont, en effet,
l'écho de la douleur
humaine. La Brigantine,
la Séparation, le Bouquet
de bal surtout méritent
la vogue dont ces compo-
sitions ont joui. Nous
allons citer avec d'autant
plus de plaisir deux cou-
plets de cette dernière oeuvre que les
paroles sont une des rares productions,
en ce genre, de Scribe :
Vous partez, brillante et parée
Pour le bal où je n'irai pas,
De vœux et d'hommage entourée
A moi penserez-vous, hélas!
Qu'alors ce bouquet vous rappelle
l'n amant absent et fidèle.
Et si je ne suis pas là,
Mcn bouquet du moins y sera.
l'.llc partit, Iraiche cl brillante
Et les soupirs de mille amants.
Du bal la musique enivrante
iiicntôt égarèrent ses sens.
IvUlcurant à peine la terre
Elle valsait, vive et légère;
Quand soudain minuit sonna,
lù le bouquet n'était plus là.
A côté de ces quatre protagonistes
VIEKXES ROMANCES! VIEILLES Ll T II < )(} RA P II 1 ES !
de la romance sous la Restauration, il
convient de citer Panseron. Berton,
M""" Malibran, qui ont à leur actif
quelques romances agréables et enfin
PoUet, dont le nom est venu jusqu'à
nous grâce à son Fleuve du Tage,
chanté par deux générations au moins.
Fleuve cki Tage,
Je fuis tes bords heureux,
A ton rivage
J'adresse rries adieux.
Rochers, bois de la rive,
Echo, nymphe plaintive,
Adieu, je vais
Vous quitter pour jamais 1
Avec le gouvernement de Juillet,
nous arrivons à l'épanouissement du
romantisme et la romance prend sa
part de ce mouvement général de la lit-
térature et des arts; elle devient moins
larmoyante avec une allure plus élevée
et se hisse parfois jusqu'à des cimes.
Le premier compositeur qui apparaît
à ce moment est Mon-
pou, musicien inégal,
mais parfois heureux.
LA II d a l o u s e ( 1 ' A n d a-
louse de Musset, au teint
bruni) fut son premier
grand succès. Monpou
la vendit à un éditeur
pour vingt-cinq francs
et elle rapporta une pe-
tite fortune à son acqué-
reur. Encouragé par ce
succès, l'artiste continua
à composer soit des ro-
mances, soit des sujets
tout différents. N'a-t-il
pas mis en musique cer-
taines pages des Paroles
d'un croyant, de Lamen-
nais, ou des scènes de
Shakespeare? Mais ceci
ne l'a pas porté à la pos-
térité; heureusement
Monpou a fait l'Anda-
louse et le Fou de Tolède.
Qui ne connaît ces
vers célèbres, encor^
parfois cités aujourd'hui, de cette dei-
nière romance :
Le vent qui souffle à travers la montagne
Me rendra fou, oui, me rendra fou r
Masini est le musicien des sentiments
mélancoliques, alliés à la morbidcsse
italienne; c'est un second Romagnesi.
dans une note plus élevée. Ses albums
se vendaient à foison dans les salons
de la financeoude la haute bourgeoisie
et l'on y applaudissait tour à tour :
Une chanson bretonne. Dieu m' a conduit
vers vous! Oit va mon âme? La sœur des
anges.
Barateau, poète aimable et gracieu.x,
a écrit les paroles de la plupart des
romances de Masini : toutelois, La
sœur des Anges — je dois le dire à la
louange de Barateau — n'est pas de
lui, mais d'une certaine M"'' Aricie
Carrié : je tiens à en donner ici le pre-
.,'Vl*'.^2!*'j^'-iîil-'»'O.V'<-„
y V 1
VIEILLES ROMANCES! VIEILLES LITHOGRAPHIES'
mier couplet, comme spécimen d'une
littérature étrange :
Es- tu la sœur des anges,
Trop divine pour nous!
Toi qui de nos louanges
Fuis le charme si doux!
Et veux-tu, solitaire,
Effeuiller mes beaux jours
Quand tu restes fidèle
Aux célestes amours!!!
Cette jeune personne qui, solitaire,
effeuille les beaux jours (de qui. mon
Dieu?-) tout en restant fidèle aux célestes
amours, m'a souvent fait rêver. J'ai
d'ailleurs renoncé, depuis longtemps,
à approfondir le sens de ce mystère.
Mais l'époque aimait ces sentimen-
talités vagues et ces types de jeunes
filles angéliques ou même archangé-
liques. Il fallait sacrifier à ce genre
pour réussir. C'est ce que fit Labarre
en donnant le jour à cette Jeune fille
■iiix yeux noirs, dont le succès fut triom-
phal ! Ah l'heureux temps où les jeunes
filles, après avoir rêvé de célestes
amours, restaient encore sublimes dans
leurs terrestres affections, comme l'hé-
ro'ine chantée par Labarre.
— Jeune lillc aux yeux noirs, tu régnes sur mon
Tiens! \ oila des croix d"or, des anneaux, des
colliers,
f-)es chevaliers ainsi m"ont exprimé leur
nlamme,
th hicn : j'ai méprisé l'ofl're des chevaliers!
La fortune
Importune
-Me parait
Sans attrait !
Sur la terre
Il n'est guér^
\)c hcau jour
Sans l'amour !
Des prélats offrent en \ain des palais
et des villas à la jeune fille aux yeux
noirs; mais vient un proscrit:
(' Toi seul », me disait-il (( peut
calmer ma tristesse. »
Kt j'ai dit au proscrit: (( Moi, je sui-
\rai tes pas ! »
ileuieux! liicnheureux temps!
Tout à fait touchante aussi est la
Pauvre Négresse du même Labarre,
qui fait mouiller bien des paupières. Ce
compositeur était aussi un harpiste
fort distingué et sa femme chantait,
d'une voix agréable, les mélodies de
son mari! C'était un couple assorti.
Grisar, auteur de jolis opéras-comi-
ques qui se jouent encore çàet là, était
peu connu lorsqu'il donna La Folle.
Toutes les belles dames se pâmèrent
en entendant Nourrit et M""^ Malibran
chanter, avec leur grand talent, cette
page magistrale de Grisar, bien supé-
rieure à l'habituelle romance, et qui
n est pas encore oubliée :
Tra la la! Tra la la!
Quel est donc cet airr
Frédéric Bérat n'a rien fait pouvant
se comparer à La Folle, mais ses
romancinettes sont plaisantes et tou-
chantes. Qui ne connaît au moins de
nom : La Lisette de Béranger ! Mon
petit cochon de Barbarie! C'est demain
qu'il arrive! et surtout Ma Normandie !
dont trente mille exemplaires se ven-
dirent en quelques années:
Quand tout renaît à l'espérance
Et que l'hiver fuit loin de nous.
Sous le beau ciel de notre l'-pance,
(,)uand le soleil devient plus doux,
(,)uand la nature est reverdie,
Quand l'hirondelle est de retour,
J'aime à revoir ma Normandie,
C'est le pays qui m'a donne le jour.
.Mais voici qu'apparaît une blonde et
frêle jeune fille, chantant elle-même
dans les salons, ses romances honnêtes,
toutes pleines du bonheur familial, de
la lésignation à la Providence, d'amour
du travail. Pendant dix ans, la char-
mante Lo'isa Puget \a régner en sou-
\ eraine dans le monde des salons et des
concerts. Ses albums, ornés de jolies
lithographies, apparaissaient, chaque
année, avec lepremierjanvieret allaient
faire pleurer les cœurs sensibles des
deux mondes! Oue de paupières elle a
VIEILLES ROMANCES! VIEILLES LITHOGRAPHIES
2Li
fait mouiller cette excellente Loïsa
Puget rien qu'avec la romance célèbre :
A la Grâce de Dieu! Mais elle en a
d'autres dans cette note touchante:
l'Ave Maria^ l'Angélus dusoii\, la Béné-
diction d'un père et ce Soleil de ma
Bretagne, aux accents si pénétrants:
La mer m'attend, je veux partir demain.
Sœur, laisse-moi, j'ai vingt ans, je suis homme,
Je suis Breton et je suis gentilhomme.
Sur l'Océan je ferai mon chemin !
Mais si tu pars, mon frère
Que ferai-je sur terre.-
Toute ma vie à moi,
Tu sais bien que c'est toi.
Oh ! ne va pas loin de notre berceau ;
Reste avec moi, ta sœur et ta compagne.
On vit heureux à la montagne
Et puis, de la Bretagne,
Le soleil est si beau !
l'influence exercée par ce genre au
xix'' siècle : Beethoven, Meyerbeer,
Rossini, Boïeldieu, Méhul qui a laissé
quelques romances au titre trop bizarre
pour n'être pas mentionnées ici : Julie
et Volmar ou le supplice de deux amants !
Le chien victime desa fidélité ! L'orphelin
adopté par sa nourrice! Laver gne ou
r héro'ine de l amour conjugal ! Loizerolles
ou le triomphe de l'amour paternel !
C'est à propos des romances de
Méhul qu'un prospectus disait :
(( La romance, comme une jeune
femme éplorée, doit parcourir la
France, gémir sur le tombeau des
victimes de la tyrannie et, la harpe
en main, consoler leurs ombres plain-
tives par des chants douloureux. »
L'auteur de ces nobles
sentiments, si bien expri-
més, était Gustave Le-
moine. C'est lui qui a
écrit les paroles de pres-
que toutes les romances
de Loïsa Puget. La jeune
fille l'en récompensa en
lui donnant sa main et
cette collaboration intime
fut féconde en œuvres
délicates.
Sur ce nom de Loïsa
Puget, nous pourrions
nous arrêter, mais com-
ment ne pas citer tout au
moins Thys, Lagoanère,
Vogel, l'auteur de VAnge
Déchu, Reber, Nieder-
meyer, Ilenrion, Etienne
Arnaud enfin, auteur de
cette Jenny l'ouvrière, (( au
cœur content, content
de peu », passée en pro-
verbe.
Comment ne pas rap-
peler d'autres noms plus
glorieux encore, car les
plus grands compositeurs
se sont essayés à la ro-
mance, ce qui montre
LE LANGAGE DES YEUX
y
X-
-.iwi-m nRKiiNi.AY
F.iASfil
au mé^t Auieur Aliuutt (t ileloiir'
v>
VIEILLES ROMANCESl VIEILLES LITHOGRAPHIES!
nouveau s'épanouissait,
qui allait de\enir son
compagnon de gloire :
la lithographie.
L'estampe, lilhogra-
phiée. ornant la pre-
mière page d'un mor-
ceau de musique, fit son
apparition sous le pre-
mier empire. La reine
Hortense fut. dit-on, la
première à avoir usé de
ce procédé pour ses ro-
mances.
Sous la Restaura-
tion, la lithographie fît
des progrès remarqua-
bles et fut adoptée par
les plus grands peintres
de l'époque. Goya, les
\'ernet, Géricault, Dela-
croix, puis, plus tard.
Noble, mais difficile
destinée tout de même.'
que la romance ainsi
comprise.
Avec le second em-
pire sonne le glas de la ro-
mance! Sans doute,'elle
ne disparaîtra pas com-
plètement, mais entre
les mélodies d'une part,
la chanson et la chan-
sonnette de l'autre, elle
sera comme submergée.
Sans doute, sa vogue
d'antan reOeurira-t-elle
quelque jour et pleu-
rera-t-on encore aux
accents plaintifs d'un
Komagncsi ou d une
Lo'isa Pugct, mais ces
temps sont encore loin-
tains.
Au moment même
où, sous la Kestauia-
tion, la romance prenait
son plein essor, un art
~±J iftt^ffA ^.jt 6.)ij,oiri.i uni' oui fit' |.>»i»tii>iii(V .Mil. .m .' 'l'iiillv
I .• I..11I U.-.<i.illi .1 l).-.(„- ' ~->>^
('(''.Vi , >,, ,>».,..... >.., .''n .1: r
f/// ///,
VIEILLES ROMANCES! VIEILLES LITHOGRAPHIES!
3'
Decamp, Célestin Nanteuil, Isabey,De-
véria, Charlet, Gavarni, Raffet, bien
d'autres encore, ont fait de véritables
petitschefs-d'œuvre de lithographie, et
c'est un délicieux passe temps de par-
courir les romances [ou les albums des
compositeurs de la première moitié du
dix-neuvième siècle. Parfois, la lithogra-
phiedonne sanote joyeuse ou s'attaque
à l'actualité, soit politique, soit pitto-
resque,et ellenous laissealorsdes docu-
ments curieux et pleins d'intérêt, dont
nous donnons quelques spécimens.
Mais — co'incidence étrange — en
même temps que succombait la ro-
mance, déclinait aussi la lithographie,
de sorte que le second empire est pour
nous une barrière que nous ne fran-
chirons pas. D'ailleurs, le titre lui-
même de ce travail nous le défend.
Georges de Dubor.
I oM i'.i; ! hl N \ |M>| ION \ ^(>\ Il I
^V. ,i<"
< <^< <■< <<^<T< < ^ <- <• <r {>-<:■ .r <■
LES MOINES
Dans le blanc monastère ignoré de la foule,
Les moines, durs témoins des âges féodaux,
Trempent sept fois leur âme aux mystiques credo.
Et leur stagnante vie en prières s'écoule.
Saignant sous le cilice et suant sous la coule
Ils retournent la glèbe et portent des fardeaux.
Puis, devant l'autel d'or courbant leur large dos,
Longtemps joignent leurs mains qu'excoria l'am-
poule
Car l'éternel Satan, sous leurs arceaux niché,
Bat d'une aile invisible, au soir de leurs journées
Et fait rougir parfois leurs faces décharnées;
Et dans leurs cœurs d'enfant qu'assiège le péch
Ils entendent toujours, creusant de scjmbrcs i-outes
Les coups sourds de la chaii' cl la apc du doute
-Marc Lkokaxr.
HA3TINGS VUE DE LA PLAGE PRISE DE LA JETEE
PLAGES ANGLAISES
(comtés de KENT ET DE SUSSEx)
I
L'Anglais, c'est une justice à lui
rendre, est chez lui tout autre que sur
le continent; il se montre accueillant
et cordial avec les étrangers, et l'ex-
plication en est simple, conforme à la
définition psychologique et morale de
John Bull : il veut être partout chez
lui, partout le maître. Nécessairement
quand il vient chez vous, il affirme sa
prise de possession par le sans-gêne;
quand vous allez chez lui, il démontre
qu'il est le maître par la courtoisie de
son accueil.
i'2t l'un des plus grands charmes de
sa conduite envers l'hôte, c'est la li-
berté parfaite qu'il lui laisse. Si son
XVIII. — ^,
égoïsme proverbial lui fait une règle de
ne sacrifier que le moins possible de
ses aises et de son indépendance, le
libéralisme profond de son esprit lui
trace le devoir d'une discrétion par-
faite : on ne \ous demande que d'être
correct, de ne choquer point les usages
et de vous conformer à la loi. Pour le
reste, à votre guise.
Ajoutez que, si l'on sait s'y prendre,
se faire bien adresser, l'on trouve sur
le sol anglais, même à Londres, même
dans les stations de bains de mer, des
arrangements économiques et confor-
tables.
Voilà de suffisantes laisons du pro-
gressif mouvement d'immigration des
Français sur la côte anglaise en la belle
31
PLAGES ANGLAISES
saison; mais encore n'était-il pas inop-
portun de définir létat d'esprit qui
préside aux relations actuelles des deux
peuples.
II
Tout naturellement, la plus proche
partie du littoral britannique est aussi
la plus fréquentée par les Français,
touristes ou résidents temporaires.
Elle comprend la partie inférieure de la
côte occidentale, depuis l'estuaire de la
Tamise jusqu'à Folkestone et la section
de la côte méridionale entre Rye bay,
à l'embouchure de la rivière Rothe. et
Bnghton. soit le bord de mer des
comtés de Kent et de Sussex.
L aspect de la côte de la plage n'est
pas tout à fait le même au-dessus et
au-dessous de Douvres. La falaise iné-
gale s'abaisse de plus en plus en se
dirigeant au Nord ; elle disparait
presque totalement après avoir con-
tourné la pointe du cap North Fore-
land : dans la direction opposée, elle se
relève jusqu'à des altitudes de 40
et 50 mètres, en se creusant par
intervalles de profonds vallons plus
ou moins larges. — analogie frappante
avec le régime des falaises normandes
entre le Tréport et le Havre.
De la Tamise jusqu'à Deal, en avant
de Douvres, la plage est de sable; au-
dessous, en même temps qu'elle s'in-
fléchit vers le Sud, sa constitution
change ; elle est, non pas de galet, mais
de gravier (heecU) rougeâtre et plat,
pour la plus grande partie.
Les principales stations de bains de
mer situées sur ce contour sont, en
descendant du Nord au Sud, Margate,
Broadstairs, Ramsgate,Deal, Douvres,
Folkestone, Ilaslings-Saint-Leonard's,
Eastbournc et Brighton.
Chacune des cités maritimes les plus
fréquentées a sans doute son cachet
particulier, tant à cause de sa topo-
ghirapc (|uccle sa clientèle. Broadstairs.
plus petit, est plus élégant que .Mar-
gate qui l'est déjà moins queRamsgate;
Hastings est plus aristocratique; East-
bourne l'est tout à fait. Cependant le
caractère général de la vie extérieui'e
est à peu près le même partout. Il est
fort différent du régime que présente
une plage française, même de celles
qu'on appelle vulgairement « petits
trous pas cher )).
La distraction cependant ne fait pas
défaut. En première ligne, il faut
inscrire la musique. L'Anglais l'aime
fort. Toute ville de bains de mer qui
prétend êtrx prise en considération,
engage pour la saison, une military
band. Ce n'est pas, comme on pour--
rait le croire au premier coup d'œil
jeté sur le costume des musiciens, une
musique de i-égiment; c'est une com-
pagnie formée par un chef, sur le type
des musiques militaires, les seules qui,
pour la puissance de son des instru-
ments associés, se fassent bien entendre
en plein air, surtout au bord de la
mer. Trois fois par jour, il y a concert
gratuit : avant midi, après midi, et le
soir. Chaque séance de musique attire
sur la promenade ou au parc une foule
nombr^euse; ceux qui veulent s'asseoir
paient leur place sur les bancs ou la
location d'une chaise ou d'un fauteuil-
parasol : coût 10 ou 20 centimes. Ces
military bands, souvent excellentes, ne
comptent pas moins de trente à cin-
quante exécutants.
La multiplicité des concerts publics
n'empêche pas de nombreuses séances
de musique en des salles de théâtre ou
des halls spéciaux. Les repi'ésentations
théâtrales sont quotidiennes et font
alterner, de semaine en semaine, la
comédie, le drame, l'opérette ou
l'opéra. Ce sont quatre troupes ou
compagnies qui se succèdent en exploi-
tant à tour de rôle les scènes de la côte.
Elles sont, le plus souvent, assez
bonnes, et jouent les pièces qui ont
réussi à Londres, lesquelles, sous le
démarquage et à tra\ers le mcl.inge de
PLAGES ANGLAISES
35
chant, de danses et d'excentricités cher
au goût anghiis, restent maintes fois
reconnaissables comme productions
françaises.
La ville anglaise de bains de mer
possède un double agrément qui lui est
propre : sa promenade bitumée sur le
c/z///l falaise) et son parc.
La faveur de la nature a été bien
utilisée par le sens pratique de
l'homme : la région de la falaise, plus
consistante et bien moins battue des
flots que sur la côte du pays de Caux
et du pays de Bray, a permis d'établir
sur la plateforme crayeuse ou rocheuse,
de vastes promenades bitumées tout
au bord de la mer; souvent on leur
donne le nom de parade; tout le long,
règne un garde-fou à barreaux assez
rapprochés pour prévenir tout accident.
Le travail se prolonge d'une ville à
l'autre, et l'on peut suivre ainsi le bord
de la mer du Nord, sur une voie excel-
lente et sûre, pendant des kilomètres;
bientôt l'on pourra, sans quitter de
l'œil le magnifique spectacle de la mer
sillonnée de navires, aller de Margate
à Ramsgate — une dizaine de kilo-
mètres. — Semblablemcnt, de l'extré-
mité est de tiastings à l'extrémité
ouest de Sheinard, c'est une pareille
promenade : il n'y est de comparable
que la promenade des Anglais, à Nice,
bientôt prolongée jusqu'au champ de
courses, au tournant de la cité de la
Baie des Anges.
Les parcs sont de délicieux jardins
publics, habilement dessinés, plantés
d'arbres magnifiques, ornés de fleurs
entretenues et renouvelées avec un
som incessant ; des pelouses gracieuses
y sont ménagées pour les jeux des
enfants et des jeunes gens. Un kiosque
de musique y est toujours édifié, un des
trois concerts de la journée se donne
là; plusieurs fois dans la saison, la
municipalité y organise une fête vespé-
rale, — on ne dirait pas nocturne,
car elle se termine habituellement
Ncrs onze heures. I^'entrée, sans
doute, n'est pas gratuite; mais le
prix n'est pas élevé, il varie de six
pence à un shelling (de o fr. 60 c. à
I fr. 2^). Toujours les enfants au-des-
sous de douze ans, comme sur les
chemins de fer et sur les bateaux,
paient seulement demi-tarif. La Dane
Park de Margali a une étendue de 33
acres (i);à Ramsgate, Elligton Park
n'a qu'une superficie de 12 acres, mais
les perspectives et les sinuosités des
allées semblent la doubler; le parc de
Ilastings est tout en longueur, mais
d'une variété de points de vue et d'une
richesse florale tout à fait charmantes,
qui compensent son étroitesse; il n'en
couvre pas moins soixante-dix-sept
acres en forme de L. Inauguré en 1882
par le prince et la princesse de Galles,
il fut baptisé Alexandra Park, du nom
delà gracieuse altesse, aujourd'hui la
reine.
Ce sont des lieux exquis de prome-
nade et de repos; ils vous rendent la
campagne au bord de la mer, et vous
permettent de jouir de l'air pur et du
soleil, même les jours où la violence du
vent vous chasse de la plage et de la
parade.
La plage elle-même est le théâtre
d'un spectacle composite et perpétuel :
cela ressemble beaucoup à une foire.
Ici. une espèce de guignol; à côté, une
troupe de chanteurs burlesques' s'égo-
sillant avec accompagnement d'accor-
déon ou de guitare; un peu plus loin,
des acrobates, chanteurs ou sauteurs,
dans le nombre il faut toujours
quelques nègres, authentiques ou
factices. Le public anglais delà plage,
enfants et parents, ne s'amuserait pas
complètement s'il ne voyait quelques
faces noiraudes et quelques paires de
mains noires saillir d un habit blanc ;
là, un groupe de salutistes chante un
cantique et d'autres distribuent de
petits papiers mystiques ; sur divers
points, des prédicateurs impro\isés
(1) L'acre cquivaul à \i<^n mèti'cs carres.
^6
1' L A G E S ANGLAISES
attirent un cercle d'auditeurs patients.
Le plus curieux, c est la physionomie
des spectateurs : elle est partout la
même, devant le guignol, devant les
chanteurs qui se croient comiques ;
devant les acrobates, les salutistes et les
prédicants, même impassibilité. Samu-
sent-ilsr s'ennuient-ils? Vous n'en
saurez rien par leur visage! Cependant
sur tout le sable, comme à Margate, à
Ramsgate, c'est un grouillement d'en-
fants qui pataugent, jupes et pantalons
retroussés jusqu'à mi-cuisses; et, dans
les espaces libres, des galopades d'ânes
le dos chargé de fillettes et de gar-
çonnets.
Uneparticularitéde laplageanglaise.
c est le pier. Entendez par là une
longue jetée métallique s'avançant en
eau profonde : double avantage : pro-
menade attrayante au milieu des flots,
parfois un tantinet émouvante, surtout
pour les âmes timides, quand la mer
est grosse et la vague bondissante ; —
appontement possible en tout temps;
quelle que soit l'heure du flux, un
bateau peut accoster, embarquer et
débarquer passagers et bagages. Iln'est
plus soumis à la nécessité d'attendre
la marée pour entrer au port ou pour
en sortir; il peut faire escale en face
d'une ville qui, comme Saint-Léo-
nard's. comme Eastbourne, n'a point de
port, ou comme Margati et Hastings
n'a qu'un port médiocre et de bas fond.
Le pier est généralement agrémenté
d'un pavillon; on y trou\c des rafraî-
chissements, des sandwichs et des
gâteaux; assez souvent c'est, comme à
Ramsgate, un café chantant où ne se
montre pas la société qui obser\e le
canl\ parfois c'est, comme à Hastings,
un miisïc hall mieux coté. De la qualité
sociale de la clientèle accoutumée de
la station, dépend le caractère du pa\ il-
lon du pier.
Depuis quelques années on a imité
en l''iance les jetées mélalliqucs en
eau profonde : à Trouville, pour le ser-
vice du bateau du IJavre; à Nice pour
installer un pa\illon-théàtre, qui rompt
du reste, de la façon la plus fâcheuse,
la grâce de la ligne de la baie des
Anges.
III
L'Anglais aime la danse non moins
cjue la musique; la danse est presque
toujours l'occasion de flirt; le flirt est
assez souvent le préliminaire des fian-
çailles; il est rare que les fiançailles
n'aboutissent pas au mariage. Et le
mariage semble le but naturel de la
vie en un pays où cependant le nombre
des vieilles filles est plus grand qu'ail-
leurs. Diverses sociétés organisent des
bals par souscriptions. L'étranger,
régulièrement présenté, est admis à
payer sa carte. Mais qu'il prenne bien
garde au classement social de la réu-
nion où il se fait introduire : le voilà
classé lui-même, et sauf exception mo-
tivée par considérations spéciales,
l'admission ici a pour corollaire l'exclu-
sion de là.
Sur ces plages, gciitlcnien et genllc-
zvomen ne se livrent pas ou ne se livrent
guère, comme font sur nos côtes les
personnes de bonne condition, à la
pêche aux crevettes, à la cueillette des
moules ou à la chasse aux crabes et aux
équilles. Un scrupule en détourne
l'Anglaise : cet exercice exige qu'elle
retrousse ses jupes et montre ses
jambes. — Elle se baigne pourtant > —
Oui. et nous allons dans un instant
voir comment.
Peut-être bien aussi le ri\ âge ne se
prête pas à ce sport maritime. En cer-
tains points, telle la baie de Pegwell,
entre Ramsgate et Sandwich, les sables
mouvants sont un péril mortel; ail-
leurs, vers le Sud, la pente est rapide;
et à quelques mètres de la bordure où
expire le flot, on perd pied.
l'^n compensation, nous a\ez l'excur-
sion facile en mer et sur terre. Tous
les jours, sur chaque plage, qu'elle ait
PLAGES ANGLAISES
37
OU non un port, des bateaux, soit à
voile, soit à vapeur, entreprennent une
course plus ou moins longue. Le navire
est ordinairement de bonne construc-
tion et d aménagement confortable ou
tout au moins suffisant. Le prix du
passage varie entre un et cinq ou six
shellings, selon la durée et la distance.
Par exemple de Margate à Boulogne,
ou Calais, ou Ostende en première
classe, aller et retour sur la Marguerite^
y fr. 50: traversée en chaque sens, de
Les excursions en voiture dans les
environs, et même à d'assez longues
distances, sont organisées, partout de
façon pratique. Tous les jours, à
heures fixes, d'un point déterminé
partent les coachs, soit mails, soit
breaks à quatre ou six chevaux, voire
automobiles, chaque voiture a son
itinéraire; pour les grandes excur-
sions, un jour de la semaine est affecté
régulièrement à celle-ci, à celle-là; le
tableau en est dressé, distribué a qui
LA jetp:e d eastbourne
deux heures et demie à trois heures;
entre Margate et Londres, — aller et
retour — par la Tamise : 8 fr. 2^ ; entre
1 lastings et Eastbourne, — sur le stea-
mer Alexandre, selon l'heure, 1 fr. 7^
ou -' fr. 50, aller et retour; — r entre
llastings et Brighton, aller et retour
2 fr. 50; — entre llastings et Bou-
logne, aller et retour, 8 fr. 7s. — Et de
même, les steamers et les voiliers, dans
les prix analogues et proportionnels
aux distances, font la navette alter-
nativement entre Dou\rcs, Deal et
Rajnsgate.ou Dousreset llastings, etc.
veut. Et le prix de la promenade \aric
de un à cinq shellings. A llastings
l'excursion la plus dispendieuse coûte
ce dernier prix, soit 6 fr. 2^ ; elle
comprend un tour de plus de quarante
kilomètres à tra\ers de ravissants pay-
sages et la visite de monuments inté-
ressants; elle mène par le château de
Ilurstmonceuse, Battle .\bbey — le
lieu de la bataille gagnée par Guil-
laume le Conquérant, et où fut érigée
r.\bbaye, — et ramène par le magni-
fique parc du comte d'Ashburnham.
(^est la moitié d'un jour employé.
3«
PLAGES ANGLAISES
Certes la campagne anglaise mérite
d'être vue, admirée. Mais au moins les
Anglais savent en exploiter la beauté
tout en procurant au touriste, au bai-
gneur, l'agrément de la visiter : — la
campagne française aux abords de nos
côtes ne manque ni de charme, ni de
pittoresque, ni de monuments. C'est le
Français qui manque d'initiative pour
organiser le coche. — Sur la côte de
Nice et de Menton, le service d'excur-
sions en voiture fonctionne : il est éta-
bli et exploité par des Anglais.
11 s'en faut du reste que la beauté
des sites soit égale en tous les environs
des villes de la côte. Dans le comté de
Kent, la zone immédiatement voisine
de la mer n'offre qu'un médiocre inté-
rêt. 11 faut sortir de l'île de Thanet,
aller jusqu'aux abords de Cantorbury
pour trouver le véritable charme des
grands arbres, des molles ondulations
verdoyantes des collines, des eaux
claires. La rivière Stour, qui détache
de la grande terre l'île de Thanet, c'est-
à-dire la pointe Nord-Est du comté. de
lvent,et vient se jeter dans la baie de
Pegwell après avoir arrosé Sandwich,
n'est dans son cours inférieur qu'une
boue liquide, coulant entie des rives
rehaussées en forme de digue jaunâtre,
sans la moindre bordure d'arbres,
même sans gazon. — • Plus bas, Dou-
vres, surmonté de son '\ ieux château-
fort, ses collines et ses \ allons offrent
des aspects plus agréables; à mesure
qu'on s'avance vers le Sussex, la côte
est plus favorisée. A llastings, à East-
born, elle est charmante, accidentée;
le climat plus doux, le soleil plus fré-
quent, moins cuirassé de nuages, y
font jusqu'au bord des flots la végé-
tation luxuriante.
IV
Autre différence notjiblc enlie la
plage anglaise et la plage française;
Vheu7-e du bain n'y est pas le moment
de vie intense et de curiosité plus ou
moins esthétique. N'attribuez pas cela
trop vite ni trop exclusivement à la
pudeur britannique : elle a des relâches.
Elle ne perd pas tout à fait ses droits
apparents sans doute : ils sont le plus
souvent sauvegardés par la séparation
des sexes dans l'eau. Et cela suffit, car
pour le reste vous aurez de l'éton-
nement : en F'rance sur certaines pla-
ges, notamment à Biarritz, à Saint-
Jean-de-Luz, le maillot est proscrit;
le costume en deux parties est obli-
gatoire, pour les hommes comme pour
les dames. Demandez pourquoi,
l'on vous répond : « A cause de la
société anglaise. )) Or, sur la côte d'An-
gleterre, les hommes se baignent en
petit caleçon de natation, tout le corps
nu, sauf le minimum réclamé par la
décence élémentaire; les femmes en un
costume de mince étoffe pareil à une
combinaison, très décolleté, très écour-
té ; la toile ou coton de couleur claire,
qui mouillé se plaque aux formes, les
moule, et à cause du ton de chair du
tissu, semble avoir disparu.
Alors, pourquoi donc pas V heure du
bain ? D'abord, c'est que le bain est à
toute heure. La cabine roulante, mon-
tée sur quatre roues très hautes, et
tirée par un cheval, avance ou recule
selon la marée, et du matin au soir, à
tout moment, au gré du baigneui'. le
mène à l'eau. — Puis autre raison liés
caractéristique : la bonne compagnie
répugne à se baigner en public, elle ne
perd cependant pas le bain de mer.
Toute station balnéaire maritime an-
glaise possède son établissement de
bains clus découvert, pourvu d'une
très vaste piscine de natation [s'ivini-
jiinii^' balls) dont le fond en pente donne
des profondeurs d'eau entie un mètre
et quatre ou cinq mètres; il y a natu-
rellement côté des hommes, côté des
dames ; — le même établissement
comprend des cabines a\ec baignoiies
et a|)|:)aieils de douche pour hydio-
PLAGES ANGLAISES
39
thérapieà l'eau de merchaudeou froide.
Le prix du bain à la plage, cabine
et linge compris, est de six pence
(o fr. 60). Le prix du bain à 1 aqua-
rium, en piscine, avant midi est d un
shelling (i fr. 25), l'après midi, six
pence. Le bain particulier coûte, selon
la classe, un shelling six pence, ou un
shelling : mais vous n'avez droit qu à
quinze minutes.
Aussi ne découvrez-vous pas dans
la mer les plus jolies et les plus dis-
tinguées des misses ou des ladies.
\'ous les apercevez, de bonne heure, le
matin, avant le breakfast, filant d un
pas rapide au swiinmïng hait, et en re-
venant sur le coup de neuf heures,
fraîches, alertes, mises en appétit par
dix minutes de natation en eau froide,
prêtes à faire honneur au poisson
fumé et grillé, aux œufs et au lard
grillé, suivis de marmelade d'oranges,
le tout copieusement arrosé de thé.
Cette piscine d'eau de mer est ali-
mentée et dégorgée par deux énormes
conduits de fonte aboutissant assez
loin sur la plage; une pompe, à l'heure
de la haute mer. aspire la masse d'eau
qui vient emplir le bassin; à la mer
basse, cette eau est rejetée par le même
canal; le bassin est vidé, nettoyé;
deux fois par jour l'eau est renouvelée.
Quel que soit l'état de la mer ou du
ciel, avec le STnmming bail, le bain
est possible tous les jours, même
1 hi\er.
V
il n'est guère de pays en Europe où
le voyage coûte plus cher que dans les
Iles Britanniques. Cependant le trans-
port n'y est pas dispendieux : sur les
chemins de fer, les wagons de 3"" classe
sont habituellement commodes et
propres, et leurs banquettes sont rem-
bourrées; par voie de terre les coachcs
ont des tarifs modérés. Mais l'hôtel est
très dispendieux, même s'il n'est pas
de premier ordre.
Dans les stations de villégiature ma-
ritime, l'hôtel presque toujours sup-
prime pendant la saison, les prix de
pension. Tout se paie en détail, et il
est difficile de se loger et se nourrir
convenablement à moins dune dou-
zaine de shellings, c'est-à-dire quinze
francs.
Aussi, à l'exception de certaines
grandes et opulentes familles, sinstal-
lant en des hôtels presque spéciaux, on
ne séjourne pas à l'hôtel : on y passe.
On vit en boarding hoiise^ — pension
de famille.
Un boarding hoiise bien tenu est une
résidence tout à fait commode et
agréable : on y trouve tous les avan-
tages de l'hôtel, sans en subir les in-
convénients.
Sur toute la côte, il est sinon facile,
du moins possible, de trouver une
bonne pension, dans les prix de vingt-
cinq à trente-cinq shellings par se-
maine, la variation du prix dépend et
de la localité plus ou moins recherc"hée,
et de la situation de la maison, et de la
dimension ou de l'exposition de la
chambre.
L'arrangement se fait à la semaine.
C'est'une commodité dans un sens; le
pensionnaire n'est pas engagé pour
longtemps; s'il n'est pas content, il
peut changer. .Mais le maître ou la
maîtresse de maison n'est pas liée non
plus au delà des sept jours. Alors, si
vous avez affaire à des gens cupides et
peu scrupuleux, apparaît ce risque :
aux moments de grande affluence, —
tels que les jours de Bank-holyday, et
les semaines de cricket ou de régates,
— l'alternative vous est offerte ou de
payer cinq, dix, voire quinze shellings
de plus, ou de partir. Du samedi au
lundi, les cheap-trains dé\ersent de?
flots de londonniens : les boarding
hoiises ont institué sous le nom de
weeck-end (fin de semaine), un arran-
gement spécial à forfait qui assure le
lU.AGKS ANGLAISES
jnr^»^^
.'*i»fl ].■-?■
SUR 1 A PLAGE DF, BRIGIITON
gîte et la table du samedi soir a\ ant le
dîner au lundi après le hreakfast^ pour
un prix mo}'en de 12 à 15 shellings.
Mais il arrive que dans la même
chambre on fasse cohabiter deux, trois,
même quatre personnes qui ne se con-
naissent pas.
Le régime de table comprend nor-
malement le bieakfasl à 9 heur'cs du
matin, composé de poisson grillé ou
fumé, œufs et jambon, ou lard frit ou
grillé (/'jjcon), marmelade dorange ou
confiture de groseilles ou de fraises,
tartines à volonté, thé ou café avec du
lait; l'heure du lunch varie entre une
et deux heures, après-midi : le menu
comporte \ iande rûtiechaude ou fioide.
avec légumes chauds cuits à l'eau,
généralement assortis; pommes de
terre, haricots verts, choux, pudding.
Les variétés de pudding sont innom-
brables, quelques-unes excellentes,
d'autres supportables, et beaucoup
détestables, fromages et biscuits
secs; le thé. entre 4 heures et demie
et 5 heures, comprend, dans les bonnes
maisons, outre des piles de lartmes
beurrées, des tranches de cake, des
biscuits, parfois des fruits, même du
melon, et jusqu'à des crevettes; le
soir, dîner entre sept et huit heures:
potage ou poisson, viande rôtie,
légumes, pudding, fromages, biscuits
secs, confitures ou marmelade ;
après le dîner, au salon, est servi le
café.
Le dimanche, à cause des offices et
de la simplification du service domes-
tique, le dîner est retardé et servi froid.
Il n'apparaît sur la table qu'un plat
de viande, mais il est d'usage que
plusieurs portions soient offertes à
lappétit du pensionnaire.
En léalité. c'est un ordinaire très
honnêtement nutritif. Il va sans dire
qu il s'agit de « bien tomber », comme
on dit vulgairement. On peut pour le
même prix rencontrer le bon, le
meilleur ou le pire. Il est prudent de
s informer et de se faire annoncer. Du
reste, dans les maisons de famille les
mieux ordonnées, on n'est reçu que sur
léférences ou recommandations.
ICt c est fort à |)ropos: la \ie.en ellet.
PLAGES ANGLAISES
malgré la liberté de s'isoler laissée
entière à chacun, prend un caractère
d'intimité, oudumoins de communauté
d'autant plus grand que le nombre des
pensionnaires est restreint, — il est
rare qu'il croisse au delà de quinze à
vingt; tous, sauf encombrement mo-
mentané, mangent à la même table, se
réunissent au salon; on y cause, on
y fait de la musique. Parfois on y
danse; des excursions, des parties de
tennis, decroquet, etc., s'organisent en
commun.
Il est nécessaire, — et c'est en cela
que se décèlent le tact, et, si on peut
dire, le tlair de la maitresse de la
maison, — que rien de trop dissonnant
ne trouble l'harmonie de la petite
colonie.
Bien entendu, dans le prix de pension
n'est pas comprise la boisson autre que
l'eau, si ce n'est le thé, rebreartfast
de cinq heures, et le café du soir: la
bière oulevinsontenextra ; les Anglais,
du reste, n'en boivent presque jamais
pendant le repas. Et comme partout en
pays britannique, le nettoyage des
chaussures se paie à part : un penny
(dix centimes) la paire.
Quant à la combinaison d'un logis
privé, où l'on vivrait à son gré, à la
française, elle n'est pas impraticable,
mais n'offre que des inconvénients à
qui ne parle pas parfaitement la langue
du pays; la plus grande difficulté est
de se faire servir. La question de domes-
tiques, déjà fort épineuse en France,
est devenue en Angleterre un problème
des plus ardus, un casse-tête chinois,
déclarent les maîtresses de maison.
Confortable, agrément, liberté sans
grands frais, c'est la formule qui peut
résumer l'expérience de la résidence
surlacôte anglaise. L'onny estentraîné
malgré soi à aucune dépense somp-
tuaire: tout le nécessaire, tout lutiie
s'y trouve à bon compte. Et maintenant
qui veut le superflu, la fantaisie, le
luxe, ne sera pas en peine de volatiliser
les poiinJs (livres sterling en or) et les
h.mkiiotes. Le luxe y est très cher.
PONTSEVREZ.
■^,
>^?
C . Neurdc-in.
I.E TRONE DE NAPOLlÔON l'^'' AU CHATEAU DE FONTAINEBLEAU
LES TRONES DEUROPE
Connaissez-vous, lecteur, ces vers
mélancoliques de \'illicrs de 1 Isle-
Adam :
Un trftne pour celui qui rêve,
Un tronc est bien sombre aujourd'hui.
Faîte des vanités humaines.
A ses pieds saignent bien des haines!
Souvent, il voile bien des peines :
La fouie obscure reste au seuil.
Sapin couvert d'hermines blanches,
Il a sceptres et lauriers pour branches...
Il est formé de quatre planches
Absolument comme un cercueil 1...
Il semble que ces vers, publiés en
1858, clécri\ent prophéliquenienl ce
trône inachevé que l'on peut voir dans
uncoind'unesalleduchâteau de Cham-
bord, ce trône confectionné vers 1872
par de trop pressés royalistes, et qui
devait être celui dllenri V,ce préten-
dant rêveur, (( prince qui ne régna pas
une heure et qui, en cinquante années
d'e.xil, ne cessa pas une minute d'être
roi, » comme la écrit iienri de Pêne.
Le trône est, pour la masse, le signe
extérieur essentiel de la puissance;
vienne une ré\t)lulion. lun des pre-
miers soins du peuple est de détruire
ce symbole, .\insi le -.'i février 1848,
une bande d'in^^uigés. c(mcluits par un
LES TRONES D'EUROPE
43
capitaine de chasseurs de la dixième
légion nommé Dunoyer, envahit les
Tuileries et pénétra dans la salle
royale ; sur les moulures du trône de
Louis-Philippe, où chaque insurgé
vint s'asseoir, Dunoyer traça ces
mots: (( Le peuple de Paris à l'Europe
entière. Liberté, égalité, fraternité,
24 février 1848. »
Daumier, dans un dessin de la Caricj
titre où il montre un gamin de Pauis vau-
tré dans le fauteuil royal, met dans la
bouche de Ga\roche
ces paroles folâtres et
profondes : (( Cristi 1
Comme on s'enfonce
là-dedans ! ))
Dans l'après-midi
de ce jour, ce même
trône fut promené
dans Paris, au mi-
lieu dune foule en
délire ; il était hissé
au sommet de chaque
barricade et il ser-
vait quelques mi-
nutes de tribune aux
harangueurs popu-
laires. Arrivé place
de la Bastille, au pied
de la colonne, un
ouvrier y mit le feu et
le peuple dansa au-
tour du trône flam-
bant une folle sara-
bande, croyant avoir
aboli à tout jamais la
royauté parce qu'il
en avait détruit le
symbole! Le peuple
a de ces na'ivetés...
Parmi les ti'ôncs
français échappés aux
iureurs des émeu-
tes, à lavindicte des
nouveaux régimes, un des plus re-
marquables estj celui de Napoléon h''',
que l'on peut voir à Fontainebleau.
C'est un confortable fauteuil... empire,
sans grandes prétentions: la particuhi-
rité la plus saillante en est le dossier de
velours, brodé d'un N autour duquel
alternent plaisamment les abeilles im-
périales... et les fleurs de lis de la
royauté 1... 11 est abrité par un dais
magnifique au baldaquin de velours
écarlate semé d'abeilles d'or, aux pans
relevés par deux colonnettes cannelées
surmontées d'une couronne entourée
defeuillesdechêne,au centrede laquelle
on retrouve la lettre N, le tout sommé
de l'aigle impériale enserrant un foudre
SALI.E DU TRONF. AU PAl.AZZO RKALK DlC ROMK
Passons maintenant à ces trônes
d'Lurope que le grand Rmpei'eur fit si
souvent trembler, jusqu au jour où le
sien fut renversé.
Quel est le \éritable [trône d .\n-
44
LES TRONES D'EUROPE
gleterrer... Est-ce la pierre noire de
Westminster qu'on dit être le trône
d'Edouard le Confesseur > Est-ce la
chaise d'Etat qui figure au centre de la
Chambre des lords r Est-ce le fauteuil
doré de Windsor, celui de Saint-James
Li: IRONI. I)E SA feAliMlillL LI-.ON Mil AU VAIICAN
Falacc ou celui de Buckingham, dans
lequel la reine N'ictoria présidait pies-
que louj(jurs les dravnng rooins et les
levées officielles"-... il est assez dillicile
de le déterminer exactement.
Ilexistcencoreauchâteaudc Windsor
un trône bien curieux, une mer\eille du
genre, il est connu sous le nom de Trône
des Paons [Pcicocks Tluone), à cause
des deux paons que l'on peut voir der-
rière, rouant leurs queues. Ils sont en-
tièrement faits de saphirs, d'éme-
raudes, de rubis et d'autres pierres
précieuses, disposées de manière à
donner l'apparence de la vie. Ce trône
a deux mètres de
hauteur et un mètre
cinquante environ de
largeur. Il repose sur
six pieds d'or massif,
incrustés de rubis,
d'émeraudes et de dia-
mants. Il est surmonté
d un dais dor frangé
de perles, soutenu par
douze colonnettes en-
richies de gemmes ra-
res. Entre les paons,
figure un perroquet
grandeur nature, taillé
dans une seule éme-
laude.
De chaque côté du
ti"ône, on peut voir un
parasol — emblème
oriental de la royauté
— fait de ^ elours vio-
let, brodé et frangé
de perles. Les man-
ches de ces parasols
ont près de trois mè-
tres; ils sont en or et
incrustés de diamants.
Ce trône, qui est
celui des anciens ma-
harajahs de Delhi, a
été estimé la bagatelle
de cinq millions de
livres sterling, soit, en
langue française cent
\ingt-cinq millions de francs!...
La salle du Trône du palais impérial
de Berlin est une des plus magnifiques
qu'il soit possible de voir; les trônes —
car ils sont deux, celui de l'Empereur et
celui de l'Impératrice — - sont des
espèces de tabourets en X, d'argent
massif, protégés par un baldaquin
somptueux tout brodé d'aigles et de
LES TRONES IVEUKOPE
^5
couronnes. Derrière ces sièges, on
aperçoit le large bouclier d'argent
artistiquement travaillé, offert par
les habitants de Berlin à Frédéric-
Guillaume IV.
On montre encore à Berlin un autre
trône, d'allure plus
souveraine. Bien qu il
soit véritablement
admirable par le fini
de ses torsades, de ses
guillochures, des fi-
gures de gnomes qui
en forment les bras, il
est d'un aspect un peu
lourd, un peu... alle-
mand: la couronne
impériale, soutenue
par deux aigles, le
surmonte.
L'Empereur de Rus-
sie possède de nom-
breux trônes, presque
tous d'inestimable va-
leur. Un des plus inté-
ressants est celui qui
figure à Moscou, dans
le palais du Kremlin.
Il fut offert au tsar
Alexis, en l'année 1660.
par un grand seigneur
persan.
11 est en or massil.
incrusté de milliers de
pierres précieuses et de
plaques d'ivoire mer-
veilleusement travail-
lées. Il y a eu de nom-
breuses controverses
entre savants, à pro-
pos de la nationa-
lité des artistes qui ont produit cette
œuvre d'art. Quelques-uns croient que
ce trône a été fait en Russie, alors que
d'autres assurent qu'il est d'un travail
purement oriental. D'aucuns, accordant
les deux opinions, disent qu'il est à la
fois de fabrication persane et slave : le
trône même aurait été fait à Moscou, et
les ornements viendraient de Téhéran.
Au sommet 'on peut voir l'aigle à deux
têtes des Romanoff, soutenu par deux
anges : ces dernières figures se retrou-
vent, on le 'sait, dans les anciennes
armoiries des rois de France.
11 est extrêmement difficile de se pro-
LE IRONE UE I." EMl'ER EU K D A U 1 H 1 CU i: .\ .M1U.\.M.\K
curer, à cause du cjnl qui règne sou-
verainement à la Cour Impériale de
Vienne, des photographies du trône
d'Autriche. Voici, par contre, une re-
production du trône qui ligure dans la
grande salle du palais de Miramar,
résidence esli\alc de l'empereur Fran-
çois-Joseph.
C'est un large et magnifique tabouret
LES TROiNES D'EUROPE
"e réception, placé sous un dais de ve-
lours écarlate, aux franges d'or.
Le trône d'Italie, que Ton peut voir au
Palazzo Reale de Rome, est encore un
trône sans prétention; il est fait de ve-
LK TRONK DK RUSSIE AU PALAIS I.MPI:KIAI
leurs ordinaire de tapissier; au centre
du dossier carré sont brodées les ini-
tiales du roi. Le dais est de bois doré
et sculpté, et son baldaquin est de; ve-
lours rouge rehaussé de broderies, de
franges et de glands d'or. Signe parti-
culier : n'a presque pas eu l'honneur de
contenir la |)crsi)nne du roi N'ictor-
Emmanuel II ; plutôt ennemi des céré-
monies, cedernier reçoitdebout sur les
marches du trône.
Quel est le saint siège, le véritable
trône temporel du vicaire du Christ?...
Est-ce la fameuse
- — -— -- — ; SediaGestatorij. por-
tée à épaules d'hom-
mes? Est-ce la ma-
nière de cathèdre qui
figure dans le sanc-
tuaire de la cathé-
drale de SaintT
Pierre? Est-ce le su-
j perbe fauteuil de la
Sala Regia du \'a-
tican, fabriqué par
Sangallo il Giovine?
C'est, en tous les
cas, sur ce dernier
trône que Léon XIII
lait les réceptions et
tient les consistoires.
Ajoutons que la Sala
Rcgia est proche des
appartements parti-
culiers de Sa Sainteté!
Bien que d'appa-
^ rence simple avec
son dais aux orne-
ments sobres, ce
trône est d'une grande
richesse de tra\ail; il
est ajouré, sculpté,
gui Hoché, avec le
plus grand soin. Des
angelots, bras croi-
sés, en soutiennent
les appui-bras. Sur
le dossier ligure le
I.I-. MocM, i»u Saint Esprit, ailes
déployées, au milieu
de rayons. Sur le tout, on voit les
armoiries particulières des Pecci, où
l'on sait que flamboient une comète et
une étoile, pièces héraldiques s'accor-
dant assez singuhèrement avec lacent-
troisième piophétie de saint Malachie :
lumen m c(vli> (lumière dans le ciel).
Le tii'iiie db'snaijne. ;'i Mathid.est
LES TRONES D'EUROPE
47
particulièrement somptueux. On y ac-
cède par quatre marches sur lesquel-
les sont placés des lions d'argent, gran-
deur nature, foulant des globes sous
leurs pattes. Ce meuble, du plus pur
Louis XIV, est recou-
vert d'un éblouissant
velours grenat; les
détails de sculpture
sont harmonieuse-
ment traités. De cha-
que côté du fauteuil
est une statue d'ar-
gent. La salle du
trône est des plus
luxueuses, avec tous
ses candélabres de
cristal et d'argent,
ses tables de marbre,
ses miroirs, ses ten-
tures merveilleuseset
son plafond aux in-
comparables peintu-
res; on n'y reçoit
d'ailleurs que dans
les grandes occa-
sions.
C'est à Amsterdam
que revient l'honneur
de posséder le trône
royal ofliciel de la
Hollande. 11 n'a pas
l'air d'être de fabrica-
tion bien ancienne, le
fauteuil qui contient
la gentille personne
de la reine W'ilhel-
mine 1. . . Disons qu il
fut entièment remis
à neuf il y a une
quinzaine d années,
lors de la mort du
dernier roi. Au sommet du dossier
portant 1 initiale "VV, est posée une cou-
ronne royale d'or, enrichie de saphirs,
accompagnée de deux lions rampants
Le dais est très imposant, il est de bois
sculpté et doré, et surmonté de cou-
ronnes, de palmes etde plumes d'autru-
ches. Le baldaquin est de velouis
rouge, garni intérieurement de soie
crème, et cette couleur claire, qui
rompt avec la sévérité ordinaire des
autres trônes, est une marque de la
sollicitude galante que les bons Hol-
LE TRONE DE LA KEIXE DE 1I0LL.A.NDE A AMSTKRDA.M
landais portent à leur jeune souveraine.
Au centre, sont brodées les armes néer-
landaises avec la dc\ise française .Je
maintiendrai !
Dans la salle des Chevaliers de
Schloss Rosenborg, à Copenhague, on
voit, sous un dais de velours rouge de
la plus grande simplicité, deux trônes
LES T K O N E S D'EUROPE
FAUTEUILS DE COU KON -N L-.Mb-M DES SULVEHAINS DANOIS
de forme difCérente, et très singulière-
ment ouvrés: ce sont les fauteuils de
couronnement des souverains danois.
Celui du roi est fait en grande partie
de corne de narval; agrémenté de huit
figures allégoriques, il porte au som-
met de son dossier une améthyste
énorme d'une valeur inestimable. Le
trône de la reine est fait d'argent mas-
sif; le siège et le dossier sont recouverts
de brocard d'argent.
Le trône de Suède est au palais royal
de Stockholm, dans une grande et
belle salle appelée le Rik-Salen; il est
d'argent massif, et fut donné jadis à la
grande Christine par le comtedeGardie.
Il y a au palais royal de Bruxelles
de nombreuses chambres de récep-
tion, mais aucun des fauteuils
qu'on peut y trouver n'est plus par-
ticulièrement désigné comme étant le
trône du roi Léopold.
On pourrait encore
mentionner, en de-
hors de l'Europe,
quelques trônes inté-
ressants; ceux du
schah de Perse, du
bey de Tunis, du sul-
tan du Maroc, par
exemple.
Le trône de Mou-
zaffer, qui ligure a
Téhéran, fut con-
struit pour Ahhas le
Grand, qui Mvait au
xvii*^ siècle. Il a été
taillé dans un bloc de
H^^tU^f^^k niarbre blanc d'une
^^^F^^R'^^Km incomparable pureté.
cip> r^^lMi^H II est ordinairement
recouvert de four-
rures précieuses,
d'étoffes d'argent et
d'or, de cachemires
et de coussins enri-
chis de perles!
Le trône du bey actuel de Tunis est
d'apparence toute moderne. C'est un
fauteuil confortable defabrication fran-
çaise, bois doré et velours rouge. Un
riche dais le surmonte; les armoiries
de Tunis sont brodées au milieu.
Le sultan du Maroc reçoit les
ambassadeurs dans une grande salle
dont les murs sont aussi nus que ceux
d'une prison. Son Altesse donne au-
dience, assise, jambes croisées en tail-
leur, sur une simple plate-forme un peu
surélevée. C'est, paraît-il. la coutume
séculaire des souverains de ce pays de
nomades et de cavaliers.
(( La selle de notre cheval est notre
trône et pourdais nous avonsles cieus )),
disait noblement l'un des plus illustres
monarques du Maroc, Abder Rhaman.
1 II KAM).
LE DEFILE DL CO U RONN KMKNT
LES FANTAISIES PHOTOGRAPHIQUES
La photographie n est plus seule-
ment l'art de reproduire fidèlement sur
des lames de verre ou des feuilles d»
papier ayant reçu une préparation chi-
mique convenable, les images des ob-
jets qui viennent se former dans une
chambre noire par l'intermédiaire d'un
objectif, c'est aussi l'art de présenter
à ses contemporains l'humanité souf-
frante ou \ ictorieuse sous
un angte spécial, où se
complaît la ^•ision des
sceptiques et des humo-
ristes.
C'est que depuis Nicpcc
et Daguerre l'espiil hu-
main a marché, et dan?-
son évolution fatale, il a,
pour faire damner la sco-
lastique et Molière, dé-
montré que le cœur n'est
XVUl. ^ .4.
ni à droite ni à gauche, et que l'homme,
vu d'un certain point, n'a pas la ma-
jesté et la grandeur que lui attribuaient
si généreusement ce porte-manchettes
que fut M. de Buffon.
Une des premières critiques photo-
graphiques qui, dans cet ordre d'idées,
nous ait été présentées, est celle du
couronnement du roi Edouard VII.
Le cortège solennel
s'achemine au son des
cloches, vers l'abbaye de
\^'estminster. Nous som-
mes devant White Hall,
célèbre dans l'histoire
d'Angleterre, par la déca-
pitation de Charles I".
Les troupes font la haie,
portant l'arme; la foule,
brutalement contenue par
VA r-Morvoiu! Ics policemen. reçoit pla-
50
LES FANTAISIES PHOTOGRAPHIQUES
cidement les horions, et acclame les
généraux qui passent.
Un photographe-reporter anglais
trouve la scène banale. Perché au
sommet d'un Stand cyclopéen, il lorgne
distraitement le défilé à travers le
viseur de son appareil.
Un mouvement de son voisin de
Stand incline la caméra .. la scène
change : l'angle de vision est déplacé. . .
C'est un peuple nouveau qui s'agite
sous lui, un monde de céphalopodes,
car notre reporter, par rapport aux
gens qu'il vise, ne voit plus que des
crânes servis par des jambes. Le cor-
geâtre, le bolet comestible, l'hydne
ondulé, le lycoperde à pierreries, le
géastre hygrométrique, etc., etc. Toutes
ces cryptogames se trémoussent, s'agi-
tent au passage des tortues à plumes
qui remontent le Mail, jusqu'à M^est-
minster.
Quel tableau, ô grands de la
terre! iMais passons à d'autres spec-
tacles :
Un membre du parlement qui fait
trembler le Warwick au biberon retour
d'Afrique, vu dune fenêtre du Parle-
ment, ressemble au colosse aux pieds
d'argile, ou plutôt, sa base disparait
et l'on n'aperçoit plus que l'ab-
domen majestueux traînant sur la
terre détrempée.
Un cliché photogra-
phique a osé le dessiner en
1 emblématique figure du
cul-de-jatte parlemen-
taire.
Les toits de la Jbanqiie
d'AnoIeterre! Celui
LES ions Di; LA BANQUE I) AM ; LE f ICKli I
tègc semble être composé d'animaux
fabuleux, dignes de l'imagination d'un
'Wells. Les généraux à cheval ne sont
plus que des chéloniens emplumés...
Les policcmen eux-mêmes , ces rem-
parts massifs de l'incivilité anglaise,
avec leurs ventres rebondis et leuis
épaules invraisemblables , rappel-
lent les masses gélatineuses , coni-
fères palpitants des premiers âges de
a vie.
Quant au public, c'est la champi-
gnonnière idéale : \oici l'amanite rou-
qui n'a pas entendu
prononcer par un
Anglais
Banko/En-
oland, ne
pourra ja-
mais croire
à la solution
du p r o -
b 1 c m e du
grand œu-
vre par la
voix humaine telle que la décrit Doyle.
Bank ofJùigland clans le gosier d'un
insulaire a le tintement d'une poignée
de guinées. L'étranger qui veut se
rendre compte du phénomène stupé-
fiant que produit sur un sujet du roi
l'klouard, ces trois mots aussi mysté-
rieux que le Manc, Thécel, Phares du
festin de Balthazar, n'a qu'à demander
gracieusement à un policeman :
(( Pleasc, IMic inan, the Bank of l'3n-
gland > »
L'homme au chapeau en cuir b(Uiilli,
LES FANTAISIES IMI OTOGRAPHIOUES
L EXTRElî ET I,A SORTIE DU TUBE A LONDRES
malgré son flegme disciplinaire, fera tillonnage, et à regret vous donnera
un bond, vous toisera longuement, de l'indication sollicitée,
façon à conserver dans sa matière grise Qu'on juge alors les diiiicultés d une
votre allure et les éléments d'un her- semblable entreprise : obtenir de pho-
SUR LIS liORDS DI-: LA SPRl':ii : LA IIi:VRE 1 N D U S 1 RI KLLK ALLEMANDE
LES F^\NTAIS1ES PHOTOGRAPHIQUES
tographier les toits, c'est-à-dire la cou-
ronne de ce monarque anglais : la
Banque d'Angleterre !
Eh bien! Ces toits, nous les donnons
avec tous les accidents de terrain, toutes
les chausse-trappes, en manière dinvite
aux cambrioleurs des deux continents
qui voudraient détrousser le Léopard
britannique.
Autre photographie attirante cl bien
I degré par 30 mètres, ce qui nous
ferait, si l'on dépassait la croûte ter-
restre, c'est-à-dire 60 kilomètres, une
température de 2000 degrés à supporter.
Le voyage descendant n'excède pas
600 mètres en honnête moyenne, et
n'a d'autres inconvénients que de fami-
liariser les muqueuses avec les bacté-
ries des sous-sols londoniens.
Mais quittons la ville des éternelles
i.A loi H viciuRi.^, nu 1' \ri.i;.mi:n 1, .\ i.oxdrfs
faite pour permettre un vagabondage
dans le domaine philosophique.
C'est l'entrée et la sortie du 7\vo-
pcnny iubc. de Londres, le \ ieux métro.
gloire effritée, ternie par les modernes
découvertes et le métro électrique.
Disraeli disait que c était les portes
de 1 Enfer, et qu'il fallait y faiie pein-
dre l'inscription dantesque : Ljscialc
Oi^tii sfici .mz.i II roi ch ciilurlc.
La vérité, c est qu'en franchissant
ainsi la porte du noyau terrestre, on
laisse surtout le brouillard londonnien.
Ne croyez pas qu on s'enfonce ainsi,
comme le pourrait pi étendre notre
imnK)rlel \ crue, iiu cenlrc de l.i terre :
brumes pour \oguer — ce qui est une
manière de parler — \ ers les rives de
la Sprée.
La tête en bas, nous assistons à la
fièvre industrielle de l'Empire alle-
mand : les 7ra<^cn chargés d'objets
manufacturés, articles de Paris exé-
cutés à Francfort, de vins de Cham-
pagne sophistiqués en Ha\ière, atten-
dent dans la cour d une \ aste usine.
Contemplez longuement cette photo,
et \ ous aurez la fâcheuse céphalée. La
position est mauxaise pour l'homme
que la pesanteur ne soude plus au sol.
Au 71iici i^M tcii. Cette photographie
représente le bacille du lire germa-
LES FANTAISIES P II OTOGH A P H I QU KS
53
nique grossi huit cents fois. Les infi-
niment petits que Ion y découvre, et
qui peut-être deviendront des grena-
diers de la garde impériale, se con-
tentent, avant la seconde dentition,
de s'agiter, tout comme les enfants des
autres contrées, sans dépense de virus.
L'humeur voyageuse de notre pho-
tographe nous ramène à Londres, sur
la place de Trafalgar. La photographie
que nous publions représente le mo-
nument de Nelson. Le héros a disparu,
vaincu par la fantaisie de l'opérateur,
qui, ayant voulu faire étrange, a dû se
coucher sur le dos, appareil menaçant.
Les policemen et les cokneys ont passé
un bon moment: les occasions de rire
UN T.OXDON'IEN VU ME HAUT
sont si rares, dans la capi-
tale de l'Empire...
Ce cliché a été pris sur
les indications d'un ama-
teur américain, grand
contempteur du bon ami de
lady Hamilton, et qui avait
parié de déboulonner le
colosse des mers de sa
colonne.
V^enu à Londre-savec une
invraisemblable quantité
de dollars, notre maniaque
se heurta, suivant à qui
il s'adressait, à de mépri-
santes objurgations ou à
des moqueries irritantes.
Toucher à Nelson! Le cas
rele\ait de Bedlam, c'est-
à-dire des « petites mai-
sons. »
C'est alors que frèie Jo-
nathan rencontra un pho-
tographe qui le tira d'af-
faire, c'est-à-dire qui lui
permit de retourner à
Saint-Louis, a\cc un sem-
blant de satisfaction.
— Voulez-vous que je
NOUS fasse la colonne \eu\e
de l'amiral?
MONrMi;N'l l>K MCLSON, T l< A K \ l.f; AU SijUARK
5^
LES FANTAISIES PHOTOGRAPHIQUES
— En l'effaçant sur le cliché .
— Le moyen est trop gros-
sier; cherchez-en un autre.
— J"ai trouvé. C'est alors
qu'il proposa de faire la
planche sur les dalles de Tra-
falgar Square pour prendre
la photo que nous publions.
Après le monument de
Nelson, la Tour \'ictoria, du
Parlement, affectant la forme
de l'avant d'un steamer, puis
enfin d'autres céphalopodes, ;
brachicéphales ou dolychocé- "
phales. ornés d'inénarrables
couvre-chef. Enfin, pour finir,
quelque chose de monstrueux, le monstre
HYDNE ONDULÉ
sions dans le domaine du fantastique
moins endurcis. Sur le dos,
sur le ventre, en ballon, au »
sommet des monuments, |
dans les vallées, dans les '
ruines, dans les trous, à plein
vent , on peut renverser
l'humanité, rapetisser les
grands, grandir les petits,
en un mot, troubler l'har-
monie é\ olutionniste des
espèces.
La simplicité des piemiers I
âges a disparu, et comme
l'enfant qui fait d'un théâtre
une boiteuse brouette . et
BOLEl CO.VIESTIBLE
selon Mugo, tissé d'ombre et de mystère.
Nous avons interrogé tous
les savants pour savoir à
quelle classe on pouvait rat-
tachei l'être bizarre que re-
présente la figure... Les
collections d'animaux pieu-
sement conservées dans les
musées anatomiques. tels
qu'anthropo'ides, anthropo-
morphes, etc . , ne contiennent
rien de semblable.
La photographie a été
prise en Hollande, près du
Palais de Bois. L'indication
est vague, et n'a de valeur
que pour un Hollandais.
Toutes ces folles incur-
sont à la portée des photographes les
I.YCOrFUDE A PII KKI' i<ii:s
LES FANTAISIES PHOTOGRAPHIQUES
55
d'une brouette un théâtre borgne, d'un
personnage parfait il faut faire un
Quasimodo , et transformer ensuite
Quasimodo en fringant Brumel.
Tout le monde peut, avec quelque
fantaisie, s'armer d'un tel pouvoir créa-
teur, faire couler la Seine sur la place
de l'Opéra, et fixer le Panthéon dans
l'île de Robinson, poser les rails du
métro dans une salle de spectacle, et
mettre de Féraudy et Laugier dans
le Santos Dumont. Le truquage
photographique est certainement, de
tous les jeux d'esprit et d'adresse,
celui qui offre la plus grande ressource
à l'ingéniosité humaine. Ce rapide
aperçu ouvrira, je l'espère, des ho-
rizons à tous ceux qui taquinent le
gélatino-bromure. 'V^oilà, grâce à nous,
un champ ouvert à l'activité de nos
contemporains. Photographes, aux
appareils !
En ces temps monotones, voilà un
angle de ^ision nouveau, capable de
dérider les fronts les plus soucieux. La
princesse Victoria d'Angleterre s'est
ingéniée dit-on, à prendre de bizarres
clichés de promeneurs des parcs et
des jardins, et en Angleterre, main-
tenant, il est de bon goût de suivre cet
exemple.
Léo d'Mampol.
AU I IIIK K< AK 1 1-:N
LE SACRIFICE FUNEBRE
SCENE DU BANQUET
Au registre inférieur les sacrificateurs dépècent le bœuf, pendant que d'autres dressent des fleurs sur une table,
ou transportent des plateaux chargés de victuailles et des outres, etc. .\u second registre, le mort et sa femme
Mint assis sur de hauts fauteuils, recevant rofl'rande présentée sur des guéridons.
LA JOURNÉE D'UNE GRANDE DAME ÉGYPTIENNE
En quittant sa capitale de Thèbes
pour se mettre à la tête de ses armées
en marche sur la Mésopotamie, 'l'hot-
mès m, le pharaon conquérant par
excellence, axait institué son premier
ministre, Rekhmara, régent de l'em-
pire, avec les pouvoirs les plusétendus.
Ce Rekhmara, fils d'un j4rand-prêtre
d'Amon. prétred Amon lui-même, des-
cendait d'une \ieille famille seij^neu-
riale. Sa femme. Wéii. était éi^aiemenl
noble, et occupait un rang éle\é dans
la confrérie des chanteuses du dieu
théhain. Les peintures du temps nous
la montrent grande et mince . les traits
menus, les veux légèrement bridés,
sous larcade fine des sourcils, avec
leurs longs regards tombant de la pru-
nelle légèrement saillante; la bouche
sensuelle, où le sourire pourtant reste
candide, tant l'horizontalité de la ligne
imprime à tous les traits de ce Irais
\isage une sérénité douce, un indéiinis-
sable charme à la fois ju\énile et
apaisé
.\insi proniuc aux pi us hautes dignités,
icniirie du régent des deux b^lgyptes,
ainsi ques'expriment lestextes, presque
reine, .Vléri n'était point prise au dé-
pourxu poui" les occuper d'une façon
remai^iuable. La \ie de famille, de
même i^iue la \ ie de lel.ilions, se trou-
I.A lOURNÉE D'UNE (ilv'ANDE DAME E(î V 1>T1 EN N E
vait être admirable-
ment ors;anisée en
Egypte, et alors que
Rekhmara n'était en-
core que ministre, la
haute situation occu-
pée par lui {"avait in-
troduite à la cour.
D"ailleurs. l'éduca-
tion reçue lui avait
transmis la tradition
ancestrale. Ce qu'on
ignore trop de l'Egypte
antique est que. par
maints côtés, sa ci\ ili-
sation fut semblable à
la nôtre . et que , de
laurore de son histoire
aux derniers jours de
sa décadence, elle par-
courut pas à pas les
mêmes étapes. D'abord
impériale sous les pre-
miers souverains, elle
atteignit avec Khéops.
le constructeur de la
grande pyramide, cet
apogée de pouvoir ab-
solu que personnifie
chez nous (^harlema-
gne. Puis commença
bientôt pour elle l'épo-
que féodale de son
moyen âge, l'ère des
grands vassaux, qui
remplit les règnes des
Ousor-tasen et des
Amen-m-hat . l'hot-
mès m à son toui'
incarnait l'unilication
du pou^oir royal . la
dépossession des prin-
ces feudataires : l'évo-
lution qui. pour résul-
tat final, allait a\oir celui de trans-
former les anciens grands vassaux
en gentilshommes pourvus de charges
à la cour, mais ne conservant de
leurs anciens privilèges que Ihé-
rédité de leurs 'titres. de\enus hono-
DKIII.l': DK PUIS«>NMI;KS
\u rejîislre inférieur, nègres du Haut-Nil: au-dessus, femmes d .\byssinic.
portant leurs enfants dans des hottes. Troisième rejîislre : prisonniers dt-
Syrie, portant des vases d'r)r émaillc; au-dessus, soldats portant le bulin
fait.
rifiques, et de leurs biens personnels.
Or les petites cours des seigneurs
féodaux axaient, comme les nôtres,
connu ce raffinement de civilisation
que svnthélise la protection accordée
aux lettres et aux arts : les écoles de
5^
LA JOURNEE D'UNE GRANDE DAME EGYPTIENNE
peinture et les chants des troubadours
et des trouvères, et la constitution de
la famille égyptienne, où la femme est
désignée toujours par l'expression
maîhesse de maison, la place tenue
parelle dansla sociétélavaientfaçonnée
à jouer, auprèsde l'épouse du pharaon,
un rôle analogue à celui des dames
d'honneur.
Mais si chaque maîtresse de maison
était en quelque sorte la souveraine de
son foyer, la tâche devenait lourde pour
elle lorsqu'il lui fallait remplir tous les
devoirs auxquels se trouvait astreinte
la reine. Les premiers de tous, les
devoirs religieux, accaparaient la ma-
jeure partie de son temps. Quant à ses
devoirs mondains, les textes nous four-
nissent la preuve qu'ils étaient on ne
peut plus multiples; pour s'en faire une
idée, reconstituons d'après eux l'emploi
d'une journée de Méri.
Levée de bonne heure, il lui fallait
d'abord se rendre à l'office. Certaines
cérémonies demandaient même d'être
accomplies au lever du soleil, juste à
l'instant précis où le disque apparais-
sait sur l'horizon. Le dogme égyptien
considérait le pharaon comme le fils de
ce soleil, l'intermédiaire direct retne
son père et l'homme, le dispensateur
des principes de l'existence. C'était lui
qui distribuait ici-bas les atomes de la
vie universelle, émanés des mondes
mystérieux. Et comme cette divinité
cachée se composait pour l'Égyptien
d'une triade, symbolisant les principes
de procréation, d'enfantement et de
naissance de toutes choses, — le père,
la mère et l'enfant, — il fallait à la reine
remplir dans les cérémonies du culte le
rôle de la déesse mère : apparaître aux
côtés du souverain, escortée de son fils.
Les peintures nous la montrent dans
le sanctuaire, assistant le roi, assise ou
debout, présentant l'encens ou les vases
de libation; agitant les sistres, procé-
dant aux impositions de mains, parant
les statues des dieux de colliers ou de
vêtements précieux, marchant en tête
des processions, récitant les prières du
rituel, remplissant en un mot toutes les
fonctions de grande prêtresse. Le cos-
tume porté par elle au cours de ces
cérémonies varie peu. C'est la robe col-
lante, sorte de fourreau d'étoffe épaisse,
richement brodée de lotus épanouis,
s'arrêtant au-dessousdes seinset main-
tenue par des sortes de bretelles. Un
colliei- à plusieurs rangées d'amulettes
DIcriLK liKS AAIIIASSADKURS
.'Vmbassadciirs amenant les animaux inconnus a l'IC^'vpte, ou prescnlaiil les liibuls
lingots et sacs de poudre d'or, jjlumes d'autruches, etc.
LA JOURNEE D'UNE GRANDE DAME EGYPTIENNE
59
LE CONVOI FUNEBRE SK RENDANT A LA NECROPOLE
Le catafalque traîné par des bœufs.
dur. cloisonnées de pierres précieuses
ou de pâtes vitrifiées, à la façon dun
émail, couvre la nudité des épaules
et du cou. Des anneaux d'or, pareille-
ment ornés, sont passés aux poignets,
sur le milieu des bras et aux chevilles.
La coiffure, souvent changée au cours
des cérémonies accomplies, consiste en
tiares et en couronnes dor massif, où
se sertissent des joyaux.
Dans l'obscurité absolue du temple.
divine. Puis, les cérémonies sacrées
accomplies, la famille rovale sortait.
La porte était scellée de cachets de
glaise molle, aux armes de l'Empire. Un
cortège se formait et se mettait en
marche à travers le temple, dont
souvent Méri avait fait partie déjà,
en qualité de grande prêtresse d'Amon.
Au parvis, ce cortège se transformait
en procession, pour regagner la porte
extérieure de la basilique. A travers les
LE CONVOI FUNEBRE TRAVERSANT LE NIL
F.e cataf.i.'que pose sur l'une des barques, et le groupe des pleureuses.
striée seulement de la clarté des cierges
de cire, aux mèches vertes, la fine sil-
houette de Méri n'apparaissait qu'a de
rares privilégiés, prêtres, religieuses ou
chantres, car à eux seuls était octroyé
l'accès au mystère: encore devaient-ils
s arrêter au seuil du Saint des Saints.
Là. le pharaon seul entrait, suivi de
sa femme et de son fils, figurant la
triade humaine, double de la triade
jardins sacrés qui entouraient le sanc-
tuaire, elle se déroulait, musique en
tête: puis venaient le maître de cha-
pelle conduisant le chœur des chantres,
les chanteuses, les recluses, unescadron
de chars, un piquet de la garde royale,
les bannières des provinces, les hauts
dignitaires du palais, le bas clergé, le
chapitre de la paroisse, enfin le collège
des prêtres, précédant les souverains.
LE CONVOI FUNEBRE ARRIVANT A LA CIIArELLE" .MORTUAIRE
Les prêtres procédant au\ exercices du culte, devant le sarcopliapc du mort.
6o
LA JOURNÉE D'UNE GRANDE DAME EGYPTIENNE
Devant ceux-ci, assis dans des chaises
posées sur les épaules de douze diacres,
marchait le prince héritier, à demi re-
tourné ^ers ses parents pour brûler
devant eux l'encens sur une cuiller à
parfum, portant une petite cassolette;
un autre piquet de la garde fermait la
marche. Arrivé à la porte de l'enclos.
le roi prenait congé de son escorte et.
entouré seulement de sa maison mili-
taire, reprenait le chemin de son
palais.
Ce devoir religieux accompli, il fal-
lait songer aux devoirs officiels, et
ceux-ci étaient multiples. Tantôt il
s'agissait d'assister à un défilé de pri-
sonniers, ce qui constituait pour l'époque
Tun des spectacles les plus fréquents.
Les captifs arrivaient en foule de l'Asie
et de l'bthiopie conquises, princes de
toutes les régions de la Syrie s'étendant
des portes de Péluse aux confins de la
-Mésopotamie, chefs barbares de l'Abys-
sinie et du Soudan. Le butin fait, porté
solennellement aux temples, attirait
particulièrement lattention. C était le
cortège des esclaves chargés de lingots
et de sachets de poudre d'or, de bois
précieux, de peaux de fauves, d armes
de luxe, d'arbres odoriférants enlevés
avec la motte de terre entourant leurs
racines, et placés dans des bacs pi)ur
être transplantés dans le jardin d'accli-
matation que venait defonderl latasou.
la sœur du pharaon, avec les tributs
ainsi prélcxés en .Vrabie. Les femmes,
enlevées au sac des \illes, passaient :
Syriennes aux l'obcs blanches brodées
de violet, de jaune et de pourpre; Etrus-
ques vêtues de trois jupes superposées
en étages, bouffant l'une sur l'autre;
Libyennes aux longs \oiles garnis de
franges; lùhiopicnnes portant pour
tout \ élément une lanièredecuir, passée
'^ur les hanches; négresses du haut Nil
transportant leurs enfants dans des
hottes de roseaux, maintenues sur Icui^
épaules par une cnixle appliquée au
front
La fiiule ck"- femmes égyptiennes se
pressait sur leur passage, et le costume
sévère dont celles-ci étaient couvertes
contrastait singulièrement a^ ec les bro-
deries des costumes orientaux. Toutes
portaient la robe de toile bleue, iden-
tique de forme à celle de la souveraine,
le même collier, mais de verroterie, et
la coiffe blanche, encadrant le visage et
retombant sur le dos en larges plis.
Du haut de la loga^ia de son palais
de la rue Royale, qui reliait le temple
d'.\mon, — dont Thotmès venait de ter-
miner la construction a^ ant son départ
pour l'Asie et dont il ne reste aujour-
d'hui que les statues connues sous le
nom de colosses de Memnon, — à la rive
du Nil, Méri assistait à ce défilé, renou-
velé à tous les instants. Dans l'encadre-
ment des fines colonnettes de bois de
cèdre, découpées en forme de lotus
épanouis, rehausséesde peintures vives,
sa silhouette apparaissait, à demi dissi-
mulée dans la pénombre des tentures
de tissus précieux, où les emblèmes de
la royauté s'estompaient sur des fonds
clairs en nuances amorties.' Accoudée à
un haut fauteuil recouvert de riches
coussins, et dont les bras étaient formés
de deux lions d i-
voire, tandis que,
sur le dossier, des
prisonniers detous
points semblables
à ceux qui pas-
saient à ses pieds,
étaient représen-
tés agenouillés, les
brasliés sur ledos,
elle avait re\ êtu la
l'obedegazelrans-
p a l'en te. faite de
tissussyriens. rap-
portés des précé-
dentes campagnes,
et le !i>ng manteau
clecdur. bleu. cIdu-
hlé de blanc. I)ans
ses che\ eux. par-
tagés en louicles
tresses, des Heurs
l'cVI' I I I \ M
Kirhc (11- (;;izc- iriinsp.'ircnli
cl ni.Tiilc;ui ilf ciiur.
LA JOUKNÉE D'UXE GRANDK DAMK KG V l>T 1 K X N K
UN GKAND DIN1:R CHEZ RElvIl-MARA
I es deux grandes figures sont celles de Rekhmara et de sa femme. Au registre supérieur, les femmes avant un
tabouret à la cour. Au registre médial. les musiciennes. Au registre inférieur, serviteurs portant des tables
chargées, et in\ités assi-- sur des escabeaux.
de lotus, piqucfs sur le lionl cl main-
tenues par un ruban formant bandeau,
mettaient l'éclat rouge de leurs co-
rolles. Derrièreelle.sesfemmestenaient
les éventails aux longs manches, tandis
que d"autres, accroupies à ses pieds,
brûlaient des parfums.
Cependant, lesambassadeurs des pays
lointains que menaçait l'expédition de
Thotmès s"a\ ançaicnt à leur tour, ap-
purtant au palais royal le tribut envoyé
par leurs princes, et c'était encore un
défilé d'esclaves portant d'autres lingots
d'or, d'autres troncs de bois précieux,
d'autres arbrisseaux odoriférants; des
défenses d'éléphants, des plumes d'au-
truches, des pièces d'orfèvrerie ciselées
et émaillées, pendant que d'autres con-
d uisaient en laissedes animauxinconnus
à l'Egvpte : ours blancs du Liban, élé-
phants du Senaar, girafes, buffles.
IN GRAMJ IJIXI.K i:Hi;/ l< l'.K 1 1 M AR A
Les invitée entourées des esclaves.
LA JOURNÉE D'UNE GRANDE DAME ÉGYPTIENNE
sloughis, singes, guépards, etc. Déjà,
depuis un siècle, la conquête, poussée
chaque année plus avant en Asie et au
Soudan, avait produit un butin sem-
blable. Aussi l'intendant des plaisirs de
la maison du roi, Anâ, venait-il d'éta-
blir sur la rive orientale du fleuve, à
peu de distance de la basilique de
Thèbes, le premier jardin d'acclima-
tation connu, où les plantes et les ani-
maux rares, rapportés en Egypte, a valent
été réunis. Ce jardin n'était point pu-
blic, bien entendu ; c'était l'un des parcs
royaux, considéré comme le plus pré-
cieux, où se rendait la cour, pour jouir
de la fraîcheur des exotiques ombrages.
Méri y allait en chaise à porteurs ;
arrivée au jardin, elle en parcourait les
allées, entourée de ses femmes et de
son escorte. C'était le moment de délas-
sement. Des kiosques légers s'élevaient
de places en places, entourés de pièces
d'eau où s ébattaient les oiseaux aqua-
tiques. Elle s'y reposait un instant ou
se faisait promener en barque sur les
étangs et les canaux. Cette barque à la
proue relevée, taillée en forme de lotus
et ornée d'yeux mystiques, destinés
à conjecturer le mauvais sort, n'avait
point l'équipage habituel des rameurs,
mais était remorquée à la corde, depuis
la rive. Pourcette promenade, la régente
avait quitté son costume de harem et
revêtu une robe de sortie, identique de
forme à celle portée pour se rendre au
temple ; brodée, non plus de
Heurs symboliques et d'em-
blèmes religieux, mais de
dessins orientaux. La con-
quétedcla Syricvenaitd'in-
troduire en Egypte l'adop-
tion d'une partie des modes
asiatiques. La soie s'était
substituée au lin. Coupées
dans ces étoffes souples,
bariolées de couleurs vives,
les robes au.x lignes mol-
les accusaient davantage
encore les formes du corps.
Sui" la coiffe, pareille aussi
de forme à celles des femmes du
peuple, mais brodée de rayures mul-
ticolores et garnie de franges , une
sorte de casque d'or, serti de pâtes
vitrifiées au point de paraître cloi-
sonné d'émaux, affectait la forme d'un
vautour aux ailes éployées , dont la
tête se dressait au-dessus du front. Du
vivant de la reine I latasou, Méri avait
accompagné souvent la souveraine dans
cette promenade, et cette coiffure, ceinte
maintenant par elle, était la seule mo-
dification apportée au costume qu'elle
avait revêtu alors.
Des devoirs de relations, aucun n'é-
tait plus important que les devoirs
envers les morts : à eux seuls, ils pri-
maient tous les autres. L'idée que se
faisait l'Egyptien de l'au-delà, cette vie
mystérieuse du double, seconde per-
sonnalité de l'être, dans la région de la
montagne d'Occident, sujette auxmêmes
besoins que l'homme, ayant faim, ayant
soif, mais pouvant se nourrir et se
désaltérer de mets et de boissons fictifs,
avait donné une extension particulière
au culte des morts. Les cérémonies de
l'enterrement étaient les principales de
toutes: chacun, si indifférent qu'il fût,
avait intérêt à y prendre part, puisque
les devoirs rendus à un inconnu assu-
raient à n'importe qui son 'existence.
Aussi, dans une ville telle que Thèbes,
a\ec les larges relations de cha-
cun, n'était-il presque point de jour
r,i((ii:pi: m: AiusicirNM:
LA lOURNÉE DUNE GRANDE DAME EGYPTIENNE
63
GROUPE DE .MUSICIENS ET DE MIMES
OÙ Ion n'assistât à un enterrement.
Si Méri était régente, elle n était
point cependant absolument reine :
elle continuait . en dehors de l'ap-
parat oliiciel. à \ i\"re de la vie dont
elle avait vécu, au temps où Rekhmara
n'était encore que premier ministre,
et comme telle . il lui fallait y as-
sister.
C'était le soir. Le cortège se mettait
en marche, des faubourgs environnant
le jardin d'acclimatation, où les grands
seigneurs avaient tous leurs maisons de
plaisance, s'avançant lentement vers la
rive du Nil, pour traverser le fleuve et
se diriger vers la nécropole de la mon-
tagne d'Occident. En tête, les prêtres
entourésd'officiants précédaient le cata-
falque, posé sur un traîneau, halé par
des bœuls que tenaient en main des dia-
cres. Immédiatement derrière venait le
groupe des femmes qui , vêtues de
robes blanches, les épaules couvertes
d'une écharpe, les cheveux défaits,
figuraient les pleureuses, entourant le
cercueil d'Ôsiris. Le fleuve traversé, le
con\ oi se remettait en marche à travers
la ville et arrivait bientôt à l'entrée de
la nécropole. A cette heure tardive,
celle-ci apparaissait fantastique, toute
blanche, avec les pyramidions dorés de
ses chapelles, se dressant à perte de \ ue
sur les déclivités de la montagne, si
serrées qu'on eût dit les crêtes de mo-
numents indisconlinu?. Cette \ille des
morts, cent fois plus grande
que celle des vivants, se pré-
cisait enfin, avec ses allées
étroites, les façades de sy-
ringes couronnées de corni-
ches multicolores et fermées
de portes vertes. On entrait
dans la basilique, où se célé-
brait l'office funèbre, et, dans
une chapelle réservée aux
femmes, lesacrificecommen-
çait. Des bassins d'eau vive,
les bassins de Ilaquet, la
déesse à tête de grenouille,
y symbolisaient les transfor-
mations des renaissances. Un taureau
égorgé représentait le mort , que la
libation des eaux di\ ines ressuscitait.
Cette vie si calme et si solennelle
s'égayait pourtant par instants: le soir,
les dîners ou les fêtes réunissaient, dans
les palais de la rue Royale ou les
villas de la banlieue, l'aristocratie égyp-
tienne. La femme y trônait en souve-
raine. C'était elle qui recevait, exer-
çant dans sa plénitude son rôle de maî-
tresse de maison. A ces réunions de
gaîté, Méri revêtait des robes de gaze
transparente, brodées de soie de cou-
leurs vives, rayures semées de lotus,
anneaux enlacés, où s'estompaient des
fleurettes ou des oiseaux. Un riche
manteau de cour, jeté sur ses épaules,
tombait derrière elle, en longue traîne.
L'éclat des bijoux était au diapason de
cette toilette d'apparat. Bracelets sertis
de figures de prisonniers asiatiques ou
libyens, d'inscriptions de fleurs, de
poissons, de branches de lotus ; colliers
à rangées multiples d'amulettes : anhs,
symboles de \ie; dads, symboles de
durée; otiasts, symboles de puissance;
foiiahs, symboles de bonheur : oiisors,
symboles de richesse, révélaient la mi-
nutie du luxe le plus raffiné. Dans ses
che\eux. partagés en tresses nattées,
simplement maintenus par un diadème
LA JOURNÉE D 1:NE GRANDE DAME EG V 1' T 1 EN N !■:
d'or cloisonné de lolus bleus passant
sur son front, un lotus rose était piqué,
s'abaissant jusqu'aux sourcils. Assise
sur un divan, aux côtés de Rekhmara.
ses invités prenaient place autourd elle,
sur des fauteuils ou des tabourets de
hauteur proportionnée à leur rang. La
toilette de chacune prouvait cette ému-
lation. arri\"ée à ce degré, où. a\ec la
même forme de vêtement, on parvient à
la personnalité par le choix du tissu, du
dessin et de l'assortiment de la parure.
Même robe, même manteau, mêmes bi-
joux, même coiffure, mais une diversité
infinie de tonalités et de détails. Les
hommes prenaient place devant Rekh-
mara. simplement assis sur des tapis,
les jambes croisées, dans la pose qui est
encore aujourd'hui par tout l'Orient en
usage.
Des esclaves circulaient au milieu des
groupes, présentant des rafraîchisse-
ments dans des coupes, ondoyant de
parfums les épaules des femmes, renou-
\elant les tleurs fraîches piquées sur
leur front. Bientôt des musiciennes en-
traient, de toutes jeunes filles de la
province, dont le corps souple et ondu-
leux se dessinait net, sous la gaze trans-
lucide de leur robe flottante ; quelques-
unes même ne portaient pour tout
vêtement qu une ceinture large de deux
doigts, passée autourdes reins. (^'étaient
les harpistes les plus en renom, les
joueuses de luth et de tlùte double les
plus célèbres. Point de danses à ces
fêtes, mais des gestes mimés par les
joueuses de fiûte, ainsi qu'il en fut plus
lard chez les Grecs. Maîtres de la mai-
son et invités ne prenaient aucune part
acti\e aux di\ ertisaements, dont ilsné-
taient que spectateurs.
Tel était lemploi de la journée d'une
grande dame égyptienne. Le décorum
y tenait, comme on \ oit. une place con-
sidérable : la \ ie de relations l'absor-
bait ; mais une \'\c de relations où
1 apparat régnait en sou\erain maître,
imprimant aux moindres actes cette
gravité douce, que transcri\ ent si bien
les \ ieilles peintures. a\ec le sourire
d'éternité empreint sur les lè\ res des
\ isages hiératisés.
\l. G.wet.
i.\ I'Iu;ci;n I A I ION iji;s ai6ii<i:s i)A\s i.k ii.mi'I.i;
Qe-C
A la Bastille . ce 7 mai ^752
Je suis né en 1720, c'est-à-dire l'an-
née même qui vit Tapogée et la ruine
du fameux système de M. Law. Ma
mère mourut peu de mois après ma
naissanceet mon pèreeut toutelacharge
de mon éducation : c'était un homme
pieux, rigide, sévère et prudent qui
m'inculqua, dès l'âge le plus tendre,
les principes d'une morale serrée et
d'une religion solide. Quand j'eus dix
ans, il me mit au collège: mes cama-
rades étaient presque tous des iils de
riches bourgeois ou de gentilshommes,
qui affichaient avec une impudence
précoce le libertinage et l'impiété. Je
fus d'abord surpris et scandalisé, puis
insensiblement séduit par leurs piopos
et par leurs allures. Delà à les imiter,
il n y avait qu'un pas à faire. Je ne sais
ce que je fusse de\enu, si la Pro\i-
dence, ainsi que je \ais le raconter, ne
m avait, dès ma seconde année de
collège, donné les marques les plus
éclatantes dune insigne et mystérieuse
faveur.
Un matin (c'était au mois d'avril de
l'année 1731), dans la petite cour où
nous nous ébattions, je me sentis saisi
d'une très vive douleur à la jambe. Je
ne m'en inquiétai pas et je pensai
qu'un instant de repos sufiirail à me
soulager. Rn effet, à peine assis, je me
relevai et. avec l'impétuosité de mon
âge, je me repris à jouer. Une heure
ne s'était pas écoulée que j'avais oublié
cet incident.
La nature, hélas, de\ ait se charger
de me le rappeler : insensiblement, la
marche me devint difiîcile, puis pres-
que impossible. Mon genou enfla pro-
digieusement. Je me trouvai comme
paralysé de tout un côté et, pendant
une nuit entière, je poussai des cris à
fencli^c l'âme.
66
LE MANUSCRIT DE M. DE LAUTHIKRE
Mon père, averti, me fit porter dans
notre maison, rue des Arcis,près de la
place de Grève, car je ne faisais qu'en-
combrer inutilement les salles du
collège.
Je continuai sans relâche à souffrir et
à me plaindre : j'étais incapable de
poser même le pied par terre et le
moindre contact me faisait crier. Mon
père, mécontent de notre médecin ordi-
naire, qui n'était qu'un pauvre hère
assez ignorant, envo3"a quérir un des
plus illustres et des plus honnêtes chi-
rurgiens de Paris, M. Gendron. C'était
un homme d'une grande habileté: il
m'examina -avec soin et me donna
quelques paroles d'encouragement.
mais, quand il se trouva seul avec mon
père, il ne lui cacha pas que j'étais
affligé d'un mal incurable et que je ne
pourrais plus jamais marcher comme
les autres enfants. C'était une condam-
nation sans appel : elle me fut cachée
par la sollicitude de mon père qui,
malgré son chagrin, s'appliqua à me
montrer bon visage. Je continuai à
souffrir, pendant deux mois entiei-s.
presque sans aucune interruption : ma
jambe, au-dessus et au-dessous du
genou, était si fort amaigrie qu'elle
n'avait plus torme humaine : ajoutez à
cela qu'elle était entièrement tordue.
paralysée, desséchée comme une bran-
che de bois mort. Je ne pûu\ais la
regarder sans verser des larmes,
et. quand ce n'était point la douleur
phvsique qui me toiturait. c'était le
désespoir.
Nous \ ivions reclus comme des pri-
sonniers, sans voir personne au monde.
Mes camarades no songeaient pas plus
à moi que s ils ne m avaient jamais
connu. Je n'axais ni oncle, ni tante, ni
cousin : seuls quelques ecclésiastiques
que mon père fréquentait entraient à
l'occasion dans ma chambre et m ap-
portaient quelques mots de consolation
et quelques conseils de piété. Un d'en-
tre eux s'appelait I abbé I)onabelle et
me fais il reflet d un être extraordi-
naire. Il habitait tout près de notre
maison dans une chambre sale,
où mon père m'axait une fois
conduit.
^sous l'avions trouvé, couvert d'une
soutane crasseuse, assis à côté d'une
table tachée d'encre et réellement en-
tourée de volumes énormes qui jon-
chaient le plancher et s élevaient les
uns sur les autres en piles inégales,
comme une chaîne de montagnes. Il
écrivait d'un air pressé et heureux sur
d'immenses feuilles de papier jaune et
je remarquai tout d'abord, avec la ma-
lice d'un enfant, que les caractères
qu il formait semblaient appartenir à
quelque langue chinoise, tartare ou
mongole, tant ils étaient enchevêtrés,
tortueux et conius. En nous voyant, il
tourna très vite, avec un geste de dé-
fiance, la page commencée et nous
invita presque poliment à nous asseoir,
bien qu'il n'y eût dans la chambre d'au-
tre chaise que la sienne. Mon père se
mit alors à causer avec lui, sur des ma-
tières que je ne compris pas, et je
n'eus, tandis qu'ils dissertaient a\ec
une grande animation, d'autre res-
source que de regarder un des gros
livres qui gisait tout ouvert sur le
plancher. Il était en latin, mais im-
primé si mal que je n'en pus lire une
ligne.
J'avais gardé un souvenir très pré-
cis de l'abbé Donabelle, de sa chambre,
de ses in-folios et de ses grands yeux
noirs, lorsqu'un matin. \ ers le troisième
mois de ma maladie, je le vis entrer
près de mon lit, accompagné de mon
père. Il s approcha d'un pas brusque,
me posa sa main noire sur la tête, me
regaida fixement et dit d'une \i)ix clai-
ronnante :
— X'oilà donc. .M. de Lauthièie, cet
enfant abandonné par les chiiuigiens.
ICIi bien! il l'este encore la Pioxidence :
a\e/.-\ous prié pour lui '-
.Mon pèi'e balbutia quelques mots
d acquiescement que je n'entendis
pas.
LE MANUSCRIT DE M. \)V. LA U T !I I K UE
6?
— Non, non, répliqua labbé avec
un geste de la main qui fendit l'air, ce
n'est pas là ce que je veux dire. Dieu
s'est manifesté tout récemment à nous
par des miracles éclatants : pourquoi
ne prendrait-il pas en pitié cet enfant,
comme il a pris tant d'hommes, de
filles et de femmes, qui, guéris par
Lui, louent sa bonté et chantent ses
louanges? Ignorez-vous ce qui se passe
à Saint-Alédard, pour l'édification des
fidèles et la gloire de Jésus-Christ r
(( Le cimetière de Saint-Médard est
trop petit : il faut, pour pénétrer près
du tombeau du bienheureux Paris, tra-
verser une foule compacte qui ne vous
laisse approcher qu'à grand'peine.
Hier, hier même j'ai assisté à la mira-
culeuse guérison d'un enfant, de 1 âge
de votre fils, qui, aveugle depuis cinq
années, a levé tout à coup au ciel des
regards transfigurés. C'était un jeune
Espagnol, m a-t-on dit: il croyait, il
espérait a^"ec fermeté; il lui a suffi
de toucher la pierre sous laquelle
repose le Bienheureux et d'invoquer la
Providence...
.Mon père leva la main comme s'il
voulait prendre la parole, mais l'abbé
Donabelle ne le lui permit pas et, dar-
dant sur lui ses terribles yeux, d'un ton
de prédicateur, il continua :
— Il vous est défendu d'hésiter. Le
salut est là. sous \ otre main, et vous
le refusez ': \'ous ne voulez pas des
bienfaits de la Providence > Vous allez
faire le malheur de votre enfant. Trem-
blez : il \ous maudira un jour et il
vous reprochera durement de ne
m'a\"oir point écouté... C'est Dieu qui
vous appelle, \ous restez sourd à sa
voix! C'est la lumière qui vous éblouit,
vous fermez les yeux 1...
Ces paroles étranges me frappèrent
plus que je ne puis le dire. Je demeurai
haletant, sans \ûi\, les regards fixés
sur cet homme singulier, et sur mon
père qui ne répondait rien, ne se dé-
tendait pas, s abandonnait et m'aban-
donnait a\ ec lui.
Puis, dans un mouvement irrétléchi.
je saisis la main de l'abbé Donabelle
et je la portai à mes lèvres, comme
si les mots qu'il venait de pro-
noncer avaient déjà fait de lui mon
sauveur...
Je ne dormis pas de toute la nuit : au
matin, jinsistaipour qu'on meconduisît
sans letard au lieu dont avait parlé
l'abbé. Mon père me dit que nous de-
vions l'attendre avec patience, car il
avait promis de nous amener une
chaise et de me conduire lui-même au
petit cimetière Saint-Médard. Il arriva
en effet sur les neuf heures, exalté,
couvert de sueur et de poussière, et il
m'embrassa à dix reprises avec de
grandes exclamations.
Malgré les précautions des porteurs,
je souffris affreusement pendant tout le
trajet. Chaque secousse renouvelait
ma douleur et me transperçait, pour
ainsi dire, la jambe de mille aiguilles.
11 me fallait beaucoup décourage pour
ne pas me plaindre et pour continuer
ma route. Mais je souffrais en silence,
et presque avec joie. Nous traversâmes
le pont Notre-Dame, lîle du Palais et
le Petit Pont, puis nous montâmes la
rue Saint-Jacques. A mesure que nous
avancions dans la rue Mouffetard, la
foule devenait plus dense. Des car-
rosses, des chaises et des fiacres se
heurtaient au milieu des injures des co-
chers, des exclamations des porteurs et
des cris des malades. L'abbé Donabelle
me dirigeait dans cette confusion le
mieux du monde. Il donnait le bras à
mon père et causait a\ec lui. violem-
ment, selon sa coutume : je n'entendais
pas ses paroles, mais seulement quel-
ques mots qui revenaient toujours dans
ses propos et qu'il prononçait a\ec em-
phase : Conslilulion. Propositions,
fcsitiles, Appel, Infaillihililé.
Soudain la chaise s'arrêta et. par les
\itres. j'aperçus la populace qui me
regardait avec des chuchotements cl
des gestes de pitié. Je compris quj
nous allions arriver et je me sentis une
68
LE MANUSCRIT DE M DE LAUTHIERE
grande émotion en même temps qu'une
confiance infinie dans la bonté de
Dieu. Mon cœur battait si fort qu'il
soulevait ma poitrine : je récitai par
deux fois touteslesprièresque je savais,
pais j'attendis tranquillement, malgré
la chaleur accablante.
L'abbé Donabelle donna Tordre à
mes porteurs de reprendre leurs bâtons
et de le suivre. Grâce à sa haute taille.
à quelques coups de coude et plus en-
core à ses paroles pleines d'autorité, il
parvint à nous percer un chemin : d'ail-
leurs ma vue était faite pour attendrir
les plus insensibles et il suffisait de je-
ter un coup d'œil sur mon visage pour
se convaincre c^ue ce n'était point une
vaine curiosité qui m'amenait en ce
lieu. Nous arrivâmes ainsi dans le
petit préau qui contenait la fameuse
pierre tombale du diacre Paris. L'abbé
me saisit brusquement et me prit dans
ses bras. Nous approchâmes et c'est
alors que je vis un spectacle extraordi-
naire que je puispeindre encore aujour-
d'hui dans tous ses détails, malgré le
temps écoulé, et que je n'oublierai sans
doute jamais.
Dans un coin de la cour où nous
nous trouvions, une vingtaine d'estro-
piés ou de malades baisaient la terre,
agenouillés quand ils le pouvaient, ou
accroupis, ou couchés tout du long sur
le sol. Un vieillard paralytique, la
bouche tordue, les yeux vagues, gisait
sur la dalle, immobile, comme un mort:
il était à demi enveloppé dans un drap
qui semblait un linceul, et de sa main
saine il faisait de continuels signes de
croix. Auprès de lui, debout, une jeune
fille écumait, pâle, maigre, les bras au
ciel, claquant continuellement des dents
et murmurant des prières. ICllc était
prise, à de certains moments, de grands
frissons qui la secouaient des pieds à la
tète : SCS rcgardss'cnflammaient comme
si cllevoyait quelque spectacle mer\eil-
leux, puis elle tombait, inanimée, les
jambes raidies, sans un souflle. 1 -es
femmes qui I enlnuraicnl s;iisissiiicnt
alors avec leurs ongles un peu de terre
et lui en frottaient les mains, jusqu'à
ce qu'elle poussât un grand cri déchi-
rant et qu'elle revînt à elle.
L'abbé Donabelle regardait tous ces
êtres effrayants comme un homme
accoutumé à les voir de près et, quand
le paralytique eut été retiré de dessus
la pierre tombale, il demanda qu'on la
lui abandonnât un instant, pour qu'il
pût m'y déposer. Il me serra contre sa
poitrine : je semblais tout petit dans ses
grands bras. Mon père me saisit la
main et, les yeux levés au ciel, il tomba
à genoux à côté de moi.
Il se fit un grand silence. J'adressai
au ciel une brûlante prière et j'eus la
ferme conviction que j'allais être
exaucé. J'étais en proie à une ivresse
extraordinaire, comme si, dans ma
poitrine, une flamme était descendue,
et je n'éprouvai plus aucune douleur.
Mon père et l'abbé se relevèrent et,
d'une même voix, me dirent que j'étais
transfiguré. Mais ils me défendirent
d'essayer de marcher comme je voulais
le faire. Je revins en chaise par le
même chemin. Aussitôt rentrés, ils
regardèrent mon genou : on pouvait le
touchersans me faire souffrir. L'énorme
abcès avait diminué de moitié. Le len-
demain, je pus, avec quelcfue précau-
tion, remuer la jambe et je fis jouer
l'articulation, encore un peu faible...
Deux jours plus tard, je marchais et
j'allais moi-même, avec labbé Dona-
belle, remercier Dieu sur le tombeau
sacré du F)it.'nhcureu\ Paris.
Je n'entreprendrai point de conter
pai" le menu ce qui m advint par la
suite, car ce sei^ait iaii^e le fastidieux
l'écit d'une vie monotone. Après cette
guérison miraculeuse, je sentis mon
âme déliniti\ ement ti'ansformée et je
compris que la piété et la crainte de
Dieu duxaicnl cire désoi mais les uni-
LK MANUSCRIT DE M. DE I.AUTHIEKE
t,L)
c'est alors utIE JIC VIS UN SPECTACLE EX T RAOR I )I N A 1 1-' K
70
LE MANUSCRIT DE M. DE LAL'THIERE
ques soucis de mon cœur. Je ne rentrai
pas au collège et mon père pria l'abbé
Donabelle demenseigner le latin, ainsi
qu'un peu d'histoire et de mathéma-
tiques. L'abbé était un très médiocre
précepteur, non qu'il fût ignorant,
mais parce qu'il était préoccupé jusqu'à
l'obsession de ses propres affaires,
11 consacrait un tiers de sa leçon à
expliquer avec moi une page de Cicé-
ron, de Sénèque ou de Tertullien, puis
il jetait les livres classiques et il me
montrait ce qu'il avait écrit la veille ou
le matin même sur les grandes feuilles
jaunes, qui m'avaient tant intrigué
jadis. Dans les premiers temps, je ne
compris rien à tout ce grimoire, et la
Bible en hébreu m'eût semblé plus
facile à lire. Mais, grâce a ses commen-
taires et aux progrès de mon esprit,
les points de théologie qu'il discutait
avec une âpreté pointilleuse me devin-
rent tout à fait familiers et je pus m'en
entretenir avec lui.
Cicéron fut alors abandonné défini-
tivement et nos leçons entières se pas-
sèrent à disserter sur les maux de
l'Eglise, Port-Royal et la Constitution
L'mgenitus. L'abbé revenait sur le
passé : il me contait l'histoire de M. de
Saint-Cyran, puis celle des Solitaires,
puis les\iolences honteuses du feu Roi
et la destruction du Saint Monastère.
Les miracles passaient l'un après l'autre
sous mes yeux éblouis, et il me mon-
trait comment Dieu, après a^oir secouru
la véritable Eglise, la seule qui eût
conservé, dans toute sa beauté, le
dogme et, dans toute leur pureté, les
mœurs des premiers siècles, par la ma-
gnifique guérisonde.MargucritePérier,
la nièce de l^ascal, lui avait encore
une foi? témoigné une éclatante pro-
tection, quand II a\ ait écouté les piièrcs
de ceux qui avaient imploré le l'icn-
heurcux Paris.
Il prenait alors un \ieux numéro des
Nouvelles ecclésiastiques, dans lequel
était relatée avec de grands détails
mon hibldire cl il me la lisait d une
voix si touchante que je ne pouvais
m'empêcher de verser des larmes, sur-
tout quand il répétait par deux fois la
dernière phrase de l'article, un ^•erset
de l'Évangile de saint Jean qui s'appli-
quait à tous ceux qui nous avaient
persécutés et qui avaient eu le triste
courage de nier les bienfaits de la
Providence :
— Cette Lumière était la véritable,
qui illumine tout homme venant dans
le monde. Le monde a été fait par elle,
mais le monde ne l'a point connue.
De pareilles leçons se terminaient,
comme vous pouvez le penser, par des
prières ferventes. Nous entonnions un
cantique et nous élevions vers Dieu
nos cœurs reconnaissants. Dans ces
minutes-là, je sentais que j'aimais véri-
tablement l'abbé Donabelle et que je
lui pardonnais facilement ses bizarre-
ries et l'inégalité de son humeur,
rs'était-ce pas lui qui m'avait enrôlé
dans l'armée des vrais chrétiens et qui
m'avait conduit sur le chemin de la
\érité et du salut)...
C'est ainsi que je grandis et que je
devins un homme : quand j'eus vingt-
cinq ans, mon père m'abandonna sa
charge de Trésorier de l'extraordinaire
des guerres. Ce travail m'occupa sans
me fatiguer et me permit de vivre très
retiré du monde, n'ayant d'autre souci
que le soin de mon salut, les devoirs
de la religion et l'affection dont j'entou-
rais mon père. Il n'avait alors que
65 ans, mais il paraissaitplus vieux que
cet âge. Au mois de juillet de l'année
17S1, il fut frappé d'une congestion
qui m'inquiéta fort. Mais il se releva,
semblable en apparence à ce qu'il était
auparavant.
C]e n'était qu'un court répit : le
jg janvier de l'année présente, comme
je rentrais vers les quatre heures, je le
trouvai en proie à une \ iolente sur-
excitation. Notre laquais essayait en
\ ain de le calmer et de le peisuader de
se mettre au lit. Il se plaignait de mille
douleur.-^ et prolérail. au milieu de ses
LE MANUSCRIT DE M. DE LAUTllIERE
gémissements, des mots sans suite.
Puis il se le\a. j^orta les deux mains à
son iVont, lit a i^rands pas, en chance-
lant, le tour de la chambre et brusque-
ment, s'abattit en arrière, livide et
glacé.
Je me précipitai sur lui, muet d'épou-
vante; le laquais m'aida à le hisser sur
son lit. Je le frictionnai de toutes mes
forces; je tentai, en lui entrouvrant les
lèvres, de lui faire avaler quelques
gouttes d'un cordial sou^"erain. Enfin,
au bout dune heure, il revint à lui, me
regarda, me parla, se plaignit et m'or-
donna d'aller chercher sur-le-champ
l'abbé Donabelle,afin qu'il put se con-
fesser. L'instant d'après, l'abbé, qui
était heureusement chez lui, entrait et
s enfermait avec mon père. Un cjuart
d'heure ne s'était pas écoulé que je
recevais Tordre de courir àSaint-Jean-
en-Grève, notre paroisse, pour y deman-
der les sacrements.
Je fis en courant le trajet, qui n'était
pas long, je ne songeais à rien, tant
j étais inquiet et malheureux.
Notre église était à peu près déserte,
à cause de 1 heure a\ ancée de 1 après-
midi. Je m adressai à un bedeau qui
me conduisit à la sacristie et alla
quérir sur-le-champ le \ icaire de se-
maine.
Celui-ci, à qui j expliquai brièvement
ce que je voulais, ne parut pas d'abord
me comprendre; il me fit répéter deux
fois les mêmes questions, s'entortilla
dans des phrases confuses et inintelli-
gibles, et enfin, avec mille démonstra-
tions de politesse, il me lit asseoir à
côté de lui et me força de lui dire mon
nom et ma profession; je sentis la
colère qui m aveuglait et j en vins à
penser qu'il était fcm.
— Jesuis M. Lauthièrc de \'cspérille,
répondis-je pour le faire taire, et mon
père est à l'agonie. 11 a été frappé à
l'instant d'une attaque de paralysie.
— Ah! très bien! très bien!... chu-
chota-t-il en passant sa langue sur ses
lèvres... mais, dites-moi d'abord s'il
s'est confessé et quel est son confes-
seur...
Cette dernière et in\ raisemblable
exigence me confondit : je levai les
épaules et mon impatience trop con-
tenue éclata :
— Que \ous importe': Mon père est
un parfait chrétien; puisqu il réclame
les sacrements, c'est qu'il s'est con-
fessé. N'est-ce pas votre devoir devons
hâter?'
Le Porte-Dieu eut un sourire qui
m exaspéra :
— Je vois, fit-il d'un ton perfide,
que vous refusez de me dire le nom du
confesseur...
Cette dernière impertinence passait
les bornes de l'imaginable.
— Quand je vous aurai dit que c'est
l'abbé Donabelle, en serez-vous plus
avancé? Et vous faut-il quelque chose
encore >
Le large ventre du vicaire se sou-
leva à ces mots et sa bouche s'ou\rit
dans un indécent éclat de rire :
— Fort bien, fort bien, dit-il en ha-
letant, je vous entends et \ ous pou\ez
\ eus vanter de ne pas parler à demi-
mot. L'abbé Donabelle! Parfaitement!
On ne saurait mieux trouver : l'auteur
de tous les libelles jansénistes, le bras
droit de l'évèque de Montpellier, l'an-
cien correspondant de Quesnel, l'écri-
vain des Nouvelles ecclésiasliqiics, l'in-
trigant le plus intrigant, l'hérétique le
plus hérétique de toute cette clique
infâme, le soutien le plus fort, le
théologien le plus subtil, le disputeur
le plus audacieux, le logicien le
plus dévergondé... \oilà un plaisant
confesseur!...
11 s'an-éta, changea de ton et. quit-
tant le persillage, il ajouta:
— Que \ olre pèic, Monsieur, meure
comme il a \écu, avec l'assistance de
l'abbé Donabelle. L'Eglise ne peut
rien pour lui : là où il n'y a pas de sou-
mission, il n'y pas de sacrements à cs-
pérei-. Je ne lui porterai pas le \ iatique,
ni l'extrcme-onction.
LE .MANUSCRIT DE .M. DE LAUTIIIKfîE
Cette dernière phrase tomba sur moi
comme la foudre. Je n'avais rien com-
pris aux divagations du vicaire sur
l'orthodoxie de mon ancien précepteur,
et j'étais très loin de pressentir l'hor-
reur d'une pareille conclusion. Main-
tenant j'avais tout oublié et je ne voyais
que ce fait implacable: mon père allait
mourir sans sacrements, sans prières,
comme un pa'fen.
Je fis deux fois le tour de la sacristie,
en proie à une indignation et à un dé-
sespoir que rien ne peut peindre, puis
je me retournai pour essayer de tléchir,
au moins par mes larmes, le vicaire. Je
portai tout autour de moi des regards
égarés. 11 a\ait disparu.
La nef de Saint-Jean était sombre :
pourtant j'aperçus dans une petite
chapelle un prêtre qui priait. Ce n était
point le vicaire : je m'avançai, ou plu-
tôt je me précipitai vers lui et je lui
demandai, de porter à mon père les
sacrements. Je n'en dis pas plus long
et j'attendis, la gorge serrée, sa réponse.
A ma grande surprise, car je m'atten-
dais à toutes les résistances, il ne fît
aucune difficulté, dit qu'il allait passer
rue des Arcis, puis qu'il reviendrait
à l'église chercher les huiles saintes
il prit son manteau dans un confes-
sionnal et me-suivit, sans un mot, par
les rues. 11 marchait dun pas saccadé
et son visage fin et dur était baissé
vers les pavés, entre lesquels passaient
quelques tr)uffes d herbes.
Mon père me regarda avec des yeux
où se lisait la plustouchantereconnais-
sance. Le prêtre s'approcha de son lit
et lui demanda fort poliment de ses
nr)uvelles, puis il s'assit et m'invita à
en faire de même, disant qu'il avait le
devoir d'interroger mon père et que
la présence de quelque témoin ét;iit
nécessaire.
— Etes-vous jansénister fit-il brus-
quement.
— Nullement, répondit mon père
d'une voix presque assurée, étant né
5QyS le règne du feu roi en i6x6,je
suis trop jeune pour avoir pu adhérer
aux erreurs du Jansénisme.
L'abbé fit un geste d'approbation :
cette phrase lui avait plu. Il continua
son interrogatoire plus posément et
dit presque avec douceur :
— Vous considérez donc comme des
démoniaques, des impies et des sacri-
lèges tous ceux qui, avec l'aide de Sa-
tan, par des mômeries et des convul-
sions, ont tenté de faire croire que
Dieu était descendu sur la tombe de
l'hérésiarque Paris en permettant à sa
dépouille de faire des miracles.
Cette phrase épouvantable fut pro-
noncée très vite, comme une formule
sue d'avance. Je fis involontairement
un geste de bras, tant j'étais trans-
porté d'indignation. Mais en face de
cette agonie, je me maîtrisai. Mon
père leva un doigt de la main droite et
il articula nettement, mais d'une voix
plus faible cjunn souffle:
— Par l'intercession souveraine du
Bienheureux Paris, mon fils ici pré-
sent, François Lauthière de X'^espérillc
a été guéri, lan i 731, d'un mal incura-
ble à la jambe. | ai rendu grâces au
ciel de ce miracle éclatant : comment
pourrais-je le renier aujourd hui'r Je
ne suis pas théologien, mais j'aime
mon fils et je ne le considérerai jamais
comme un sacrilège. Dieu s'est mani-
festé, pour mon bonheur, sur la tombe
du diacre de Paris. Qu'il en soit béni
à jamais : ce n'est pas sur le seuil du
sépulcre que je prononcerai des men-
songes et que je blasphémerai le Sei-
gneur, en oubliant ses bienfaits...
Voilà ce que j'ai à vous diie.
L'abbé, d'un mouvement brusque,
fit remonter son manteau sur son
épaule, puis il darda sur mon père mo-
ribond un (cil narquois et, allongeant
la main sur le lit, dans un geste de
bénédiction dérisoire :
— Vous êtes héiélique. dit-il à
haute \oix, que la miséricorde de
Dieu \ous soit en aide! Je ne puis rien
pour vous.
LE MANUSCRIT DE M. DE LALTIMKRE
Il sortit et je ne le \is pas sortir. Je
demeurai immobile, paralysé, muet,
sans sentiment, sans pensée, sans re-
marquer même Taltération étrange qui
s'était manifestée depuis quelques ins-
tants sur les traits de mon pauvre père.
Les paroles si fermes et si belles qu'il
venait de prononcer n'avaient été que le
dernier éclair de son esprit, que la
partir ainsi, voyageur indigne qui ne
se purifie pas avant le voyage, qui ne
craint pas la colère de son Hôte di\ in,
qui ne sait pas assez le respecter pour
se présenter devant lui autrement que
lavé de toutes les souillures de la vie.
de toute la fange du chemin?- J'avais
assisté bien des fois à la magnifique
cérémonie par laquelle le prêtre donne
IL s Al'I'KOCUA Dli SON LI r 1-T lA I D .MANDA liE SES NOL VtLLl.S
lueur suprême du leu de sa vie. Il fal-
lait maintenant que, pièce à pièce, lam-
beau par lambeau, tout ce qu il y avait
en lui d'ailé et de lumineu.x tombât
s'éteignît, s enfouît pour jamais dans
l'abîme.
Mais, je le répète, je ne pensais à
rien de ce que j'exprime maintenant,
dans la tranquillité silencieuse de mon
cachot. Je ne faisais que songer déses-
■pérément à l'attitude infâme de ce
prêtre, qui \ oulait que mon père mou-
rût sans bénédictions et sans espérance.
N'était-ce pas mourir deux fois que de
au mourant les onctions saintes; je
m'en rappelais tous les détails et j'en
repassais toutes les beautés? Et c'était
l'homme que j'aimais le plus au monde
qui allait être pri\ é de cette immortelle
consolation.
11 y avait dans une pareille idée
quelque chose de si affreux que je ne
pou\ais me résigner... Sans prendre
mon chapeau et, hélas! sans même re-
garder mon père, je sortis en hâte et je
me mis à courir par les rues, vers un
but que, dans ma folie, je ne connais-
sais pas moi-même.
74
LE MANUSCRIT DE M. DE LAUTHIERE
Je me souvins vaguement que, en de
pareilles matières, le Parlement était
compétent : je l'avais entendu dire je
ne sais où, je ne sais quand. Je repris
ma course de plus belle. Les passants
se détournaient sur mon passage et
les cochers me criaient des injures dans
les oreilles. Une horloge, au-dessus de
ma tête, sonna. Quelle heure était-il
doncr Le jour et la nuit se confon-
daient pour moi. 11 était six heures et
demie.
Six heures et demie : j'eus incons-
ciemment un éclat de rire convulsif et,
à haute voix, sans souci de tous ceux qui
m'entouraient, je criai :
— Toute la Basoche est en train de
diner... il n'y a pas de justice à pareille
heure !
C'était vrai : mon père pouvait ago-
niser, râler et mourir, mourir comme
un chien, sans prières! Pourquoi un
des Messieurs du Parlement abrège-
rait-il pour si peu de chose le temps de
son dîner > J'avais la ressource d'arpen-
ter Paris dans tous les sens et d'entrer
dans toutes les églises : les vicaires
avaient des ordres et me demanderaient
le billet de confession que je n'avais
pas. L'abbé Donabelle était janséniste;
j'avais été guéri par le diacre Paris. 11
ne nous était pas permis de prier Dieu
et de mourir dans notre Un 1
Tous ces mots, sans suite et sans
!ien, tourbillonnaient en moi, comme
poussés parle souffle d'un ouragan. Et
e continuais à marcher, à marcher tou-
jours. Ltais-je loin de notre maison,
sur la place de Grève, au Palais, au
faubourg Saint- An toi ne ou à Chaillot)...
Les portes cochères filaient à droite
et à gauche, enfouies dans l'ombre, et
les rues étaient calmes et désertes. Je
ne frôlais plus les jupes des femmes en
passant... Soudain je m arrêtai, je
m'orientai, je regardai le nom d'une
rue, et, comme si je savais encore ce
que je faisais, je m'engouffrai sous un
grand porche et j'a\isai un Suisse
majestueux, doré et hallebarde, qui
se promenait en fumant une pipe :
— Je voudrais voir l'Archevêque.
C'était à l'Archevêché en effet que
ma promenade m'avait mené, car le
délire a, lui aussi, une raison. C'était
dans cette maison que vivait le seul
homme qui pût me veniren aide et qui
pût d'un mot adoucir le sort de mon
père.
Ma perruque était de travers, mes
yeux dardaient des éclairs, mes bas
poudreux tombaient sur mes talons et
mes souliers n'avaient plus déboucles,
je n'avais point de chapeau et le collet
de mon habit, déchiré, laissait échap-
per les flots d'une chemise en dé-
sordre...
Le Suisse me toisa : ma vue aurait
effrayé les plus braves :
— Que voulez-vous, fit-il avec le ton
d'un chien, avez-vous une lettre d'au-
dience >
Son arrogance m'excita: je m'appro-
chai, je me plantai devant lui, et, d'un
seul coup :
— Non, murmurai-je très vite, je n'ai
pas de lettre d'audience. Mais dites
seulement à votre archevêque qu'il est
un misérable...
Et je répétai trois fois, au paroxysme
de la fureur; et en cle\ant à mesure la
voix :
— ■ Un misérable'.... un misérable 1...
un misérable !.. .
Puis je sortis en ajoutant (qui
saura jamais rendre compte de
toutes les folies qu'un homme peut
commettre"-) :
— Je suis le chevalier Laulhière de
Vespérille...
Un abattement absolu succéda à
celle surexcitation. Je ne gesticulais
plus et j'allais mon chemin, sans hâte,
comme si ce n'était point l'iniquité des'
hommes, mais la justice de Dieu qui
m'avait poussé sur celle route. Quand
je rentrai rue des .\rcis, ce qui cle\ail
Lli MANUSCRIT DK M DK LAUTllIKRE
75
advenir était arrivé: mon père était
mort et le laquais en larmes me conta
son agonie, qui a\ait été douce et
sereine. Devant le malheur accompli,
j'oubliai ma colère et je m'agenouillai,
devant le cadavre auguste.
L'abbé Donabelle ne tarda pas à
venir prendre place à mon coté. Je
n'eus point l'idée même de lui parlei,
et il ne m'interrogea pas.
Ah: qui dira la beauté, la gran-
deur, et l'espoir infini de la prière
qui, de mon âme, monta vers le trône
de Dieu! Celui pour qui les juge-
ments des hommes ne sont que des
fétus de paille et leurs condamnations
que des paroles jetées au vent. Celui-là
sans doute m'aura entendu et il aura
recueilli les vœu.x de mon cœur,
comme le soleil pompe l'eau limpide,
quand l'orage est passé. ..
Vers deux heures de la nuit, tandis
que j'étais toujours immobile, auprès
du lit de mort, on vint m'arrcter. Je
n en fus pas surpris...
Aie voilà depuis cinq mois à la Bas-
tille et je n'obtiens aucune justice. Le
Parlement est en exil, l'église est bou-
leversée, en proie aux dernières con-
vulsions. La Révolution qui emportera
dans ses tourbillons la Monarchie et la
France approche à pas lourds, que l'on
entendauloin... Et, pendant ce temps,
à Versailles, insoucieux de la Foi, de
la Justice et de Dieu, notre roi, Louis
le Bien-Aimé, ne songe qu'à remplacer
la Pompadour par la Morphise, la
courtisane par la fille publique!...
Ayez pitié. Dieu tout-puissant!
Louis DE Pkéaldeau.
FRANÇAIS EN CHINE
Dans un opuscule, La Véritable
Chine, qu'il fit paraître à Shanghaï,
en igoo, Ou Tsong-Lien, Tundes meil-
leurs diplomates chinois, aujourd'hui
premier secrétaire de la légation de
Chine à Paris et ancien contrôleur gé-
néral de l'Etat à la Compagnie des
chemins de fer de llankcou-Pékin,
écrit :
La mauvaise direction de l'industrie, les mal-
versations qui se produisent dans les finances,
le désordre qui existe parmi les fonctionnaires
et l'insuffisance de l'enseignement sont les
moindres soucis de l'empereur. Ce qui le préoc-
cupe particulièrement, c'est que la Russie le
menace au Nord par l'annexe de \'ladivostock
et l'établissement du chemin de fer transsibérien,
la France au Sud par l'occupation de l'Annam et
du Tonkin, et le royaume britannique par l'oc-
cupation de la Fiirmanie.
Ces trois puissantes nations poursuivent ac-
tivement leur colonisation, sous prétexte de
créer des débouchés pour leurs marchandises.
V.n réalité elles gardent chacune une arrière-
pensée et visent un seul but : celui de saisir la
première occasion favorable pour étendre leurs
colonies aussi loin que possible.
Les préoccupations que prête à son
empereur le diplomate chinois sont un
peu tardives. Le chemin de fer transsi-
bérien est aujourd'hui terminé (nous le
verrons), et ce n'est plus à Vladivos-
tock que sont les Cosaques davant-
garde, mais à Port-Arthur et à Niou-
tchouang, sur la frontière du Pe-tchi-li.
Ce n'est plus par la !)irmanie que l'An-
gleterre veut pénétrer la masse du Cé-
leste ICmpire; lord Curzon, le vice-roi
de rinde, qui n'avait semblé accepter
cette très haute charge que pour réali-
ser le vieux rêve de la jonction des val-
léesde l'Iraouadi et du Yang-tse-Kiang,
a avoué la difficulté quasi surhumaine
d'une pareille tâche; cette tâche équi-
vaudrait, en effet, d'après le voyageur
Colquhoun (un Anglais) à franchir
sept ou huit fois les Alpes ! C'est par la
mer que « Celle qui règne sur les flots »
comme dit la vieille chanson, veut for-
cer les portes disloquées du pays jaune,
c'est par Shanghaï et Yang-tse-Kiang,
c'est par le Pe-Lchi-li. Quant à l'occu-
pation de l'Annam et du Tonkin, c'est
aujourd hui. pour nous, de l'histoire
coloniale ancienne; ces pays sont
français, et l'empereur de Chine n'a
plus sujet d'en avoir souci.
Si ce chef d'Etat se préoccupe vrai-
ment de la marche des étrangers sur
ses territoires héréditaires, c'est la
Mandchourie cl les Russes, le (2han-
Toung et les Allemands, la vallée du
'^ ang-tse-Kiang et l'Angleterre, la po-
litique japonaise, enfin, qui doi\ent
surtout lui donner des veilles.
Tels sont, à vrai dire, les termes ac-
tuels de la question chinoise.
Où Tsong-Lien, en bon diplomate,
auia voulu nous cacher, même en écri-
\ anl, une partie de sa pensée ; s'il nous
parle de \Tadi\ ostock. de la Birmanie
et de l'Annam, c'est pour n'avoir pas à
nous parler de la .Mandchourie, du
Selchouang, des Allemands et des
Japonais. Du moins, dans ses pages.
RUSSES ET FRANÇAIS EN CHINE
faut-il puiser l'aveu, par un haut fonc-
tionnaire chinois, de la révolution qui
vient de se produire en Chine. Il y a
un siècle, combien peu devait préoccu-
per l'empereur de Pékin les faits et
gestes des Anglais, des Français, et de
Napoléon l" lui-même ! Aujourd'hui,
la longtemps fameuse muraille de Chine
nouvelle que les Russes ne parlaient
plus d'évacuer la Mandchourie. et un
autre fait, dont on a parlé à peine, le
retour du lieutenant de vaisseau
llourst, chargé d'une longue mission
sur le haut Yang-tsé-Kiang, a rappelé
notre attention sur l'œuvre française
dans cette \-allée, cœur de l'empire.
A IIAN-KEOU
LA BERGE DU YANO-TZË-KI A NG AUX BASSES-EAUX
n'est plus qu'un but pour touristes, et
nos Européennes y promènent leurs
ombrelles: c'est vraiment le symbole
d une l'évolution dont nos descendants
verront bien mieux que nous et l'im-
portance, et les conséquences cachées,
et, peut-être, les dangers lointains.
Que la question chinoise se résume,
à l'heure que j'écris, dans les tei-mes
donnés plus haut, des éxénements tout
récents viennent d'en fournir des
preuves nouvelles.
Nous avonsencore lesoreilles pleines
du tintamaire plaisant qui éclata dans
la presse œcuménique, à la gi-anclc
Ces événements feront le sujet de cette
causerie familière. V^olontaircment, je
ne dirai rien, ni des efforts japonais,
sur quoi les projets d'augmentation de
la flotte du Mikado viennent de jeter
une lumière nouvelle, ni sur les efforts
allemands, vraiment remarquables et
inquiétants en Chine, et qui méritent
une étude particulière, ni même sur les
intrigues politico-commerciales des
.\nglais. Je me bornerai à ce sujet
suflisamment\astc : Russes et Français
en Chine.
De tout temps, les grands Etats se
sont entourés d un cercle de demi-pos-
RUSSES ET FRANÇAIS EN CHINE
sessions, territoires sous leur dépen-
dance plus ou moins complète, et dont
lannexion n'était retardée que par des
motifs d'opportunité... ou de force
majeure. Mazarin avait fait son roi
Protecteur de la Ligue du Rhin; Napo-
léon I" avait entouré son empire des
royaumes vassaux de Hollande, de
Westphalie. d"Italie et d'Espagne. De
nos temps, les Etats européens multi-
plient, autour de leurs possessions
lointaines, et les protectorats, et les
zones d'influence, et les territoires à
bail. C'est un vieux procédé de
conquête.
La Mandchourie est, virtuellement.
une demi-possession de la Russie.
Qu'elle soit comprise, et à un degré
tout spécial, dans la sphère d'influence
russe, cela a toujours été universelle-
ment concédé . soit par la diplomatie
officiellement, soit, de manière moins
solennelle, par les organes de l'opinion
publique. Mais où le désaccord se pro-
duisit, ce fut lorsque, au moment de
l'insurrection des Boxeurs, la r<ussie
fut amenée à prendre, à titre extraor-
dinaire, des mesures conservatoires.
La situation normale rétablie, il parut
nécessaire aux autres puissances, que
la Russie supprimât ces précautions
exceptionnelles et revint au satu quo
cinte. Mais la question se posa desavoir
s'il s'agissait purement et simplement
de faire disparaître les conséquences
et les traces d'un état de guerre mo-
mentané, ou de porter atteinte à un
état de fait particulièrement favorable
à la Russie. Sur celte question, amis et
ennemis de la Russie répondirent dif-
féremment.
Quant au gou\erncmenl du tsar, il
s engagea, le >< avril igoj. à rendre à
la Chine, en .Mandchourie, le libre
exercice des dioits administratifs et
sou\ erains, comme avant l'occupation
du pays par les troupes russes. L'ar-
ticle 2 stipulait, sauf le cas de troubles
quelconques ou d'obstacles causés par
la conduite des autres puissances, de
quelle manière se ferait l'évacuation.
En six mois, évacuation de la rive
droite du Liao-ho; dans les six mois
suivants, évacuation du reste de la
Mandchourie méridionale et de la pro-
vince de Kirin; dans les six mois sui-
vants, évacuation de la province du
Nord.
Ainsi donc, toute la Mandchourie
méridionale et centrale aurait dû être
évacuée le 8 avril dernier : le 14, la
place de commerce de Niou-tchouang,
sur la rive gauche du Liao-ho. était
occupée encore. Le correspondant du
Times télégraphiait alors de cette ville :
Il n'v a rien de changé ici depuis ma der-
nière visite, qui remonte à six mois, sinon
que. dans l'intervalle la Russie a resserré son
étreinte sur la Mandchourie. C'est le 8 que les
Russes auraient dû restituer Niou-tchouang à la
Chine. Cependant les Russes sont tranquille-
ment en pleine possession-occupation, le dra-
peau russe flotte tranquillement sur la douane.
les Russes perçoivent tranquillement l'impôt
sur les maisons, administrent la ville indigène,
font la police du district, et le temple élevé au
centre de la concession étrangère est iranquil-
lemrnt occupe par les soldats russes.
Aussitôt, deux puissances prirent
feu, les Etats-Unis, l'Angleterre. Le
département d'Etat, à Washington,
renouvela à la Chine un mémorandum
de 1901 sur l'inconvénient que les
Etats-Unis verraient à ce qu'elle fit
une cession de territoire à un Etat
étranger; le 11 mai, lord Cranborne
annonça à la Chambre des communes
que l'Angleterre avait fait à la Russie
des (I communications amicales », le
gou\ernement russe répondit tranquil-
lement (pour employer rad\erbe cher
au correspondant du Times) i; qu'il s'en
tenait à son engagement d'évacuer la
.Mandchourie, bien que l'évacuation ait
été temporairement retardée». Comme,
de plus, il déclarait expressément
(( qu'il n'avait pas l'intention de prendre
aucune mesure tendant à exclure les
consuls étrangers ou à priver le com-
merce étianger de l'usage des ports »,
l'Angleterre et les l^tats-Unis se
luient... Ils recommenceront leurs
RUSSES ET FRANÇAIS EN CHINE
protestations à la prochaine dépêche
du correspondant du Times.
Pendant ce temps, la Russie s'impa-
tronise en Mandchourie.
C'est que le traité d'évacuation du
8 avril 1902, qui a surpris, bien à tort,
tant de gens, et qui leur a fait se de-
mander si la Russie, sous Nicolas II,
oubliait le mot de Nicolas I"' : Là où
le dt npL\iii russe j été une fois arboré, il
ne peut plus être descendu, c'est que ce
traité donnait au contraire à cette
puissance les clefs de la maison.
D'abord, il laissait intact le droit de
protection de la voie ferrée accordé à
la Russie en 1896. Or, la Mandchourie
est formée d'immenses massifs inha-
bités, entre lesquels serpentent des
vallées populeuses, où sont à la fois
et les centres économiques et les routes.
Les lignes de l'Est chinois et du Sud
mandchourien suivent forcément ces
vallées. Il en résulte, selon l'ingénieuse
remarque de M. II. Bidou, que beau-
coup des points que la Russie deTrait,
en \ertu du traité de 1902, évacuer, en
tant que villes mandchouriennes, elle
est, par ce même traité confirmant
celui de 1896, autorisée à les garder
en tant que chemin de fer. Il est vrai
que beaucoup de villes, actuellement,
ne sont pas sur la voie qui a coupé au
court. Les Russes remédient soigneu-
sement à cet état de choses : un em-
branchement sur Kirin a été commencé
en décembre dei'nier, et 108 kilomètres
de voie de\aient être posés ce prin-
temps.
C'est pourquoi l'éx acuation se borne
le plus souvent à un simple change-
ment de casernement des troupes rus-
ses : elles se rendent de leur logement
ancien dans la ville chinoise à leur
logement nouveau dans la concession
russe. C'est un voyage qui dure quel-
ques minutes. Un exemple : le 3 jan-
\ier derniei-, une dépêche de Moukden
annonçait que la remise des bâtiments
impériaux aux autorités chinoises avait
commencé. L opcralion se p(Hirsui\il
79
avec une conscience admirable : les
Russes enlevèrent jusqu'à leurs morts!
Une dépêche du 12 annonçait que les
corps de leurs compagnons morts
pendant l'occupation avaient été solen-
nellement enlevés et transférés dans le
voisinage de la station... qui, elle,
continue à être confiée à la garde des
Russes.
Ainsi, peu à peu, aux vieilles ailles
mandchoues du xv!!"" siècle, se substi-
tuent des villes neuves, des quartiers
russes, en pierre, qui commandent le
chemin de fer, et deviendront les cen-
tres d'activité d'une Mandchourie nou-
velle. Grâce à ces points d'appui, l'in-
iluence russe s'installe et s'étend. Elle
procède par l'école, par l'église, par le
musée, d'abord. Le même jour qu'on
annonçait la grande évacuation de
Moukden, nous apprenions qu'à Khar-
bin, la Compagnie du chemin de 1er
de l'Est chinois (le transmandchou-
rien) venait de fonder une école russe
pour l'étude de la langue chinoise.
L'école, construite naturellement dans
la ville neuve (la ville russe), est gra-
tuite pour les employés du chemin de
fer. Et l'inlluence des Russes s'installe
et s'étend aussi par leuradministration.
L'indigène, avec les années, s'habitue
à leur obéir. Leurs consuls, après
l'évacuation, continuent à commander.
Le « commandant du district transa-
mourien », en résidence à Kharbin,
joue, depuis 1900, le rôle de véiitable
gouverneur de la Mandchourie.
Enfin, pour rester môme dans les
villes qui se trouvent éloignées de la-
\oie ferrée, les Russes usent de l'excel-
lent prétexte que leur fournit l'article 2
du traité d'évacuation. Je veux parler
de I état troublé du pays et de l'impuis-
sance manifeste de l'administration
chinoise. Le lléau de la Mandchourie,
ce sont les armées de brigands, les
hhounkhouses, qui n'ont cessé de tenir
la campagne depuis les troubles. Les (À-)-
saques passent leur temps à se balti'e
contre eux. X'oici un exemple du fait.
8o
RUSSES ET FRANÇAIS EN CHINE
En octobre dernier, 700 khounkhou-
ses attaquent la ville de Bodouné, s'en
emparent, brûlent des maisons, font
prisonnier le gouverneur chinois. La
population, les commerçants étaient
sans défense aucune. Aussitôt, le com-
mandant du 2" corps sibérien envoya
immédiatement à leur secours un déta-
a fait également couler beaucoup
d'encre inutile) par les Anglais. Le
seul point délicat a été mis à nu lors
des dernières difficultés ; il a trait à
l'attitude du gouvernement russe, en
Mandchourie, à l'égard des étrangers.
Il est manifeste que ceux-ci sont
regardés par l'administration russe
SUR LE IIAUI YANG-TZi:-KIANG — UNli JONQUE
chemcnt avec deux canons. Il fallut se
battre. Les Kusses reprirent la ville
repoussèrent les /{hoiinlihoiiscs, prirent
Jeur chef qui fut exécuté, et délivrèrent
le gouverneur chinois, qui fut rétabli
par eux dans son autorité. Conclusion :
une garnison russe fut laissée dans la
ville, et y restera... jusqu'à ce que les
attaques des brigands aient définiti-
vement cessé.
Keslant donc dans les termes du
traité d'évacuation, les Russes, on le
voit, sont en train de rendre leur occu-
pation de la Mandchourie aussi solide
que celle del l'Egypte (dont ré\ aciialion
avec défiance. N'est-on pas allé jus-
qu'à exiger d'eux, pendant leur tra-
\ersée du pays, un passeport russe?
Cette obligation, d'ailleurs, n'a été
maintenue que quelques jours. Le
Aoroié Vrcniia^ dans un article du
]'■' mai, expliLiuail celle politique:
Tiiut Jmmniclpiilitiquc i-Hii faisonnc juste,
disait le journal russe, dans l'Est eomnie dans
l'Ouest, doit comprendre que la Russie n'a pas
repoussé l'aj^ression des Ho.xcurset des réKidiers
chinois, ni dépensé des millions de roubles à
construire le chemin de 1er de la .Mandchourie,
pour que la Russie, qui touche nos possessions
encore peu peuplées d'Asie, serve d'arène aux
intri;;iics des eiineniis de la Russie. Toute
RUSSES ET FRANÇAIS EN CHINE
autre puissance qui aurait fait la moitié de ce
que nous avons fait pour la pacification et le
développement économique de la Mandchourie,
regarderait cette province comme sa propriété
inaliénable et ne permettrait à personne autre
d'en approcher.
Telle semble bien être la politique
de la Russie. Elle veut la Mandchourie,
signaler combien l'action politique du
Transsibérien, et de son prolongement
direct, le Transmandchourien, se révèle
chaque année davantage d'une impor-
tance plus grande. Ce sont ces deux
rails qui ont donné, en Chine, à la
Russie, toute son influence; ce sont eux
qui lui ont permis de réaliser en
'«ite ^
" Le Petit Orphelin ''' îlot du yang-t^e-kiang
(l'^nlrc llan-Keou et Shanfjhai)
elle l'aura ; ellelatient déjà. Seulement,
il lui faudra user de quelque délicatesse,
pour ne point exciter intempestivement
l'appétit de ses voisins de Wei-hai-
wei : les Anglais; de ses voisins d'au-
delàlegolfedu Pe-tchi-li : les Japonais;
de ses voisins... d'au-delà le Pacifique:
les Américains.
L'annexion de la Mandchourie n'est
plus qu'une question de forme.
Je ne saurais quitter cette question
de la pénétration russe en Asie, sans
XVIII. — 6.
Extrême-Orient le rêve qu'elle pour-
suivit longtemps vers les Afghans : la
poussée vers les mers libres d'Asie.
Des renseignements précis et récents
viennent d'être publiés sur l'état de ce
nouveau transcontinental, d'un côté
par M. Paul Labbé, l'un des voya-
geurs qui connaissent le mieux, as-
surément, à cet heure, ri'.xtrêmc-
Orient russe, et, de l'autre, par le
Comité du chemin de fer sibérien. Je
rappelle que ce comité, fondé le 14
82
RUSSES ET FRA.XfJAlS EX CHINE
janvier 1893, par l'empereur Alexandre
III, et à la tête duquel se trouvait alors
le tsarévitch Nicolas, le tsar actuel, a
dirigé et ordonné tous les travaux re-
latifs et à l'exécution de la voie et aux
entreprises auxiliaires, lesquelles em-
brassent, à vrai dire, toute la coloni-
sation de la Sibérie. (( Que le Tout-
Puissant, disait le tsar à son fils, lors
de la création de ce comité, vous
assiste dans la réalisation d'une entre-
prise que je prends grandement à
cœur, tout comme les projets qui
devront contribuer au peuplement et
au développement industriel de la
Sibérie ! »
Ce souhait du dernier tsar a été
réalisé. La 40*= séance du comité a eu
lieu, le 15 janvier dernier, juste dix ans
après la fondation, comme l'a fait re-
marquer le comte Solsky dans son al-
locution au tsar, qui n'a pas cessé de
présider les séances; et le résumé de
l'œuvre accomplie pendant ces dix ans
est une page vraiment triomphale.
Le Transsibérien est aujourd'hui ter-
miné sur toute sa longueur, sauf la
ligne qui doit contourner le lac Ba'ikai,
et dont on espère achever la difficile
construction (le pays est des plus mon-
tagneux) a\ant la fin de 1904. Sa lon-
gueur, y compris cette dernière ligne,
est de 5.628 verstes (une verste équi-
vaut à 1.067 "^-li son prix atteint un
total de 384.604.374 roubles (le rouble
\aut 2 fr. 70). La ligne de l'Est chi-
nois, qui sert de jonction entre le
Transsibérien et le port de Vladi\ os-
tok, mesure, a\ec I embranchement de
Port-Arthur, 2.337 \erstes. (>ette
deuxième ligne est aujourd'hui égale-
ment terminée, à l'exception du long
tunnel qui doit tra\erser les Monts
Khingans: les deux tronçons, des
deux côtés des montagnes, ne sont
encore reliés que par une voie pro\ i-
soire, à l'air libre, qui escalade et dé-
gringole péniblemenl, en zigzags, les
pentes escarpées.
Ou peut donc aller dc'sunnais, direc-
tement, de Paris à Vladivostok et à
Port-Arthur; seul, le passage du lac
Baïkal nécessite un transbordement et
se fait en traîneau l'hiver, en bateau
spécial l'été. Voici en peu de chiffres,
les avantages que prépare la pré-
sente nouvelle voie mondiale; le trajet
entre Londres et Shanghaï par l'Amé-
rique exige 30 ou 31 jours de \oyage,
et. par la Sibérie, seulement 18 1/2;
celui de Shanghaï à Hambourg exige
37 jours de voyage par le canal de Suez,
et, par la Sibérie, seulement 17 1/2.
Mais il ne faudrait pas que ces chiffres
amènent le lecteur à s'exagérer le rôle
actuel et l'avenir de cette voie au point
de vue économique. Si les voyageurs,
le plus souvent pressés de toucher au
terme d'un long et pénible voyage,
préféreront de plus en plus la voie
ferrée, plus courte, aux lignes mari-
times, il faut reconnaître qu'il n'en
pourrait être de même pour les mar-
chandises. On sait que le transport
par mer est toujours le plus écono-
mique. De plus, un train de marchan-
dises peut parcourir, sans frais excessifs,
les 10.000 kilomètres qui séparent Vla-
divostok de Pétersbourg, mais mettra
toujours beaucoup plus de temps qu'il
n'en faut à un bateau pour se rendre
de Vladivostok à Odessa. Cela sera
encore \ rai, même lorsque sera achevée
la ligne qui contournera le lac Baïkal.
xMais ces considérations, que les
journaux russes passent sous silence,
ne doi^ent pas nous faire oublier la
triple importance stratégique, colo-
niale, économique (transport des voya-
geurs) du Transsibérien. Nous avons
\u que c'était grâce à ce chemin de
fer que la Russie occupait aujoui-
d'hui en Chine une situation prépondé-
rante.
\-A la l'ranccr
ICn Chine, entre I action iiisse et
l'action Irançaise, existe une cliliérence
RUSSES ET FRANÇAIS EN CHINE
fondamentale qu'on ne saurait trop
mettre en lumière pour répondre aux
attardés qui accusent sans trêve la
France de ne rêver que plaies et
bosses. Il y a bien longtemps, il y a des
siècles, dirait-on. que >sapoléon le
Conquérant est mort; comme pour
l'empêcher de ressurgir, un bloc
énorme pèse sur son cercueil, aux
Invalides.
Voici cette différence fondamentale :
en Chine, l'action russe est en pre-
mière ligne politique: la française, en
première ligne économique. (Je néglige
ici les efforts secondaires de notre di-
plomatie à Pékin : la manière à recom-
mander, auprès des habiles ministres
du Fils du Ciel, étant la politique du
fait accompli. Les Allemands excellent
dans cette politique )
Nos terrains d action, à nous autres,
sont le Vunnan, qui prolonge au Nord
les hautes terres du Tonkin, et cette
vallée du Yang-tsé-Kiang qui, par son
immensité, sa fertilité, son peuplement,
mérite d'être appelée la Chine propre.
On a eu, ces jours derniers, de
mauvaises nouvelles du Yunnan.'(( La
rébellion, disait un câblogramme du
i'^'' juin, était maîtresse de tout le pays
entre Yunnan-sen, qui est la capitale,
et la frontière de notre Indo-Chine;
les travaux du chemin de fer étaient
interrompus. Depuis, les communica-
tions ont été rétablies. Il ne faudrait
pas croire, cependant, que la situation
dans la Chine méridionale soit satisfai-
sante. Depuis le commencement de
l'année, les provinces du Kouang-si et
du Kouang-toung n'ont cessé d'être
troublées. Le lo février, les insurgés
battaient les troupes impériales, leur
tuant cinq cents hommes. Ils s'atta-
quaient de préférence, comme dans
cette affaire du défilé de '^i'an-ning, aux
convois d'armes et de munitions; ainsi
peuvent s'équiper les recrues toujours
plus nombreuses qui répondent à l'ap-
pel des sociétés secrètes. Une pareille
agilation, sur les frontières même de
notre empire, ne peut nous laisser in-
différents. Le bruit a couru, en avril,
dune intervention française dans le
Kouang-si. C'était un bruit maheil-
lant; le Times lui-même l'a dû démen-
tir. Nous voit-on nous mettre à la
poursuite des nombreux rebelles épar-
pillés dans les montagnes de deux
provinces chinoises, et les traquer
jusqu'à l'écrasement final? C'eût été la
plus difficile et la plus inutile des expé-
ditions coloniales. Non, notre rôle, en
face de l'insurrection sans cesse renais-
sante dans cette Chine du Sud, qui
est notre voisine, nous paraît claire-
ment tracé ; d'abord, et surtout, sur-
veiller étroitement notre frontière, la
préserver de toute attaque, et, en se-
conde ligne, nous maintenir en forces
sur la voie qui nous a été concédée de
cette frontière à Yunnan-sen, et que
nous sommes en train de construire.
Voilà une tâche, bien précise, et dont
l'exécution n'est pas au-dessus de nos
forces.
J'appliquerais volontiers à ces pro-
vinces chinoises limitrophes du Tonkin
les paroles que prononçait, à propos de
rindo-Chine centrale, M. Ribot, le
12 mars dernier, à la tribune de la
Chambre:
Il ne s'agit pas de porter la l'esprit de con-
quête, non ! Je ne crois pas qu'il soit de i'inié-
rèt de la France d'annexer toujours à ses pos-
sessions de nouvelles zones, de nouveaux terri-
toires et d'y envoyer des fonctionnaires ; ce
n'est pas du tout ma pensée. Ce qui est essen-
tiel, c'est que dans cette zone du bassin du
.Mékong, nous ne laissions s'établir aucune
influence qui pourrait contrai'ier la nôtre.
On ne saurait mieux dire. La cons-
truction du chemin de fer de Yunnan-
sen et la garde de notre vaste frontière'
doivent suffire, pour l'heure, a notre
ambition dans la Chine du Sud.
Si ce mot de '^ unnan commence à
être connu chez nous, et si le nombre
augmente, de ceux qui sa\ ent que nous
avons par là désintérêts précis, et que
nous veillons sur ces intérêts, je crains
bien et je crois bien qu'il n'en est
84
RUSSES ET P-RANCAIS EN CHINE
pas de même pour les vaillants efforts
de nos nationaux dans la vallée du
Yang-tsé-kiang. Dans le même temps
que paraissait dans le Bulletin du
comité de l'Asie française une lettre
instructive adressée de Shanghaï par
un des principaux membres de ce
comité. M. R. de Caix, le lieutenant de
vaisseau Hourst. de retour du Se-
tchouan, et M. F. Caissial. un ingénieur
depuis plusieurs années à Shanghaï
(et à Tobligeance de qui je dois les
belles vues photographiques qui illus-
trent cet article), me signalaient ces
efforts, que le succès commence à
récompenser..
Shanghaï est la porte du Vang-tsé-
Kiang. Elle devient de plus en plus la
métropole commerciale de la Chine.
Or, on nous assure que notre situation
yestbien meilleure que nele laisseraient
croire, par exemple, les statistiques
douanières.
Une part de plus en plus importante
du commerce français passe dans les
navires sur lesquels flotte le pavillon
anglais, l'Union Jack, que le pavillon
allemand commence d'ailleurs à faire
reculer. Mais, nous apprend M. de
Caix, les statistiques des douanes
impériales chinoises sont (( d'une admi-
rable fausseté ». Elles enregistrent en
bloc, sans aucune distinction d'origine
ni de destination, le commerce que fait
avec la Chine l'Europe continentale
tout entière. Par contre, elles mettent
à part le commerce avec l'Angleterre,
et avec un certain nombre de ports...
anglais: Gibraltar. Malte. Singapour,
Hong-Kong. Toute marchandise qui
arrive avec un connaissement de ces
ports, est réputée, pour les douanes
impériales, marchandise anglaise,
comme si cette administration ignorait
que Singapour et Hong-Kong, par
exemple, sont de simples centres de
distribution, des ports de transborde-
ment où affluent les articles qui cir-
culent entre la Chine et le monde
entier 1 11 faut ajouter que toute mar-
chandise qui arrive par bateau anglais
(et ces bateaux sont encore les plus
nombreux) est également réputée mar-
chandise anglaise. Et c'est ainsi que
l'Angleterre se vante de faire les trois
quarts du commerce du Céleste Em-
pire !
L'explication de ce petit tour de passe-
passe r C'est que le directeur des douanes
impériales chinoises est un Anglais, sir
Robert llart. auquel une existence
passée presque tout entière en Chine,
et aussi une grande valeur personnelle,
donnent aujourd'hui, à Pékin, une
influence particulière.
Rétablir, dans des statistiques ainsi
(( truquées )), la part qui revient vrai-
ment à chacun, est tâche bien malaisée.
Je ne mettrai ici qu'un seul fait en
relief. Les exportations de Shanghaï
attribuées à 1 Europe continentale n ont
été, en 190 1, que de 14.600.000 taels
I pendant cette année, le tael a valu en
moyenne 3 fr. 75). Or. l'on sait que
cette ville, en 1901. a vendu pour 24
millions de soieries (soit 71 0/0 de ses
exportations), et que la France à elle
seule a absorbé 43 0/0, de ces ventes
l'Italie, 120/0. Ainsi, les seuls achats
de soie faits par la France et l'Italie à
Shanghaï arriveraient à constituer la
presque totalité des exportations de
Shanghaï, généreusement attribuées
par les statistiques officielles au conti-
nent européen 1 Si l'on ajoute que la
France, de plus, achète à elle seule
pour 2 millions et demi de francs de
soiesde porc, pour2millionsde graines
de sésame, sans compter 800 tonnes de
ramie, des peaux, du thé, etc., on se
convaincra qu'une bonne partie des
marchandises qui, de Shanghaï, s'en
vont à Hong-Kong, à Singapour, ou
môme en .Vngleterre, d'après les comp-
tes rendus des douanes impériales,
sont réellement destinées à l'Europe
continentale et, en particulier, à la
i'rance.
Un autre signe \isible dudé\e!oppe-
mont de notre influence à Shanghaï,
R r s s E s ET 1' lî A N C A I S K N C 1 1 1 .\ l'
est la transf(irmation de la concession
française. ( )n sait que nous possédons
dans cette ville, à côté du grand scltle-
menl (jadis anglais et devenu interna-
tional, quoique régi, en fait, par les
ressortissants britanniques), un terri-
toire administré par nos autorités et
soumis à nos lois. C'est pour notre co-
centre d'approvisionnement et de vente
de ISO millions d'hommes, et où tran-
site chaque année pour loo millions de
taëls de marchandises, notre commerce
s'emploie également à accroître sa
part, longtemps congrue. Ici, exception
faite du commerce spécial que font les
maisons russes exportant du thé à
SUR l.F, YANr.-TSlO-KIANG — UN TR\IN DE BOIS
lonie un point d'attache, un appui pié-
cieux. Sans doute ce fut pour cette
raison que les Anglais se montrèrent
si hostiles lorsque se posa, en 1S9.S. la
question de l'extension de la conces-
sion française. Or, pendant longtemps,
nous ne fîmes rien de notre territoire;
c'était simplement une ville chinoise
de 100.000 habitants, administrée par
des [«'rançais. Depuis peu, cette situa-
tion a changé. Nos commerçants se
sont mis à construire, et les entreprises
de nos nationaux deviennent chaque
jour plus nombreuses autoui' de notre
consulat.
Plus haut, sur le lieux e, à llan-keou,
Odessa et des briquettes de déchets de
thé en Sibérie, nous occupons le se-
cond rang dans les affaires de la place.
Nous ferions, d'après les principales
maisons établies à Ilan-keou, 35 0/0
de ce commerce, contre 4=; 0/0 aux
Allemands et S 0/0 aux Anglais.
Ceux-ci, cependant, ont été les pre-
miers às'établirdans la \ allée du grand
Oeuve. Leur rôle semble, de plus en
plus, se borner au transport des mar-
chandises. Encor'e leur est-il disputé
par les Allemands et les Japonais. La
fiance, elle-même, va se metti-e sur
les rangs. Une de nos grandes maisons
de commerce de Shanghaï aura, l'année
86
RUSSES ET FRANÇAIS EN CHINE
prochaine, un service surNing-Po. d'une
part, et, de l'autre, un service sur Han-
keou, avec prolongement par petits
vapeurs sur I-tchang .
Au delà d'I-tchang, c'est le lieute-
nant de vaisseau Hourst qui sera notre
guide.
M. Ilourst n'est pas un inconnu pour
les lecteurs du Monde moderne. En
mars 1897, je leur racontais sa belle
exploration du cours du Niger, de
Tombouctou à l'embouchure du fleuve.
C'est un Anglais, Archibald Little.
qui eut le premier l'idée de faire fran-
chir par des vapeurs les gorges d'I-
tchang: mais il lui fallut attendre que
le traité de Simonoséki. ait ouvert au
commerce européen le port de Tchong-
King, pour que cette tentative pût être
faite. En 1900. deux canonnières an-
glaises, construites spécialement pour
cette navigation, le Woodcock et le
WoodLirk.; partirent de Han-keou, et
parvinrent le 7 mai à Tchong-King.
L'Allemagnevoulutimiter cet exemple.
Sa caaonnière, le Suihsiang^ quittait
I-tchang le 27 décembre : quatre
heures plus tard un faux coup de barre
faisait sombrer le ^ apeur dans le ra-
pide de Kong-ling. en aval de Koui-
hien; la moitié des passagers périrent.
C'est ainsi que, durant cette année
1900, le pavillon anglais fut le seul
qui flottât sur le cours moyen du
ileu\e.
En octobre 1901, rO/;;v, canonnière
française, sous le commandement de
M. Ilourst, prenait à I-tchang le fa-
meux pilote anglais Plant, s'engageait
dans les rapides, et atteignait Tchang-
king, le 13 n<)\embie. Sa chaloupe à
\apcur, le 'fa-ln\in_i;\ le rejoignait peu
après, (nacc à une subvention de
100.000 francs, consentie par le gou-
vernement de r!ndo-(>hinc. M. Ilourst
put s'établir solidement à Tchong-
King; la France y possède désormais
des ateliers, une caserne, des maisons
pour ses officiers. Le Ta-lii.mi; remonta
le fleuve jusqu'à la grande \ille de
Soui-fou. et reconnut qu'à partir de
Ping-chan-hsien, le fleuve était com-
plètement impraticable, à toute épo-
que, pour les vapeurs. La navigation
serait même impossible pour les em-
barcations indigènes, à partir de Man-
tsé. Sur le Yang-tsé-Kiang. M. Hourst
et les officiers qui l'accompagnaient
(comme M. du Boucheron, enseigne
de vaisseau), ont relevé et triangulé,
de I-tchang à Soui-fou, 62s milles de
rivière. Grâce à eux, notre connaissance
du bief moyen du Yang-tsé-Kiang, est
aujourd'hui scientifique.
Le second objet de la mission de
M. Hourst était l'étude de cette pro-
vince du Sé-tchouan, grande comme
la France, et dont les richesses minières
et agricoles ont été vantées par tant
de \oyageurs. L'officier français re-
monta le Fou-ho, que les cartes appel-
lent le Min. jusqu'à Kiating. Cette
navigation fut très pénible; il fallut
13 jours pour parcourir 175 kilomètres.
L'0/;^'ne put pousser plus avant. Mais
le Ta-kiJHo-, sous le commandement
de M. Térisse, enseigne de vaisseau,
parvint à Kiankeou. qui n'est qu'à
40 kilomètres de la capitale de la pro-
vince, Tcheng-Tou. Ce fut le point
extrême atteint par la chaloupe à va-
peur française: on était ici à 3.270 kilo-
mètres de la mer. M. Hourst remonta
en jonques jusqu'à la capitale. Celle-ci
était menacée par des bandes de
rebelles. Le consul anglais parlait déjà
d'é\acuation. M. Ilourst fut assez heu-
reux pour préserver les chrétiens de
l'cheng- Tou d'un massacre imminent
(juillet-août 1902).
I''atigué par ces travaux continuels,
il quitta Tchong-King, le6 marsdernier,
et demanda à êtie remplacé. M peut
eue satisfait de son teuvre. Il a installé
notre influence au C(cur de la (>hine,
il nous a ouvert le Se-tchouan, il nous
a donné le moyen de sur\eillei" le
nord du ^ iiniian.
G
k.
RUlNliS un. 1- AMPIin IIEATHE ROMAIN 1)1-; MARTIGXY
LES FOUILLES ROMAINES
DE MARTIGNY-EN-VALAIS
Les touristes qui se rendent à Cha-
monix par les cols de la Suisse, ou qui
se proposent d'aller au grand Saint-
Bernard, descendent à la station de
Martigny.
Martigny se divise en Martigny-ville
et en Martigny-bourg, ayant chacun
leur administration séparée, et bâtis, le
premier sur l'emplacement de Forum
Claudii, le second sur celui d'Octodurus.
Toutefois, Octodure n'était primitive-
ment qu'un vicus gaulois, tandis que
Forum Claudii fut une cité romaine
assez importante, et ses habitants, qui
jouissaientdudroitde voter auxcomices,
d'être élus aux charges publiques, de
participer aux solennités religieuses et
de servir dans les armées, pouvaient
répondre fièrement à qui s'enquérait de
leur nationalité :
— Civis rtDUJinis siiiu !
C'est vei's l'année 50 avant Jésus-
Christ que les Romains subjuguèrent
le pays des N'éragres.
Fatigué des exactions continuelles
dont les gens de négoce qui passaient
le col du Mont-Joux (aujourd'hui le
grand Saint-Bernard) étaient \ ictimes
de la part de ces barbares, Jules César,
qui venait d'arrêter une deuxième émi-
gration des Melvètes et se trouvait
alors en Gaule, envoya chez les Véra-
gres la douzième légion avec sa cava-
lerie, sous les ordres deSergius Galba.
Celui-ci gagna Octodure à marches
forcéeset,nonsansavoir eu à guerroyer
en chemin, il se retrancha sur la rive
droite de la Dranse, dans l'intention
d y prendre ses quartiers d'hiver, aban-
donnant 1 autic rive à des Gaulois qui
jouent un rôle assez équi\oque dans
toute cette histoire.
Certain jour, ces Gaulois a\aient dis-
paru, et de grand matin, des bandes
d'indigènes auxquelles s'étaient joints
les Séduniens, autre peuplade de la
vallée du Rhône, se précipitèrent de
plusieurs versants à la fois pour se
livrer à une furieuse attaque du camp
romain.
La position de la douzième légion
était des plus critiques. Deux cohortes
88
LES FOUILLES ROMAINES DE M A RT I GN Y-EN- V A LAF S
en avaient été détachées pour aller oc-
cuper la citadelle des Nantuates (Saint-
Maurice); en outre, le transport des
vivres retenait loin du camp une bonne
partie des hommes et presque tous les
chevaux. Galba, au début, semble avoir
perdu la tête; il se rangea néanmoins
à l'avis de ses lieutenants, qui le pres-
saient d'accepter le combat; mais après
une lutte acharnée de quelques heures,
les Romains étaient sur le pomt de
céder, lorsque le centurion Sextius
Baculus et le tribun militaire Voluse-
nius proposèrent à leur chef de tenter
une sortie désespérée et de chercher
leur salut dans la fuite. Ce parti ex-
trême sauva la situation.
Les assaillants, surpris, ne tardèrent
pas à lâcher pied, laissant sur le terrain
une dizaine de mille des leurs.
Non content de les avoir à peu près
exterminés, Galba incendia leurs habi-
tations, puis leva le camp et se rendit
dans le pays des Allobroges ; mais il
AIONNAII KN OU l)K I. ICMI't KKIU T.Al llA TROl VKK A .MAKIKiNY
eut soin d'établir sur les ruines fumantes
d'Octodure un poste militaire qui devait
surveiller la contrée et qui devint le
novau d'une nouvelle cité.
Les Romains, en merveilleux conqué-
rants qu'ils étaient, s'empressèrent de
relever les murailles d'Octodure et y
introduisirent peu à peu leur langue et
leur civilisation; toutefois, ils aban-
donnèrent l'ancien emplacement, trop
humide et pi'ivé de soleil pendant un
mois d'hiver.
Sous le règne d'Auguste, les quatre
peuplades de la vallée du Rhône —
celles que nous avons nommées et aux-
quelles il convient d'ajouter les Vibé-
ricns dont parle Pline — essayèrent
vainement de reconquérir leur indépen-
dance. Cette révolte fut promptement
réprimée; mais, comme le fait observer
avec beaucoup de justesse le chanoine
Bourban. dans sa notice historique sur
Saint-Maurice-d'Agaune,
(( les avantages que les
délilés des Alpes offraient
pour une nouvelle insur-
rection à des hommes
dune valeur éprouvée,
forcèrent l'empereur à se
les attacher par des bien-
faits et à dorer leurs chaî-
nes ». C'est alors qu'il
octroya aux habitants
d'Octodure le titre de
citoyens romains.
De Claude, ils obtinrent
un marché, une de ces
foires périodiques qui sub-
sistent encore à l'heure
actuelle et qui sont res-
tées, à lia\eis les âges,
l'une des principales res-
sources de Mai'tigny. Doté
cl un /oiiiiii hiKinuni. ( )c-
li uliire clc\ inl un centre
il Mumcrcial très fréc|ucnlc
et ses iiabilants marquè-
rent leur reconnaissance
LRS l'OUILLES ROMAINES DE M A RTIGN Y-EN- V A LAI S
a l'empereur en changeant le nom
d'Octodure en celui de Forum Claudii
Vallense.
Cette ville était des mieux situées.
Adossée à unecoUinc dont les ombrages
servent de retraite à tous les oiseaux
chanteurs de la création, alimentée par
deux sources d'excellente eau potable,
traversée par une rivière qui lui appor-
tait au plus fort de la canicule un peu
pex-, où il prit un jour fantaisie à
quelque disciple de Bacchus d'aller
dormir son dernier sommeil, car on y
a trouvé naguère, au milieu d'une
vigne, une urne et quantité de petits
objets funéraires.
Une voie romaine, la plus courte,
d'après Tacite, pour se rendre d'Italie
en Germanie, passait par Auguste
Praetoria (Aoste), le Mont-Joux et Fo-
MARTIGNY-VILLE ET LA PLAINE DES MORASSES
de la brise des glaciers, elle était en-
tourée de hautes montagnes, aux
arêtes vives formant une admirable
dentelure sur un ciel d'une incompa-
rable pureté.
Elle avait sa basilique marchande,
dont les fondations récemment décou-
vertes nous ont révélé les vastes pro-
portions et la grandiose ordonnance,
et son amphithéâtre, que le temps
et les hommes n'ont pas complète-
ment détruit. En face sétageaient
alors comme à présent les vignobles
si réputés de Lamarque et de Coquim-
rum Claudii, et la borne militaire de
celte dernière ville existe encore à sa
place primitive, dans une cave d'au-
berge, où elle s'est enfoncée à mesure
que les inondations delà Dranse exhaus-
saient le niveau du sol.
*
* *
Plus tard, — ■ probablement à l'épo-
que où le christianisme triomphant
arborait la croix du Labarum sur
les sommets picsque inaccessibles des
Alpes Pennines, — l'ancienne capitale
des Véragres reprit son picmier nom
yo
LES FOUILLES ROMAINES DE M ARTIGN V-EN- V ALA'IS
et devint le siège des évêques du
\^alais que les débordements trop
fréquents de la Dranse forcèrent, en
s8o, à se réfugier à Sion. Leur départ
semble avoir porté le dernier coup à la
prospérité d'Octodure. Toutes sortes de
fléaux s abattirent sur la malheureuse
cité, et les invasions successives des
Allemannes. des Huns, des Lombards,
des Hongrois et des Sarrasins ne lais-
sèrent rien subsister de ce qui avaitfait.
BASILIQUE PRESUMEE ET SES ABORDS
durant neuf siècles, sa gloire et sa
splendeur.
Au moyen âge, quelques masures
vinrent se grouper autour de l'amphi-
théâtre, dont les pierres servirent à leur
construction et lorsque, après une ter-
rible inondation, la Dranse. cette dan-
gereuse voisine, eut changé son cours
et se fut creusé un lit plus stable le long
de la montagne, lindustrie des forges
à martinetssimplantasurses rives el lit
appeler .Marlinié ou.Martigny les deux
\illages qui avaient remplacé l'Oclo-
durus gaulois et le Forum Claudii ro-
main.
Désormais Marligny fut une simple
seigneurie des évoques de Si(jn. admi-
nistrée par des \idames. el n eut plus
cl histoire.
Les fouilles romaines de Martigny
datent de 1883 et l'initiative en est due
à M. de Roten, alors directeur de l'ins-
truction publique du canton du Valais.
M. de Roten apprit un jour que de
nombreux ustensiles de ménage, de
I époque romaine, en bronze avaient été
trouvés dans un défoncement, à proxi-
mité de Martigny, et il n'eut pas le
temps d'accourir- sur le lieu de ladécou-
verte que, déjà, la précieuse trouvaille
— toute une batterie de cuisine —
venait d'être acquise par le musée de
Genève. Cette circonstance le décida à
entreprendre sans délai des fouilles pour
le compte de I Etat, dans le but de pré-
venir la cupidité des antiquaires et de
conserver au pays les trésors que son
sol recelait, Il intéressa à ce projet la
commission archéologique, puis gagna
à la cause des anciens monuments les
députés de son canton, ce qui ne fut
point chose facile, car ceux-ci, de
braves vigneions pour la plupart,
étaient à ce moment-là fort préoccupés
parla menace d uneinvasiondun nou-
veau genre, celle du phylloxéra, et se
souciaient aussi peu de leurs pères les
\'éragres que de Galba et de ses
Romains.
Les crédits nécessaires obtenus, M. de
Roten dirigea lui-même les premières
investigations sur un terrain apparte-
nant à la Fabrique de l'église paroissiale
de Martigny. lieu dit les Morasses (de
nuiijccio, \ieille muraille), et, détail à
noter, qui servit de campement aux
troupes de Bonaparte, lors du légen-
daire passage des Alpes, en mai 1800.
On ne possédait, il est \ rai. aucune
donnée précise sur l'emplacement et
retendue de la \ ille souterraine qu il
s'agissait d explorer. On savait seule-
ment que le hibiiuiagc et 1 irrigation
des Morassesélaicnl lencluslrès malai-
sés par les crûtes de nuii s et les débris
de constructions auxquels le soc de la
charrue \ enail à tout instant se heurter.
LES FOUILLES ROMAINES DE MARTI G N Y-EN-VAL Al S
9'
par des affaissements subits du sol sous
les pas des bêtes de somme ainsi que
par les cavités mystérieuses dans les-
quelles allait s'engouffrer et se perdre
Teau des arrosages. A une portée de
fusil des Morasses, l'amphithéâtre soli-
taire et mutilé restait à demi enfoui
sous les ronces et dans les hautes
herbes ; mais des considérations
C'était un vaste espace rectangulaire
clos de murs, mesurant 65 mètres de
long sur 34 mètres de large et divisé en
trois parties subdivisées à leur tour en
plusieurscompartiments. Une des faces
principales était précédée d'une colon-
nade et une pièce de l'édifice, que tra-
versait un canal recouvert de dalles,
avait conservé son hypocauste. Huit
I-UACMENTS DK3
iTArUI-.S EN BRON/K TROUVEES A MARTIGNV
(Musée de Vnicrc, à Siori).
d'ordre privé s opposaient à ce qu'on
promenât des recherches dans son
enceinte cou\crte d une luxuriante
\ égétation.
Le hasard fut ici le plus intelligent et
le plus providentiel des guides.
C(imme si Ion se fût mis à l'œuvre
le plan du b'orum Claudiià la main, les
preniiers coups de pioche portèrent sur
les fondations d'un édifice considéra-
ble, dans lequel certains archéologues
ont cru reconnaître la basilique.
bases de piliers s alignaient dans l'un
des trois grands rectanglcset huit tom-
beaux, contenant chacun un squelette
humain, leur faisaient pendant; un
escaliermonumental, large de 3 mètres,
conduisaitd'un compartiment à l'autre,
et deux absidioles s'adossaient au mur
d'enceinte. Partout des traces d'incen-
die et d'inondation : des cendres, des
matières fondues cL pêle-mêle dans le
limon, des débris de tuiles, de \ases,
de pierres taillées, de mosa'iques et
9-'
LES FOUILLES ROMAINES DE M ART IGN Y-EN- VA LAI S
d inscriptions. Il apparaissait d'une fa-
çon évidente que ce temple ou ce palais
avait subi diverses transformations et,
en maints endroits, un bétonnage com-
pact cachait des substructions remon-
tant à une époque plus lointaine.
C'est sous un. pareil bétonnage, à
Textrémité nord de l'édifice et à la pro-
fondeur d'un peu plus de 2 mètres .que,
le 23 novembre de la même année, un
ouvrier trouva les fameux bronzes du
TKIE DK TAURF.Al' A lUOIS CORNES, TROI'VIÎK A MARTIGNY
(.Musée de Valcre, à Sion).
musée de V^alère, découverte aussi im-
portante qu'inattendue, qui fut comme
un rayon de soleil sur ces ruines et sur
cette désolation et encouragea magni-
fiquement les lra\au\ à leur début.
Une leçim d un ancien bré\iaiie de
Sion, citée par les Hollandistes, nous
apprend que saint Théodore, premier
évéque d'Octodure, « ren\eisa les
temples des idoles qui subsistaient en-
core, et qu'à la place il éleva des autels
à saint Maurice et à ses compagnons. ))
Faut-il en conclure que l'on avait de-
vant soi les^estigesdu temple sur lequel
fut édifiée la première église chré-
tienne d'Octodure, et, sous les yeux, les
idoles abattues, brisées et honnies par
les disciples de 'l'héodore? Il serait pré-
somptueux de l'affirmer, bien que cette
hypothèse soit attrayante et s'appuie
sur un texte d'une antiquité fort véné-
rable: les travaux qui suixirent n'ont,
du reste, pas élu-
cidé ce problème.
Il est à désirer, il
est même très pos-
sible que tôt ou
tard une trouvaille
analogue permette
de reconstituer en-
tièrement ces sta-
tues dont nous ne
possédons que des
fragments, si ad-
mirables soient-ils
et nous renseigne
exactement sur
leur ^'éritable ori-
gine.
Ces fragments
sont au nombre de
six. C'est la jambe
et le bras d'un
homme de taille
surhumaine, une
main de femme,
une draperie quel-
que peu archaïsante et, enfin, une
jambe et une superbe tête de taureau.
Tous sont d'un fort beau style et re-
montent sans conteste à cette période
d'épanouissement de l'art romain qui
embrasse le règne des (Césars, des Fla-
viens et des Antonins, pour s'arrêler
\ ers la seconde moitié du ir' siècle de
notre ère.
On V relè\e des traces encoi^e très
\isibles de dorure, ce qui ferait sup-
poser que ces statues se dressaient
à l'intérieur d'un édifice, et des
marques de coups de hache ou de
LES FOUILLES ROMAINES DE M ARTIGN Y- EN- V ALAI S
95
marteau prouvent qu'elles ont été mu-
tilées à dessein et enfouies ignomi-
nieusement.
Cette jambe et ce bras appartiennent-
ils à un dieu ou à un césar déiiié, à un
Apollon lançant des flèches, comme on
l'a ingénieusement avancé, ou à un em-
pereur en Jupiter
tenantsonsceptre,
brand issant son
foudre >
La main de
femme et la drape-
rie proviennent-
elles d'une déesse
quelconque, dune
Isis aux longs
voiles dont le culte
s'était introduit à
Rome en même
tempsqu'une foule
de religions orien-
tales? L'a\enir
nous le dira peut-
être.
Il se pourrait
aussi que le tau-
reau, de grandeur
naturelle et dont
la tête portait
trois cornes, fût
une idole, à moins
qu'il n'ait fait par-
tie d'un groupe al-
légorique décora n t
le forum boariuin
et représentant le
sacrifice mithria-
que, thème banal
qu'on retrouve sur'
toute l'étendue du
monde romain.
Les tranchées de ces fouilles étaient
comblées l'année suivante et les tra-
vaux ne furent repris qu'en iXgs- Oh
découvrit alors une aile étroite et
allongée, formée de cases exiguës et
adossée à hi façade principale du
grand édiiicc; puis les recherches
s'égarèrent, entre un autel dédié aux
divinités protectrices des rues et une
luxueuse maison d'habitation, sur un
massif compact de maçonnerie qui
pourrait bien avoir été la base d'un
édicule, peut-être d'un temple.
Sur ces entrefaites, la Société suisse
des monuments historiques, dont le co-
KRAGAIENT DK SIATUn: KN bRONZE IROUVEE A MARTIGKV
(Mliscc do Valcrc, a Sinn)
mitéfonctionne comme Commission fé-
dérale pour la conservation des antiqui-
tés monumentales, offrit son concours au
gouvernementdu\'alaisctfitadoptci"un
plan defouillesplus rationnel, en rame-
nant lesrecherchesà leur pointdedépart
et en les concentrant sur le grand édi-
iicc dont le pourtour, ainsi que l'enceinte,
9 1
LES FOUILLES ROMAINES DE M A R TIGN Y-EN-V ALA 1 S
ClIAPIIEAU ROMAIN A MAKI i (jN Y-BOU KG
Jupiter gauli>is accosté de deux victoires.
restaient insuffisamment explorés.
Une seconde aile, également pourvue
de cases et parallèle à la première, ap-
parut à l'autre extrémité du bâtiment,
se prolongeant sur une place qu'enca-
drait un large mur coupé par un seuil
monumental. Ces cases, échoppes, ma-
gasins ou étables, en a\ aient remplacé
de plus anciennes, mais identiques
quant à la forme, au.x dimensions et à
la disposition. On les déblaya une à une.
1 viles étaient encombrées de matériaux
noircis par les caresses de la llammc et
sur lesquels la rage des démolisseurs
s'était c\c\xù(^ à plaisir ; parmi ces dé-
bris, des amphores, des plats aux
estampilles connues, d'énormes
dolia, des vases, des soucoupes
avec des graffiti ou des sujets de
chasse ou bien encore de gra-
cieux motifs empruntés à la flore,
gisaient épars avec des objets
moins communs tels que des
fibules, des statuettes \otives,
une sonde de chirurgien, un tin-
tinabulum, une curieuse garni-
ture de corne d'abondance, etc.
On fit une ample récolte de
monnaies et même on mit la
mainsurun véritable trésorcon-
sistant en dix-neuf pièces d'or à
l'effigie de Néron, Galba, Othon,
Vespasien, Titus et Domitien.
Quelmerxeilleux portrait que
cette peinture de Galba, de ce
noble Sulpicius au profil de
vieuxpaysanmadré, dontle nez,
énergiquementaquilin, lui avait
fait, dit-on, présager le rang
suprêmeparAuguste,decet em-
pereur des prétoriens, dont il fut
la victime, qui cachait sous un
masque d'austérité une avarice
et une dureté qui le rendirent
odieux, même après Néron ! Ne
le devine-t-on pas dune brutale
ressemblance >
Les fouilles de .Martigny ont
de nouveau subi un temps d'arrêt. Il est
regrettable que l'on n'ait pas encore
terminé le déblaiement du J'onim qui
précédait le grand édifice — basilique,
bourse ou caserne — ce qui nous eût
peut-être livré la clef de l'énigme.
Ces lieux ont-ils été foulés par les
pas des légionnaires : li.istjli^ principes
et triarii au casque d'airain, à la lonc.i
reluisant comrnedes écailles de serpent :
veliles affublés de peaux de bêtes, lan-
ceurs de dards, archers et frondcurs>
Ont- ils vu les solennels iiu.i!i;ini/'cti,
porteurs de l'image du prince et lesma-
jcslucuN iquilifci /.gardiens des aigles ?
LES FOUILLES ROMAINES DE M A RTI GNY-E N-V AL AI S
95
Ces portiques ont-ils été assiégés par
la foule des gens d'affaires ou des pro-
meneurs oisifs qu'exploitaient les usu-
riers et les changeurs, qu'amusaient
les bateleurs et les charlatansr
Les voûtes de la grande abside, dont on
a pu sui\re la trace sous des construc-
tions plus récentes, au nord de l'édifice,
ont-ellesentendules périodesfleuries de
quelques fameux rhéteurs de l'époque >
Le cadre de ce travail nous interdit
de nous livrer à ce sujet à une disser-
tation qui friserait le pédantisme, tout
en laissant la question au même point.
Ajoutons néanmoins que certains dé-
tails relevés à l'intérieur de l'édifice et
sa disposition générale excluent toute
idée de temple, mais que l'hypothèse
d'une église chrétienne élevée sur les
fondations du bâtiment primitif est
fort acceptable. Rien ne s'oppose à ce
que cette église ait été construite en
bois et qu'elle ait eu, partant, une du-
rée plus éphémère que la basilique.
Ainsi se trouverait confirmé le récit des
Bollandistes.
La restauration du château de la
Bâtiaz, qui commande la plaine de Mar-
tigny et qui a remplacé, croit-on, une
vigie romaine — le poste militaire laissé
sur ses pas par le lieutenant de César
— est chose décidée. Souhaitons, dans
l'intérêt de la science, qu'elle ne fasse
pas perdre de vue les fouilles romaines,
c'est-à-dire l'exploration complète et
méthodique de la basilique présumée
et de ses abords; puis celle de l'amphi-
théâtre, improprement appelé le Vivier,
ce témoin irrécusable de la civilisation
à la fois raffinée et barbare imposée
par Rome aux peuples qu'elle avait
soumis.
Joseph Morand.
ciiatk.m;
1)1-; i.A
haï lAZ
LE LION
Quand il écrivait sur le roi du désert les hgnes qu'on lira' ci-dessous, Bufi ox
ne se doutait giière qu'elles serviraient tin jour de prétexte à la plus originale
des illustrations. L'interprétation qu'en a donnée le fin crayon de La Nézièrc
amusera d'autant plus qu'elle contraste singulièrement et de la plus amusante
façon avec la gravité du texte du grand naturaliste.
L'extérieur du Lion ne dément point ses grandes qualités
intérieures : il a la figure imposante,
le regard assuré, la démarche fière, la
voix terrible.
•?•
-?- -?*
Sa taille n'est ni lourde comme celle
de l'hippopotame ou du bœuf, ni
trop ramassée
^ ^^^^^"'fK:^-^.^^^"'^ ^^^^^ comme celle
...ni trop allongée, ni déformée par des inég-alités comme celle du
chameau.
Mais elle est, au contraire, si bien prise et si bien propor-
tionnée que le corps du Lion parait être le modèle de la force jointe à
1 agilité. Cette grande force musculaire se marque en dehors par les
sauts et les
bonds prodi-
gieux que le
lion fait aisé-
ment, par le
m o u \ e m e n t
brusque de sa queue qui est assez
forte pour terrasser un' homme,
par la facilité a\ ec laquelle il fait
mouvoir la peau de sa face et
sui-tout celle de son front, ce qui
ajoute beaucoup à la physionomie ^^'^^^^^'^
ou plutôt à Te.xpression de sa
fureur.
XVIII. — 7.
Chez le Lion, toutes les passions, même les plus douces, sont
excessives.
-?-
-?- -?-
La Lionne, naturellement moins forte, moins courageuse et plus
tranquille que le Lion, de-
vient terrible dès qu'elle a
des petits; elle cache ses
lionceaux dans des lieux
très écartés et de difficile
accès, et lorsqu elle craint
d'être décou\erte, elle cache
ses traces en retournant
plusieurs fois sur ses pas,
ou bien elle les efface avec
sa queue, quelquefois même
lorsque...
ff^&S'^'
...l'inquiétude est grande, elle transporte ailleurs ses petits, et
quand on veut les lui enlever, elle devient furieuse et les défend
jusqu'à la dernière extrémité.
On croit que le Lion n'a pas l'odorat aussi parfait, ni les yeux
aussi bons que la plupart des autres animaux de proie. On a observé
qu'il n'é\ente pas de loin.
*^ /■
fc
Dans les déserts et les forêts, sa nourriture la plus ordinaire
sont les gazelles et les sinsres.
11 boit toutes les fois qu'il peut trouver de l'eau : il prend l'eau en
lapant, comme un chien, mais au lieu que la langue du chien se
courbe en dessus pour laper, celle du Lion se courbe en dessous, ce
qui fait qu il est longtemps à boire, et qu'il perd beaucoup d'eau.
La démarche ordinaire du Lion est fière, grave et lente, quoique
toujours oblique; sa course ne se fait pas par mouvements égaux,
mais par sauts et par bonds, et ses mouvements sont si brusques
qu'il ne peut s'arrêter à l'instant, et qu'il passe presque toujours
son but.
-5- -?-
Tant qu'il est jeune et qu'il a de la légèreté, il vit du produit de sa
chasse.
Mais lorsqu'il devient vieux, pesant et moins propre à l'exercice
\\
de la chasse, il s'approche des lieux fréquentés et de\ ient plus dan-
gereux poui- l'homme et les animaux domestiques.
§>
Le
Lion devient doux dès qu'il est pris. Sa chair est d un goût
désagréable et fort, on en garde la graisse qui est d"une qualité fort
pénétrante et qui même est' de quelque usage dans notre médecine.
BUFFON
k'
r^\o
jvfT^c^î^
LES ROIS DE LA VITESSR
ARRIVÉE DE FOURNIER. l'"' DAN3 LA COIIRSE PARIS-BFRLIX
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
Les tristes circonstances qui ont en-
deuillé un des événements les plus
considérables de l'histoire sportive, ont
fait couler beaucoup d'encre ces der-
nières semaines. Les avis étaient par-
tagés et pouvaient se réunir en deux
catégories nettement opposées l'une à
l'autre. La première réunissait les
ennemis de l'automobilisme; la se-
conde leurs fervents. Ceux-là parlaient
haut en exigeant la suppression des
courses; ils avaient certes beau jeu, le
triste atout de l'hécatombe du 24 mai
était entre leurs mains une carte de
grande valeur. Les raisonnements sur
lesquels ils s'appuyaient n'étaient d'ail-
leurs pas dépourvus d'une certaine
valeur appaienle. Ces courses, di-
saient-ils, ne prouvent rien et n'avan-
cent à rien: d'ailleurs, les routes sur
lesquelles on lance des voitures à des
A'itesses vertigineuses appartiennent à
tout le monde, et ce n'est point justice
de les mobiliser pendant une journée,
au profit d'une industrie. Les autres,
plus modestes, parlaient plus douce-
ment; ils n'osaient élever la voix de-
vant les lamentables événements de la
veille, et pourtant leur conviction était
faite, car ils savaient que la suppression
des courses serait un coup tenible
porté aux constructeurs de voilures
sans chevaux, et 1 on sait que ceux-ci
font vivre actuellement, en i''rance,
1 o( i.doi ) oLiv riers.
,\uj()urd hui le calme est venu apai-
sei" les espiils; il permet de voir plus
claii- et peut-être plus juste. II est donc
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
105
permis de reprendre la question et de
voir s'il n'y a pas moyen de donner
satisfaction aux uns et aux autres, à
ceux qui ne veulent point qu'on trans-
forme nos grands chemins en un dan-
ger public et à ceux qui tiennent à
conserver les épreuves de vitesse entre
les concurrents automobilistes.
Il est hors de discussion que les
courses, telles qu'on les avait organi-
sées jusqu'ici, ne peuvent avoir lieu
désormais; ceux qui les autoriseraient
encourraient toute la responsabilité de
faits qu'une regrettable expérience
vient de condamner. Il est même diffi-
cile de comprendre comment il s'est
trouvé des autorités ayant eu le courage
de laisser partir deux cents voitures,
très rapprochées, sur des chemins
publics, se suivant à des vitesses verti-
gineuses qu'atteignent rarement les
chemins de fer: et pourtant, pour ceux-
ci, tous les moyens de protection sont
prévus à l'excès, sans pour cela qu on
puisse éviter des accidents de se pro-
duire.
Le ministre de l'Intérieur, interpellé
à la suite des incidents que nous con-
naissons et que nous rappellerons plus
loin, est venu déclarer à la tribune
qu il n'avait pas pu prévoir que
les automobiles atteindraient d'aussi
grandes vitesses. Il était donc bien mal
renseigné, puisque tous les essais anté-
rieurs avaient toujours accusé des
vitesses de 80 et iio kilomètres; on
avait même vu certaines voitures réa-
liser celle de 125 kilomètres.
Le danger était inhérent à la course
elle-même. Les routes étant publiques,
il était diflicile d'empêcher la foule de
venir s'y porter et, malgré toutes les
précautions qu'on pouvait prendre, il
était impossible d'empêcher les acci-
dents de se produire. C'est même un
miracle que, devant les trombes folles
des voitures de courses sur les routes,
on n'ait eu que sept morts à déplorer.
LF.S Kf)IS DK LA Vlli:SSF
ARRIVÉE DE MARCf:!, RKNAl'I.T, l" DANS I-A COURSE
PARIS-VIENNK
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
Les courses sont pourtant néces-
saires; nous pourrions même dire
qu'elles sont indispensables à la vita-
lité de Tautomobilisme. C'est grâce à
elles que cette industrie a pu se déve-
lopper chez nous d'une façon aussi
surprenante. Inconnue il y a dix ans.
elle est arrivée aujourd'hui à une situa-
tion admirable. Elle est un des rares
exemples de progrès aussi rapides
accomplis dans les usines, pour une
spécialité, en aussi peu de temps. On
sait d'ailleurs que la France détient
pour ainsi dire le monopole de la fabri-
cation des ^'oitures sans chevaux. Sur
cent \oitures en circulation dans tous
les pays, il n'y en a pas cinq de prove-
nance étrangère, et encore celles-ci
sont-elles toujours loin d'atteindre ce
perfectionnement qu'on peut admirer
chez nous.
Il est donc de toute nécessité de ne
point laisser péricliter une industrie
pour laquelle tant d'efforts ont été
dépensés et qui a été encouragée par
de si brillants succès. « Mais, me direz-
vous, en quoi les courses importent-
elles au développement de l'automobi-
lisme> Jamais on ne mettra entre les
mains d'un touriste une voiture capable
de dévorer l'espace à raison de loo
kilomètres à l'heure ». Non, sans
doute. .Mais à cette observation, nous
répondrons par une comparaison. Il
existe en I^'rance des institutions contre
lesquelles personne n'oserait s'éle-
ver, ce sont les courses de chevaux.
Ceux-ci réalisent sur leurs pistes des
\ itesses formidables de 40 et 50 kilo-
mètres et pourtant personne n'irait
sur les chemins, promener son
coursier à des allures semblables,
lu pnuitant les courses sont néces-
saires à lélevage. (J est grâce à elles
que les propriétaires ont le courage de
dépenser des sommes élevées pour
obtenir de beaux produits, soit par des
croisements heureux, soit par- un en-
traînement très soigné. I^es pur-san^
ainsi obtenus servent à leur tour à
former les chevaux de demi-sang dont
profitent dans une si grande mesure et
la remonte de l'armée et les services
privés.
Pour l'automobilisme, c'est la même
chose. Les voitures de courses n'ont
aucun rapport avec les voitures d'usage
au point de vue des services immédiats,
mais celles-ci découlent de celles-là.
Les constructeurs n'hésitent pas à en-
gager des dépenses considérables pour
la mise en œuvre des voitures excep-
tionnelles destinées aux courses parce
qu'ils savent que la publicité résultant
du succès sera largement suffisante
pour compenser leurs sacrifices.
D'autre part, c'est grâce aux études
coûteuses que l'on faitpour les voitures
de course que Ion arrive à trouver des
organes nouveaux et à perfectionner
les anciens ; tous ces avantages vien-
nent naturellement profiter aux voi-
tures d'usage qui en seraient infailli-
blement dépourvues si les circonstances
des courses n'avaient pas provoqué
leu ■ mise en œuvre.
Aujourd'hui que ces concours de
voitures ont apporté de si grands per-
fectionnements aux voitures, il serait
triste de penser que les étrangers puis-
sent profiter des gros sacrifices faits en
France, sans que nous puissions de
notre côté continuer à progresser da-
\ antage de façon à maintenir l'avance
si laborieusement acquise.
On a bien proposé d organiser des
courses d'endurance dans lesquelles on
imposerait des conditions sévères de
long parcours, de consommation ré-
duite et de poids à emporter sans qu il
soit permis de dépasser une certaine
\ itesse. Ces concours ne seraient en
rien dangereux et donneraient aux
consliucteurs 1 occasion de montrer
leur habileté et leur science. (>es
épreu\ es ne sont certes pas dépouivues
d'intérêt et nous sommes loin de les
blâmer; mais elles ne sullisent pas:
l^lles pi-ou\ eraient simplement que les
orjranes des x'oiturcs semt solides et
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
107
bien exécutés, mais elles ne feront point
\aloir les qualités de puissance que
seuls peuvent donner les concours de
^■itesse.
Comment concilier les deux courants
d'idées : ceux qui se rapportent aux
dangers à éviter et ceux qui ont trait
à la rapidité des voitures >
Les premières précautions à prendre
sont celles qui reviennent aux orga-
nisateurs. On doit d'abord ne per-
mettre les courses qu'entre un petit
nombre de voitures suffisamment espa-
cées pour qu'elles ne puissent pas se
rattrapper. 11 importe ensuite de ne
pas laisser les courses ou.yertes à tout
le monde. Pour pouvoir monter des
chevaux de courses, on exige des joc-
keys, un entraînement et une connais-
sance du métier très approfondie ;
comment alors laisser le premier venu
s'engager à de grandes vitesses en des
courses de voitures, cent fois plus dan-
gereuses que les courses de chevaux.
Lors des dernières grandes épreuves
d'automobiles — et dans la course de
Paris-Madrid tout particulièrement —
il suffisait de se présenter, d'avoir une
\oiture en règle et de payer son entrée
pour être admis. C'était là une impru-
dence folle qui a été en grande partie
cause de beaucoup d'accidents.
Si l'on tient à maintenir les courses
sur les routes — ce sont certainement
les plus utiles — il est indispensable
de transformer celles-ci en pistes, de
les garder rigoureusement d'un bout à
l'autre, de façon à empêcher matérielle-
ment leur emploi à qui que ce soit. Mais
c'est là une exigence très grande qui
soulèverait bien des protestations:
d'ailleurs les frais et le dérangement
d'une pareille organisation seraient une
cause à peu près certaine d'échecs.
D'ailleuis il est peu probable que
le gouvernement autorise désormais
remploi des i-outes.
Reste une dernière solution, c'est
celle de la construction d'une piste.
ICile s'impose. Ellesefcra certainement.
La grosse difficulté réside à savoir
comment celle-ci sera exécutée. Si elle
est constituée à la manière d'un champ
de course ou d'un vélodrome bien ni-
velé et établie en forme de cercle fermé,
de façon à ce que les voitures exécutent
un nombre de tours plus ou moins
grand, elle sera fatalement mauvaise.
Les coureurs auront vite fait connais-
sance de cette piste, ils connaîtront les
\irages. Les courses se transforme-
raient alors en concours d'habileté sur
un chemin trop bien dressé et trop
facile. Pour que l'épreuve soit con-
cluante, il faut limprévu de la route,
avec son déroulement accidenté, ses
côtes et ses imperfections. Il importe
donc de construire celle-ci, de créer une
piste spéciale fort étendue reliant
deux grandes \ illes éloignées, comme
Paris et le Havre, par exemple. Sur
un parcours supérieur à 200 kilo-
mètres, les coureurs pourront lancer
leurs \oitures aux vitesses les plus
grandes sans trop de risques. Cette
piste coûtera cher sans doute : 25 ou
30 millions peut-être... Mais cette
somme n'est pas diflicile à trouver
entre industriels qui n'ont pas hésité à
dépenser plus de 50 millions pour la
seule épreuve de Paris à Madrid,
épreuve sans lendemain et qui ne pou-
\ait donner que des bénéfices moraux.
Cette route pourrait d'ailleurs être
exploitée couramment pour établir un
service rapide entre les deux villes; les
bénéfices de celui-ci viendraient cer-
tainement soulager les frais engagés.
II serait fort intéressant en effet de
pou\oir se rendre au Havre en une
heure et demie et peut-être moins, il
est probable aussi que les habitants de
cette grande cité n'hésiteraient pas à
concourir aux dépenses d'une \"oie qui
viendrait leur apporter la correspon-
dance et les journaux de Paris à huit
heures du matin.
L'histoire des courses automobiles
est courte, mais elle est singulièrement
éloquente. Elle remonte à iXg^. Cette
io8
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
année, on organisa la première épreuve
de vitesse, sur le parcours de Paris-
Bordeaux et retour, soit un peu plus
de iioo kilomètres: le vainqueur fut
Levassor qui réalisa la vitesse moyenne
de 2 s kilomètres à l'heure. Elle fut
considérée à l'époque comme superbe.
L'année suivante, cette course fut re-
prise entre Paris et Marseille et Levas-
sor fut battu par Mayadi qui d'ailleurs
ne parvint pas à réaliser la moyenne
des 2^ kilomètres obtenus précédem-
ment.
En 1898, on recommença la course
sur le parcours de Paris-Bordeaux ;
René de Kniff l'exécuta en 15 h. m
laissant loin derrière lui la performance
de Levassor qui avait été de 48 heures
(aller et retour) ; la même année. Char-
ron fit en 33 h. 42 les 1502 kilomètres
qui séparent Paris-Amsterdam.
En 1899, on avait organisé une
course dite du tour de France ; elle
6 h. II et de Paris à Berlin en 15 h. 33.
En 1902, Marcel Renault qui vient
de mourir si tristement, remporta la
palme dans le tournoi de Paris-Vienne,
qu'il accomplit en 15 h. 47 malgré les
difficultés du parcours. La même année,
Jarrot fut classé premier dans la course
baptisée le circuit des Ardennes ; il
réalisa la vitesse moyenne de 90 kilo-
mètres à l'heure en couvrant 512 kilo-
mètres en s h. 33.
Et maintenant Gabriel vient de ga-
gner moralement la course de Paris-
Bordeaux en 5 h. 13.
Il est possible de faire des com-
paraisons entre ces chiffres pour cons-
tater les grands progrès accomplis. Le
parcours de Paris-Bordeaux qui a été
accompli plusieurs fois nous permet de
tirer des conclusions fort probantes.
Afin de bien faire ressortir les vitesses
obtenues, chaque année plus grandes,
nous avons dressé ce petit tableau qui
PARIS-BORDEAUX — 352 KILOMÈTRES
DATES
COUREURS
TEMPS
VITESSE MOYENNE
1895
1898
1901
1903
Levassor
De Kniff
Fournier
Gabriel
24 heures
I S h. I :;
6 h. II
=; h. 13
25 kilom. à l'heure
36 kilom. à l'heure
89 kilom. à l'heure
104 kilom. à l'heure
comportait un parcours de 2300 kilo-
mètres; René de Kniff, qui s'était déjà
distingué en 1898, gagna encore cette
épreu\e en couvrant la distance en
48 heures.
A partir de ce moment, chaque
course marqua un progrès nouveau ; il
est désormais impossible de prévoir le
terme. En 1900, Charron couxrit les
s66kilomètresdeParis-Lyonen m h. 36
et Lavech, les 1348 kilomètrcsdc Paris-
Toulouse en 20 h. '•,(>.
En 1901. l-'ournier fut deux fois vain-
queur: il alla de Paris à Bordeaux en
permet de mieux saisir la progression.
Ainsi que nous le disions plus haut
il est peu probable que cette course
soit jamais reprise à nou\eau; ce petit
tableau est donc complet. La prodi-
gieuse performance de Gabriel, qui
parxinl à gagner trois heui'es sur le
rapide de la compagnie d'Orléans,
lesici'a donc comme la dernièi'e et la
plus belle \ icloire de ce parcours.
il est peu probable que jamais é\é-
nemenl spoi-lif n'eut auprès du public
un succès aussi considéi'able que la
course de Paris-.Wadi'id cUuil la j^ie-
LA VITESSE DES AUTOMOFilLES
109
mière et seule étape a été courue le
24 mai dernier. Malgré l'heure mati-
nale du départ, trois heures et demie
du matin, on calcule que plus de cent
mille curieux étaient réunis sur les pre-
miers kilomètres du parcours entre
Versailles et Rambouillet. Puis, tout le
long du chemin, on retrou\ait par-
tout la foule accourue de tous les côtés
bicyclette accompagnait la \oiture
entre les deux contrôles indiquant les
limites de la zone neutralisée, de ma-
nièreànepas laisserdépasser une allure
modérée. Le vainqueur de la course
était naturellement celui qui avait
accompli le parcours en moins de temps.
Les véhicules étaient divisés par
catégories : grosses voitures dont le
«'j.'ais&^.'VHw.
LES ROIS DE LA VITESSE
GABRIEL SUR VOITURE MORS PARIS-M ADRI D )
pour \ oir passer ces monstres volants.
En principe, la course était établie
sur le temps que de\ ait mettre chaque
concurrent à effectuer la distance qui
séparait les deux villes. Les véhicules
partaient de minute en minute les uns
derrière les autres. On marquait les
heures du départ et de l'arrivée et l'on
défalquait le temps attribué aux neu-
tralisations de certains parages. C'est
ainsi que la traxersée des villes et
communes importantes devait être faite
à une \ itesse très réduite. Un pilote en
poids maximun était de 1000 kilogram-
mes, voitures légères, voiturettes et
motocyclettes. Ces différents véhicules
concouraient ensemble et séparément:
il y avait donc deux classements à éta-
blir : le premier relatif à toutes les voi-
tures en cours, quelle que fût leur
importance; le second par catégories.
Sur les 216 voitures contrôlées au dé-
part, 114 seulement arri\èrent à Bor-
deaux : ^2 grosses voitures, 26 voitures
légères. 21 voiturettes et iî motocy-
clettes.
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
I.A " JAMAIS-CONTENTÉ "', CONDUITE PAR
M. JENATZY A UNE ALLURE DE 10, KILOM.
A l'heure
Voici d'ailleurs le résultat du classe-
ment des vingt premières voitures ( i )
1. GABRIEL. G V. Mors, s h. 13 m.
3 1 s.
2. Louis Renault. \'. L. Renault fr.
5 h. 39 m. 59 s.
3. Salleron. G. \'. Mors, s h. 46 m. i s.
4. Jarrott. G. V. de Dietrich. ^ h.
u m. s^ s.
^. \\'arden, G. \". Mercedes, 5 h.
s6m. 30 s. 4/^.
6. De Crawhez. G. V. Panhard,
6 h. I m. 8 s. 2/^.
7. \'oigt, G. y. G. G. V. 6 h. I m,
9s. i/s.
8. Gasteaux,G. \'. Mercedes, 6 h. 8 m.
9. .\ch. F'ournier. G. \'. Mors,
6 h. 1 ! m. 39 s.
10. Baras, V. L. Darracq, 6 h. 12 m.
4<> S.
11. Rougier, G. \\ Turcat-Méry,
6 h. 16 m. 7 s. 4/s .
12. Mouter, G. Y. de Dietrich,
6 h. 17 m. S4 s. i/v
i3.Page\'.L. Decau\ illc, 6 h. 19m.
X s. l',.
14. Jenatzy, G. \". Mercedes^ h. 24 m.
8s. 2/s.
i^. Max G. \'. .Mercedes, 6 h. 39 m.
35 s- 4/5-
16. Le l:5lon, G. V. Serpollei. (> h.
34 m. SI s. 4/5.
(il Cl. \. grosse voilure. \. L. voilure
légère.
17. Bert aux, G. \\ Panhard, 6 h
4O m. 55 s.
18. Augières, G. \'. Mors, 6 h. ^i
m. 49 s. 3/q.
19. Hémery, X. L. Darracq, 6 h.
52 m. s 3 s. 2/s.
20. Chanliaud, G. V. Serpo liet
7 h. 7 m. i s.
Les voiturettes n'ont point donné
des résultats aussi brillants; il faut
en effet tenir compte de leur poids
léger et de la force réduite de leur
moteur.
1 . M asson( Clément), 7 h. 19 m. 5 7 s.
2. Barillier (G. Richard). 7 h.
39 m.
3. A\'agner (Darracq), 7 h. 47 m.
12 s.
Les motocyclettes se sont également
bien comportées; les deux premiers
arrivés furent :
i. Bucquet (\\'erner), 8 h. s 7 m. i s.
2. Demester (Griffon) 9 h. 3 m. 44 s.
Parmi tous ces chiffres, il faut sur-
tout admirer ceux qui se reportent aux
deux vainqueurs du classement géné-
ral, Gabriel qui a fait le parcours en
S h. 12, réalisant ainsi la plus grande
\itesse moyenne qui ait jamais été
obtenue sur route. La performance de
Louis Renault est également fort
remarquable puisque ce dernier n'a
suiA i son heureux rival que de 26 mi-
nutes bien qu'il fût monté sur une voi-
ture légère n'ayant que moitié de force.
Comme on peut le voir sur la liste
du classement général, les voitures
françaises ont brillé en figurant exclu-
sivement parmi les premiers. Les
Mors, Renault fr.. de Dietrich, Merce-
des, Panhard, etc. sont les marques qui
ont donné les meilleurs rendements.
A côté de ce compte rendu de succès,
il nous faut hélas ajouter des faits plus
tristes qui ont transformé cette course
en une lamentable victoire de l'indus-
trie française. Que de morts et de
blessés qui sont restés sui- la roule!
Les morts sont au nombre de sept.
I.^es blessés ne se cniupteiit pus. on
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
ne saura jamais combien il y en a eu.
Parmi ceux qui sont morts ainsi au
champ d'honneur, se trouvait Marcel
Renault, le sympathique \ainqueur de
la course Paris-Vienne, Tannée der-
nière. Il n'avait que trente et un ans et
se trouvait déjà à la tête d'une maison
importante de construction d'automo-
biles qui occupait 1.700 ouvriers et qu'il
avait créée avec son frère.
Arrivé à Couhé-Vérac, à 100 kilo-
mètres du but, sa voiture en voulant
dépasser celle de Théry fut culbutée :
le mécanicien de celui-ci mourut sur le
champ et Renault, trois jours plus tard.
A Libourne, M. Lorraine Barrow,
en é\itant un chien, fit une embardée
qui projeta sa voilure contre un arbre.
Le mécanicien Pierre Rodez mourut
sur-le-champ, le front broyé; son maître
fut terriblement mutilé, mais survécut.
A Montguyon, deux \oitures se sui-
vent, lune pour dépasser l'autre; il s'en-
suit une collision qui lance à dix mètres
le conducteur de l'une, M. Stead dont
l'état est considéré comme désespéré!
Plus loin, c'est une femme qui tra-
verse la route; une voiture la touche et
elle est tuée; puis, c'est un soldat qui
trouve la mort en soldat, parce qu'il
voulut retirer du chemin un enfant qui
se trouvait exposé.
Quant aux accidents, ils ont été consi-
dérables; la presse quo-
tidienne ne les a pas tous
relatés, loin de là. Elle
n'a parlé que des plus
graves. A chaque virage,
il y eut des chutes, des
bras cassés, des pieds fou-
lés... On sait la suite de
cette triste histoire : l'in-
terdiction des deuxième
et troisième étapes de la
course, interdiction qui
put être traduite, en lan-
gage clair, par suppres-
sion pour l'avenir.
Nous donnons avec ces
lignes la photographie
d'une des voitures de cette course.
Comme on peut s'en rendre compte,
elle affecte une forme spéciale qui n'a
que peu de rapport avec les voitures
que nous voyons généralement circuler
sur les routes.
Elles comportent au maximum deux
sièges seulement ; le mécanicien se
trouvant assis à un niveau aussi bas
que possible afin que son corps n'offre
que peu de résistance à l'air. Toute la
machinerie est reportée à l'avant dans
une grande caisse à claire-voie destinée
à rafraîchir les organes, à éviter tout
échauffement inutile. Quelques voi-
tures, comme celle pilotée par Four-
nier, sont disposées en pointe à l'avant,
à la manière d'un bateau; cette dis-
position a pour effet de couper le \ent
et de diminuer jusqu'à un certain point
sa résistance.
En Amérique on a construit égale-
ment des voitures de courses. Celle
dont nous reproduisons la photogra-
phie avait été construite dans le but de
laire passer du côté de son construc-
teur le record du mille jusque-là détenu
par un concurrent. Cette voiture était
munie d'un moteur électrique.
Ce moyen permet sans doute d'at-
teindre des vitesses très élevées, mais
il ne saurait être appliqué qu'à une
voiture destinée à courir sur une dis-
: I 11 -IvIMOKQlK, U\F: grande NOUVEAITI-;
DK, PAN'IlARIi. 11. V A lUX ANS
LA VITESSE DES AUTOMOBILES
tance très courte, car la dépense
d'électricité pour faire tourner les mo-
teurs à un grand nombre de tours est
énorme et exige l'emploi de nombreux
accumulateurs très lourds et se déchar-
geant très rapidement. Les voitures à
gaz, aucontraire,peuventconserver leur
grande vitesse pendant très longtemps.
D'ailleurs les résultats obtenus par
l'électricité ne sont pas de nature à
inquiéter les constructeurs de voitures
à pétrole et à vapeur. C'est ainsi que
le record du mille (1609 mètres), sur
\ oiture électrique, est détenu parM.L.
Kiker, en 63 secondes, ce qui met
donc pour le kilomètre 39 secondes 2,
chiffre bien supérieur à celui de 28 se-
condes 7 réalisé par la voiture à vapeur
Serpollet et par la voiture Mors pilotée
par Gabriel dans la course de Paris-
Madrid, où l'on put faire à un moment
donné du 143 à l'heure !
A la suite de cet essai, un autre Amé-
ricain. M. Baken, a voulu battre à son
tour le record: à cet effet, il est devenu
propriétaire d'une autre voiture élec-
trique dont tous les organes étaient en-
fermés à l'intérieur d'une carapace mé-
tallique effilée à lavant et à l'arrière.
Toutes les précautions avaient été
prises pour diminuer les causes de ré-
sistance à l'air; les roues avaient été
recouvertes dune substance huileuse
destinée à favoriser le glissement du
vent et ne comportaient pas de rayons ;
elles étaient pleines, composées d un
corps en bois entouré par le pneuma-
tique usuel. Enfin, comme dernière
précaution, on avait disposé le siège
du conducteur très bas et l'ouverture
dans laquelle il se trouvait avait été
fermée par un hublot dont l'avant était
constitué par une glace solide, permet-
tant d'inspecter la route. Cette dispo-
sition empêche le mécanicien de voir
suffisamment le chemin sur lequel il
est engagé; et lorsqu'on marche à des
^ itesses considérables la moindre
erreur de barre suffit pour causer un
cataclysme. C'est d'ailleurs ce qui est
arrivé. Une foule nombreuse était
venue assister à l'expérience. L'auto-
mobile une fois lancée il y eut à un
moment donné, une embardée dont la
cause est inconnue ; le véhicule fut
projeté sur la foule, tuant deux hommes
et en blessait dix autres. A la suite de
cet incident, l'Automobile-Club d'Amé-
rique décida qu'à l'avenir il n'organi-
serait plus de courses de vitesse sur
routes. On n'est guère plus heureux de
lautre côté de l'Océan que chez nous.
L'automobilisme constitue une grande
victoire industrielle; mais pour y arri-
ver il a lallu engager une lutte contre
les forces brutales de la nature et cette
lutte doit être accompagnée de sacri-
fices humains.
A. D.\ CUNHA.
[AtTOMOIilKE IJK COI/KSE AMKRICAINK MUNIK
U UN MOTKIIR KI.KCTIUQUK
GYMNASTIQUE D ASSOUPLISSEMENT AVEC OU SANS ARMES (NOUVEAU RÈGLEMENT)
LES NOUVEAUX REGLEMENTS MILITAIRES
L'Armée, puissance organisée au
service de la Nation, est régie, comme
tous les grands corps, par des Règle-
ments excessivement minutieux, pré-
voyant, en toutes choses, tous les cas,
ne laissant rien à l'imprévu. Il y a des
règlements concernant le service a l'in-
térieur des casernes, et d'autres réglant
le service en temps de guerre, le ser-
vice « en campagne ». 11 y en a con-
cernant l'armement, le harnachement,
et il y en a pour l'instruction du soldat,
de la compagnie, de l'escadron, du
régiment. L'infanterie a ses règle-
ments spéciaux, comme la cavalerie a
les siens, comme l'artillerie en possède.
-Win. — 8.
S'il fallait seulement cniimércr tous les
règlements en usage dans les corps de
troupe et services de l'armée française,
des pages et des pages de cette revue
n'y suffiraient point.
Nous serons plus modeste et plus
raisonnable, et nous épargnerons à
\"0S yeux comme à \otre cerveau cette
énumération indigeste. C'est la Reine
des batailles, l'infanterie, qui voit en
ce moment ses règlements se modifier;
c'est donc d'elle seule que nous nous
occuperons. Et, laissant de côté le
Service intérieur et le Service J.Tins les
places Je mierre et villes de <^\irnisoii.
que l'on nous dit être changés aussi.
in
LES NOUVEAUX REGLEMENTS MILITAIRES
mais que nous ne connaissons pas
encore, nous n'étudierons — et très
succinctement ! — que les modifications
apportées dans l'instruction même de
nos fantassins.
\^oici un hleii tout balourd péné-
trant, vers le 15 novembre, dans
quelque caserne d infanterie. Son édu-
cation va commencer aussitôt. Elle
sera dirigée suivant un premier règle-
ment appelé Y Ecole du soldat, qui peut
se diviser en deux parties : école du
soldat en général, école du soldat en
vue du combat.
La gymnastique est la base même
de l'instruction militaire; on a compris,
aujourd'hui, l'indéniable nécessité pour
nos hommes, dune forte éducation
physique. D'où, autre règlement tout
récent aussi, celui-là : Règlement de
gymnastique.
Mais une des premières qualités du
soldat d'infanterie, c'est d'être bon
tireur. Vite un autre bouquin : Règle-
ment sur le tir.
Or, le soldat n'est pas appelé à com-
battre seul. Il fait partie d'un premier
groupe constitué : l'escouade. Inde,
une école d'escouade. Mais l'escouade
elle-même est comprise dans la section.
la section dans la compagnie, la com-
pagnie dans le bataillon, le bataillon
dans le régiment. Et cela nous amène
à posséder successivement des « écoles »
d'escouade, de section, de compagnie,
de bataillon, de régiment. Cette série
d' (( écoles », de celle du soldat à celle
de régiment, constitue, en gros, le
Règlement de Manieuvres.
Une des premières particularités du
récent Nèglement de Manfcu\res, c'est
d'avoir très considérablement diminué
et la capacité et le nombre de tous les
règlements particuliers — sans comptci-
la peine de ceux qui ont à les apprendre.
(Et. sur ce dernier point, il s'attirera
les bénédictions des générations fu-
tures, car il interdit formellement la
récitation par cœur... Que n'est-il né
plus tôt!) Tout récemment encore, les
Ecoles du soldat, d'escouade, de sec-
tion et de compagnie formaient un
volumineux ensemble de deux livres
bleus (rien de commun avec ceux de la
diplomatie). Aujourd'hui, l'école d'es-
couade est supprimée, et l'on a fait,
dans tout le reste, de telles suppres-
sions que toutes ces (( écoles » ne cons-
tituent plus qu'un seul volume, et tout
petit, s'il ^'Ous plaît.
Règlement de Manoeuvres
Jetons-y un coup d'œil. Sa première
phrase est celle-ci : « La préparation à
la guerre est le but unique de l'ins-
truction des troupes. »
Cette phrase est très sage. Elle
indique la lerme intention d'écarter de
l'instruction militaire tout ce qui pour-
rait être dirigé en vue de la parade
pure. Former des soldats de champ de
bataille, rien que de champ de bataille,
^oilà quelle doit être l'unique préoc-
cupation des chefs... Qu'il nous soit
permis toutefois d'insinuer timidement
qu'il ne faut pas aller trop loin dans
cette voie : nous dirons tout à l'heure
pourquoi.
Voici comment le l'èglement entend
qu'une troupe est prête à la guerre :
(( Pour être préparé à la guerre, une
troupe d'infanterie doit être avant tout
manœuvrière, c'est-à-dire capable de
se mou\oir avec aisance et rapidité sur
tous les terrains, d'approprier ses for-
mations aux circonstances du moment,
de faire face aux situations les plus
impré\ues par les moyens les plus
simples et les plus prompts sans com-
piomettre 1 ordre cl la cohésion. »
Mais que sciait une troupe manceu-
\rière si elle n'a\ait pleine confiance
dans ses chefs). . Et, pour la première
fois depuis qu'on la recommande et
L|U Dn la /ail. dans l'armée, un règle-
LES NOUVEAUX RÈGLEMENTS MILITAIRES
"5
ment parle officiellement de l éducation
morale de l'homme par ses chefs.
« Si l'officier est l'instructeur de ses
hommes, il en est encore bien plus
l'éducateur. C'est dans ce dernier rôle
qu'il affirmera sa supériorité, et créera
cette confiance et cette subordination
volontaire qui font que le « Suivez-
moi » du chef ne sera jamais un vain
mot, et que, là où il se portera, il
trouvera ses soldats derrière lui. ))
Voilà certes un bon et sain conseil,
que nous ne saurions trop méditer et
suivre.
Une autre caractéristique du nou-
veau manuel, c'est l'élasticité laissée
dans les indications données. On ne
veut plus de règles fixes bridant tout
le monde et dont on ne puisse se dé-
partir; on veut que l'initiative de cha-
cun se fasse jour, que les sous-ordi-es
s'accoutument à comprendre rapide-
ment les intentions de leurs chefs et à
les exécuter par les moyens les plus
prompts.
Cette initiative, on la prêche partout,
tout au long du livre; on veut en péné-
trer tous les chefs, à tous les échelons
de la hiérarchie. On tient à ce que
chacun s'habitue à penser par lui-
même, à ne pas se laisser mâcher la
besogne. « Le commandement supé-
rieur fixe un but, et le fait connaître.
Le commandement subordonné con-
serve l'initiative du choix des moyens...
il est rigoureusement interdit de les-
treindre cette initiative. »
Très nettement, le but est de créer
des hommes déterminés, prêts à mar-
cher de bavant lorsque l'occasion s'en
présente, sans attendre qu'un ordre
soit venu les pousser... N'oublions
pas que c'est, en grande partie, par
rinitiali\e hardie de leurs généraux en
sous-ordre que, en i''^7<), les Alle-
mands nous ont hallus pendant la pre-
mière partie de la campagne.
Un point encore important du nou-
veau lèglement, c'est la place prépon-
dérante accordée aux exercices du
corps. On s'est enfin, dans l'armée,
pénétré de cette éclatante vérité que
ces exercices doivent être la base même
de l'enseignement militaire.
« La pratique journalière des exer-
cices physiques développe la souplesse
et la vigueur de l'homme, et le prépare
NOUVELLES FLEXIONS DES BRAS
ET DU CORPS AVEC OU SANS ARMES
à l'exécution des mou\emcnts de 1 école
du soldat. Elle doit, en conséquence,
commencer dès le début de l'ins-
truction. »
Nous rexicndrons plus loin sur la
manière dont sont enseignés ces exer-
cices. (J'est très nouveau et très inté-
lessant. Par eux, la recrue se débourre
peu à peu, progi^essJN emenl. f^a dou-
ceur, d'ailleurs est recommandée :
(( Le capitaine \ cille a\cc la plus
gi'ande attention à ce que les instruc-
teurs aient pour les hommes de recrue
la douceur et la patience a\ec laquelle
LES NOUVEAUX REGLEMENTS MILITAIRES
ceux-ci doivent toujours être traités. ))
Dans toute cette étude, nous consta-
terons ainsi une tendance continuelle à
plus de bonté envers les inférieurs, à
chercher à obtenir deux le plus possible
par la persuasion avant d"en venir aux
mesures de rigueur.
Mais, entrons dans le vif de la ques-
tion, et disons tout de suite quels chan-
gements se remarquent.
Les petits d'abord. Vous souvenez-
vous du mou\ement de (( léte-droite »
qui nous a tous amusés dans notre en-
fance?-... Cela nous paraissait très
drôle, ce mouvement qui déclanchait
les têtes vers la droite ou vers la
gauche, avec une raideur de marion-
nettes... Eh bien! il est supprimé.
Vous ne verrez plus, sur les places
d'exercices, les bleus se tordre le cou si
comiquement. Une tradition qui s'en
va... Et pourtant, cet exercice avait
bien son utilité, pour apprendre à s'ali-
gner.
Vous rappelez-vous aussi que, par-
fois, vous vous êtes étonné d'entendre
commander « Pas accéléré », et de voir
la troupe, à ce commandement, ne
point prendre du tout une allure» accé-
lérée » comme on l'eût pu croire, mais
un pas très ordinaire. C'est qu'en effet,
cela signifiait simplement l'ordre de
marcher tous au même pas, en posant
tous en même temps le môme pied à
terre. Le commandement et l'expres-
sion de (( Pas accéléré » ont donc été
remplacés par ceux, plus normaux à
coup sur, de <( Pas cadencé d.
Arrivons maintenant à celle des mo-
difications du règlement qui \ a le plus
frapper l'esprit du public : j ai m mimé
la suppression du maniement d armes.
Point n'était besoin d'être ou d'axoir
été militaire pour connaître le <i Portez
arme d et le (< Présentez arme ». (>es
commandements-là, les gamins fran-
çais les apprenaient en même tenii)s
que l'alphabet. Que dis-je, les ga-
mins)... Les perroquets eux-mêmes
étaient fort experts à les lancer... Eh
bien! ces cris si français, les militaires
français ne les pousseront plus, à moins
que la mode ne change. Car le (( manie-
ment d'arme » n'existe plus.
Etudions ce changement. Il est fort
important. Il est symptômatique.
Le maniement d'armes comprenait
les exercices suivants :
En partant de l'arme au pied : Porter
l arme. L'arme sur l'épaule droite.
Baïontiette au canon. Croiser la baïon-
nette.
Du port d\irme : Reposer l'arme.
L arme sur l épaule droite. Présenter
l'arme. Croiser la baïonnette.
De l'arme sur l'épaule. Porter et repo-
ser l arme.
De (( Présenter l'arme », on passait
à Porter l'arme, avant de reposer
De (( Croisez la baïonnette ». on reve-
nait soit au port d'arme, soit l'arme au
pied.
\'oilà ce que l'on appelait (( le manie-
ment d'arme » proprement dit. Tout ce
qui concerne l'instruction du tireur et
l'escrime à la baïonnette n'en faisait
point partie.
Ce pauvre maniement d'arme, cer-
tains esprits se sont avisés qu il prenait
beaucoup trop de temps, pour n'être
pas d'un emploi immédiat sur le champ
de bataille, c Ce temps, a-t-on dit, se-
rait beaucoup mieux employé à étudier
le tir. à faire du service en campagne...
(Certains généraux ne basaient leur
appréciation d'un régiment que sur le
plus ou moins d'exactitude du port
d'arme. Oi-, ce port d'arme, poui- être
exact, devait réaliser des conditions
ditlicilement léalisables. Dans certaines
armées, il n y avait pas de maniement
d arme, et cela maichail tout aussi
bien. etc.. etc. »
Eh bien! si ceilains généi\-iu\ ba-
saient sur le port d ainie leur apprécia-
tion d un légiinenl, ces généraux
n'élaient que de \ieilles badernes cpiil
LES NOUVEAUX REGLEMENTS MILITAIRES
I '7
fallait au plus vitcexpcdier en retraite...
Mais, rassurez-vous, il n'y en avait pas.
Quelques-uns pouvaient attacher au
maniement d'arme une certaine atten-
tion, comme à toutes les parties de
l'instruction : il n en fallait pas davan-
tage pour faire dire à des gens de
mau\aise foi, que ces généraux ne
ser\"ice de deux ans... auquel, iiuiuhila-
blcment, un l'a sacrijîé.
Les honneurs se rendaient par un
mouvement du maniement d'arme. Un
militaire, parlant à un oflicier subal-
terne, devait être au port d'arme; à un
ollicier supérieur, il présentait 1 arme.
Un soldat en faction rectifiait la posi-
NOUVE.^UX MOUVEMENTS DE GY.MNASTIQUE D ASSO UPLISSEM EN F
voyaicnl que le maniement d'ai'mc.
Celui-ci prenait naturellement quel-
que temps, mais on lui réservait en
principe les jours de neige, de pluie, de
trop grand froid, où l'exercice avait
lieu dans les chambres, et où on ne
pouvait guère faire autre chose. Ainsi,
il ne nuisait pas à l'instruction pour le
combat. Enfin, on parvenait, sans s'y
attacher plus qu'il ne convenait, à l'ap-
prendre assez bien aux jeunes soldats
pendant la première année de service.
Il n'eût donc pas été une gêne pour le
lion de l'arme au pied, c'est-a-dire
qu'il se mettait au fixe, complètement
immobile, au passage d'un adjudant
ou assimilé. 11 portait l'arme pour les
officiers- subalternes; il la présentait
aux ofiiciers supérieurs et généraux, au
drapeau. Ces mêmes honneuis étaient
dus à la médaille militaire et à la
Légion d'honneur. Ils l'étaient à des
fonctionnaires ou à des corps civils,
dans certaines conditions.
Pour les généraux de brigade ou de
di\ision, les postes sorlaienl et por-
ii8
LES NOUVEAUX RÈGLEiMENTS MILITAIRES
taient les armes : ils ne les présentaient
qu aux drapeaux et au Piésident de la
République.
Des troupes réunies portaient les
armes aux généraux, et les présentaient
à partir du grade de général comman-
dant un corps d'armée. Des sonneries
et batteries particulières accompa-
gnaient ces honneurs.
Pour le drapeau, il y avait une céré-
monie imposante, sur laquelle nous
reviendrons.
C'est par de tels rites qu'enti'ait,
comme mécaniquement, dans l'esprit
des militaires, le respect qu'ils doivent
à leurs chefs, et cette notion, que
ceux-ci, à mesure qu ils montaient
dans la hiérarchie, avaient droit, pour
leur plus longue expérience et pour les
services rendus, à plus d'égards et plus
d'honneurs.
Les honneurs lendus au drapeau
leur faisaient comprendre quelle véné-
ration doit emplir leurs âmes pour ce
symbole de soie qui représente la
Patrie.
Aujourd hui. lien de tout cela ne
subsiste. Pour les raisons que nous
a\"ons énumérées plus haut, le manie-
ment d'armes a été condamné. Cepen-
dant, dans un premier projet, on avait
estimé qu'il serait bon de conscr\ er un
quelconque mouxement destiné aux
honneurs, et, ayant supprimé le port
d'arme, on a\ ait substitué un « Pré-
sentez arme» qui s'exécutait en partant
de l'ai-me au pied. Ce mouvement
dexait servir indistinctement pour
lendre les honneurs aux officiers subal-
ternes, supérieurs, généraux, aux fonc-
tionnaires, manifestations et grands
corps civils qui y ont droit, et au dra-
peau. Puis on a trouvé qu il était en-
core de trop, et lui aussi a disparu.
Jadis, quand un officier passait dc-
\ant une sentinelle, on voyait celle-ci
se raidir brusquement, porter ou pré-
senter l'arme, jusqu'à ce que le supé-
rieur l'eût dépassé de six pas. Ht
lors-juc, à ces mouvements, le faction-
naire mettait de la vigueur, rien n était
saisissant comme cette attitude sou-
dain figée de l'homme, comme cette
vibration de l'arme vigoureusement
heurtée, comme ce rite obligatoire,
disant le respect du jeune pour l'aîné,
du soldat pour son chef.
Aujourd'hui, que passe un adjudant
promu d'hier ou le généralissime en
personne, la sentinelle joint les talons,
reste immobile, et c'est tout. Pour peu
que l'on ait affaire à un homme mou,
ce mouvement passe inaperçu.
Résultat fatal ; moins de respect
intime chez l'homme auquel on impose
moins de respect exléyieur.
Mais voici qui est mieux encore.
F'aites la différence entre les deux céré-
monies suivantes :
L'ancien style d'abord.
Un régiment est rassemblé. Paraît
son drapeau. Un long « Garde à vous »
l'immobilise. Puis le colonel com-
mande :
— Ba'ionnette au canon!
Et les trois chefs de bataillon de ré-
péter chacun pour son compte :
« Baïonnette... On ! »
« Portez vos armes! » commande le
colonel, suivi aussitôt de trois comman-
dements de : « Portez... arme! »
— Présentez vos armes! — répètent
les trois chefs de bataillon.
— Présentez... ai"mes!...
Le régiment tout entier, immobile,
présente ses armes à l'emblème sacré.
Les (officiers, les adjudants, les ser-
gents-majors, ont monté leurs sabres
devant leurs visages.
— Au drapeau!... » commande le
colonel, saluant du sabre... Lt la \ i-
brantc sonnerie éclate, tandis que deux
mille hommes, dans une position iden-
tique, pleine de respect, sentent une
émotion les eii\ ahir.
V^:)ici mainlenanl le imuxeau style.
Leré;^iinenl est au repos, baïonnette
LES NOUVEAUX RÈGLEMENTS A\1L1TA1KES
I ly
au canon. Le colonel commande :
(( Garde à vous ! » puis « Au drapeau I »
Et c'est tout. Les armes restent au
pied, les sabres le long des bras, tandis
qu'éclate la sonnerie.
... Dites-moi maintenant laquelle de
ces deux cérémonies a le plus d'allure.
Dans l'armée, on n'a pas pu se faire
encore à ce changement. On a le cœur
serré en rendant si piètrement les hon-
neurs au chiffon glorieux que l'on s'est
accoutumé à entourer d'une vénération
infinie.
Et, en dehors des honneurs, croyez-
\ ous donc qu il ne servait à rien d'autre,
ce pauvre maniement d armes?. . Ici,
je serai plus inintelligible aux profanes,
mais tous ceux qui ont été militaires me
comprendront, eux : il mettait en main,
c'est a dire qu il astreignait à une dis-
cipline immédiate, accoutumait les
hommes à se conformer instantanément
à la volonté de leurs chefs, substituait
à leur volonté celle du chef qui com-
mandait — et point n'est besoin d'être
un professionnel pour comprendre l'im-
portance d'un tel résultat. Le Français
surtout a de fortes tendances à Faction
isolée, à la prouesse individuelle —
choses fort belles au temps de la che-
valerie, mais tout à fait secondaires en
un siècle où les efforts éparpillés ne
serviraient à rien. C'est la réunion de
ces efforts individuels qui produit les
résultats, c'est la cohésion, c'est à dire
cette qualité d'une troupe qui, à un
moment donné, forme un tout homo-
gène, un ensemble ferme et résistant
— un roc. Or, la cohésion, c'est évident,
ne peut s'obtenir autrement que par la
soumission absolue de toutes les vo-
lontés individuelles à la volonté supé-
rieure d'un chef. Mais pour que sa
voix soit écoutée au moment du danger,
il faut qu'on se soit habitué à lui obéir
aux moments de calme; il faut que
toutes les \olontés se soient accou-
tumées à se soumettre à elle automati-
quement.
Pour atteindre à ce but, le manie-
ment d'arme, par l'attention rigoureuse
qu'il exigeait, était un aide précieux. A
la tin d'une manœuvre à l'extérieur,
alors que, pendant plusieurs heures de
suite, les hommes s'étaient trouvés
livrés à eux-mêmes, le capitaine ras-
semblait sa compagnie, commandait
du « rang serré », quelques mou\e-
ments d'arme. Les hommes étaient
aussitôt repris par la discipline, par la
sensation du rani^ . et, après quelques
mouvements, cette troupe qui, depuis
plusieurs heures, avait échappé à
l'action de son chef, se trou\ ait remise
dans sa main.
L'action du maniement d'arme était
psycholooiqiie. Il y a des exemples fa-
meux. En voici un : la surprise de
Beaumont ( 1870).
Le s"" corps (de Failly) était au
bivouac près de Beaumont, se gardant
mal ou pas du tout. Les faisceaux
étaient formés, les hommes éparpillés :
certains s'occupaient de la soupe,
d'autres étaient en corvée, d'autres se
reposaient. C'était le calme d'une
troupe au repos.
Soudain, le canon gronde, et une
\olée d'obus vient jeter le désordre et
la mort dans cette foule paisible. Ce
fut d'abord une débandade affreuse...
qui allait se changer en déroute. .Mais
il y eut quelques chefs énergiques.
Courant devant les armes, ils crièrent :
i( Aux faisceaux! » Au son de ces voix
familières, les hommes éperdus, affolés,
revinrent machinalement aux faisceaux.
On les leur Ht rompre dans le plus
grand ordre, et on leur fit exécuter du
maniement J'arme. Oui, là, sous les
obus, sous la rafale de mort, des cen-
taines d'hommes, au commandement
d'un autre, firent: «Portez... arme...
Reposez... arme... » ils avaient été,
durant la paix, tellement habitués a
concenlier toute leur attention pour
bien saisir le commandement du chei
LES NOUVEAUX RÈGLEMENTS MILITAIRES
et ne pas faire erreur, que cette préoc
cupation, en un tel instant, reparut
Oubliant le danger pour quelques se
condes, ils ne songèrent plus qu'à exé
cuter correctement les
exercices prescrits. Et
ces quelques secondes
suffirent pour que les
officiers reprissent en
main la troupe affolée,
et pour que Beaumont
ne devint pas un abomi-
nable massacre. Ce fut
une surprise, une dé-
faite... et c'est déjà
bien assez triste.
Décidément, il avait
du bon. ce pauvre ma-
niement darmes.
Pour en finir avec lui.
ajoutons qu'il est réduit
à présent aux mouve-
ments suivants : (( .Met-
tre et remettre la ba'fon-
nette — Mettre l'arme
sur l'épaule droite et la
reposer — Croiser la
ba'ionnctte. ce mouve-
ment pou\ant aussi
s'exécuter en marchant,
et, de plus, se trouvant
le même qu'à la posi-
tion du tireur debout.
Dans tout ceci se re-
trouve la préoccupation
constante de simplifier.
C'est ainsi que les mou-
vements de mettre et re-
mettre la ba'ionnette se
font plus simplement
C'est ainsi que le premier temps de
(( Croisez la ba'ionnette » est encore le
même que celui de (( L'arme sur
l'épaule droite. » Parfait. Simplifions.
Mais pourquoi n'avoir pas laissé les
mou\emenls de (( Purter et présenter...
1 arme. » Il faut croire que ces mou-
SEULS HONNEURS DESORMAIS
AUMI3 aujourd'hui
qu'autrefois.
vements étaient bien instinctifs aux
Français, car parmi les jeunes soldats
de cette année, auxquels on ne les a
jamais appris, plusieurs prennent le
port d'arme d'eux-mê-
mes en parlant à un
officier, ou simplement
pour rentrer dans les
chambres... Et, mieux
que cela, nous avons
vu des bleus, interpellés
par le colonel, ou par
un général, affolés, de
timidité, leur présenter
1 arme en passant par le
port d'arme, comme le
prescrivait l'ancien rè-
glement 1 . . .
Règlement
DE Gy.MNASTIQLE
C'est celui-ci qui, de
tous nos règlements, a
subi les changements les
plus considérables. On
peut dire qu'il ne reste
plus rien de l'ancien.
A celui-ci on repro-
chait de faire trop tra-
vailler la partie supé-
rieure du corps au
détriment des autres,
de ne pas suffisamment
exercer les hommes, de
tendre trop à développer
la force, pas assez la
souplesse, etc. On lui
reprochait toutes
sortes de méfaits... A
vrai dire, il présentait
des défauts et des
lacunes, et demandait à être revisé.
.Mais il semble qu'on ait été beaucoup
trop loin dans la voie des suppressions
car on nous a donné un manuel qui est
moins niililciire que scolaire, moins
applicable à des soldats, à des hommes
presque faits, qu'à des enhuits. On a
été hypnotisé par la inélliodc suédoise,
LES NOUVEAUX RÈGLEMENTS MILITAIRES
et l'on a introduit clans l'armée une sorte de
gymnastique médicale. Cela n'est point mauvais
en soi. mais il ne fallait pas exagérer.
L'idée maîtresse de ce règlement, celle qui le
domine d'un bout à l'autre, le but auquel on tend
par tous les moyens, c'est un effet à la fois hygié-
nique et athlétique par : l'ampliation thoracique,
le redressement de la région cervicale de la
colonne vertébrale, la solidihcation des parois
abdominales.
L'effet hygiénique est obtenu en augmentant, par
des exercices spéciaux, la capacité respiratoire de
l'homme, en le faisant donc mieux respirer, en
même temps que sa
circulation deviendra
plus active; en forti-
fiant, par des étire-
mentset des contrac-
tions que certains
mouvements impo-
sent, les muscles de
son ventre — moyen
le plus sûr pour pré-
venir les hernies.
On parvient à l'ef-
fet esthétique, car le
redressement de la
colonne vertébrale
fera tenir l'homme
droit, l'ampliation
thoracique lui don-
nera une poitrine
large et profonde; le
travail du bassin
rétrécira sa taille et
fera diminuer son
ventre. De très nom-
COMMENT ON RENDAIT
LES HONNEURS
AUX OFFICIERS SUPÉRIEURS
LE PORT D ARMES
HONNEURS
AUX OFFICIERS SUPÉKIEURS
breux exercices des membres inférieurs viendront
donner aux jambes de la force et du modelé.
L'ancien règlement se divisait en gymnastique
d' (( assouplissement, » et (( gymnastique appli-
quée », la première comprenant les assouplisse-
ments proprement dits , la boxe et le bâton, la
deuxième étant le travail aux appareils
Le nouveau se divise en « gymnastique de dévelop-
pement» et en ((gymnastique d'application)). Comme
son nom l'indique, la première tend au dcvclop-
pemcnl physique de l'homme: la deuxième apprend
au soldat à surmonter les diflicultés naturelles
qui se présentent à chaque instant en campagne.
LES NOrVEAlX RÈGLEMENTS MILITAIRES
MOUVEMENTS DE RENVERSEMENT A LA BARRE FIXE
Les assouplissements de rancien
rendement s'exécutaient toujours les
poings fermés et en partant delà station
droite, les bras allongés le long- du
corps. Les bras pouvaient être laissés
tendus et raides (assouplissements s.7;z,s
llcxiou: — ou en pliant les bras (assou-
plissements avec Jlexio7i) . — Les mou-
\ements du tronc se bornaient à la
llexion en avant ou en arrière, avec ou
sans mouvement simultané des bras.
Les exercices de jambes étaient sim-
plement la Jh'.xion des e.xlicinitcs infé-
rieures.
Les assouplissements du nou\eau
manuel sont beaucoup plus nombreux,
ils s'exécutent, non seulement sur le
sol, mais aux agrès — tous avec les
mains ouvertes. L'homme part d'une
« position initiale, ou fondamentale ».
Ces positions fondamentales
sont en grand nombre:
Station droite — mains aux
épaules, mains aux hanches,
mains à la poitrine, toutes
destinées à élargir les muscles
dorsaux, et à raccourcir les
muscles pectoraux. Viennent
ensuite les fentes, fente en
avant, fente en arrière, fente
latérale
Partant de ces attitudes,
l'homme exécute certains
exercices, en grand nombre,
qu'il serait oiseux de dénom-
brer ici. Tous sont conçus de
manière à ce que toutes les
régions musculaires du corps
soient mises en jeu : c'est
ainsi que, en outre de la
tlexion du corps en avant et en
arrière, on a prescrit encore
des tlexions latérales, des
torsions, que l'on combine
plus tard avec des mouve-
ments de bras. Que, après
les tlexions des extrémités
inférieures, genoux réunis, on
trouve les mêmes, genoux
écartés : qu'il y a différents
exercices de jambes, obligeant les
muscles de celles-ci à tra\ailler dans
tous les sens. La plupart des assou-
plissements exécutés sur le sol, sont
répétés avec laide d'agrès, ce qui
augmente leur difficulté, et par suite,
leur valeur.
Dans l'ancien règlement, la boxe
comprenait des coups de poing d'un
usage très rare dans la réalité : tels le
coup de poing de re\ers, le coup
de poing de masse. Le coup de
pied bas. destiné à frapper l'adversaire
au tibia, y était décrit d'une manière qui
le tendait peu pratique au combat.
Lnlin. parmi les coups de pied hauts,
un seul, le (( coup de pied brisé en
avant )>. était réellement piatique, les
autres étant de purs assouplissements.
La boxe maintenant rèLdemcntaire
LES NOUVEAUX RÈGLEMENTS MILITAIRES
123
dans i'arméc n'est que de la hoxe de
combat. Elle a été tout entière em-
pruntée à la méthode du maître Char-
lemont. Elle ne comprend plus que des
coups de poing directs, de l'un ou de
l'autre bras, dirigés au visage, à la poi-
trine, au creuxde l'estomac. Ces coups
se donnent, non seulement de pied
ferme, mais encore en marchant ou en
se fendant, ce qui augmente pour
beaucoup leur valeur et leur force.
Le coup de pied bas est indiqué tel
que le pratique Charlemont, c'est à
dire de la seule manière qui soit ration-
nelle, en s'allongeant à fond, de ma-
nière à atteindre son adversaire de très
loin, en risquant soi-même le moins
possible. On le donne même de plus
loin, en faisant un pas vers l'adversaire
ce qui s'appelle o. 7 o7îL'r
la mesure.
Le coup de pied de
pointe est terrible, s'il
atteint l'adversaire au
bas du ventre, au creux
de l'estomac. On doit
éviter de l'employer à
l'assaut, et le réserver
pour la rue, en cas
d'agression par un
apache.
Voient ensuite le coup
depied au flanc de l'ad-
versaire ; ceux qui ont la
jambe souple peuvent
frapper plus haut, en
poitrine ou en figure.
Et l'on trou\ e enfin
les coups de pied chas-
sés, qui se donnent du
talon, en visant soit le
tibia (chassé bas) soit
la cuisse, le ventre, la
ceinture ou la poitrine.
Ils se donnent de la
jambe de de\ant ou de
la jambe de derrière,
avec ou sans marche.
Ces coups-là, bien
assénés, sont terribles.
Le principal appareil de la nouvelle
gymnastique, ce sont les. (( barres dou-
oles )). P'igurez-\ous des barres paral-
lèles mobiles, dont les deux barres
peuvent être placées à toutes les hau-
teurs dans des montants élevés de plus
de 2 mètres. En enlevant complète-
ment une des barres d'un côté, on a
une (( barre à suspension », qui se
place à volonté à hauteur de ceinture
ou de tête pour certains mouvements
d'assouplissements — ou à hauteur de
suspension pour les mêmes exercices
que ceux de l'ancienne barre fixe. Les
deux barres placées à la même hau-
teur, donnent des parallèles, et on y
exécute les exercices de l'ancien règle-
ment. Placées au-dessus de la tête,
elles constituent un appareil de sus-
Noi VKAUX i;.\i:k<;u;i:s UASsouPLitSEMicNr A i.A uakri-;
IJ^
LES NOUVEAUX REGLEMENTS MILITAIRES
pension pour des mouvements sem-
blables ou analogues à ceux de l'é-
chelle horizontale.
Enfin, on peut installer les barres
dans un même plan, en les plaçant
toutes deux dans les montants d"un
même côté, pour certains sauts qui
s'effectuent en saisissant une barre
dans chaque main.
La poutre horizontale et le portique
ont été supprimés. En outre des mou-
vements d'autrefois, on a prescrit un
certain nombre d'exercices d'équilibre
vraiment difficiles. Il s'agit d'atténuer
chez l'homme le vertige, et de déve-
lopper en lui le sens de l'équilibre.
On était tellement hanté par la
crainte du resserrement de la poitrine,
que l'on a supprimé le travail aux
cordes et aux perches simples, qui ont
été remplacées par des perches et
cordes par paires, où l'homme grimpe
avec les bras forcément écartés. Ce
travail est évidemment bon, mais on
pouvait fort bien laisser subsister 1 an-
cienne corde lisse, qui ne resserrait la
poitrine qui si on en abusait — ce que
nos hommes, à coup sur. n étaient pas
tentés de faire.
... Un exercice nouveau est intro-
duit : c'est le lancement du boulet. 11
rappelle le tra\ail du discobole an-
tique, et nous sommes heureux de son
adjonction.
... Les sauts, exercice important
entre tous, sont 1 objet de beaucoup
plus d'étude que dans l'ancien règle-
ment. On commence par apprendre
aux hommes à exécuter, mains aux
hanches, de petits sautillements sur
place, sur la pointe des pieds, les
jambes restant aussi tendues que pos-
sible, puis en pliant les jambes.
L homme est exercé ensuite à sauter
en fléchissant le tronc sur les jambes,
les mains touchant presque les jambes,
et enfin à sauter en creusant les reins,
pli;int les jambes en arrière, et en jetant
les bras le plus haut possible à la posi-
tion verticale. C'est le (( saut d'ange »
On passe enfin aux sauts propre-
ment dits, en largeur, hauteur, pro-
fondeur, précédés ou non dune course.
Enfin, des exercices respiratoires
accoutument l'homme à respirer en
absorbant le plus d'air possible; ils
doivent être pratiqués après tout exer-
cice essoutlant.
La gymnastique d'application com-
porte d'abord l'escrime à la baïonnette
au mannequin. Un mannequin repré-
sentant \ aguement un homme est sus-
pendu à une corde. Le soldat doit
l'atteindre à la partie, et par le coup
que fixe l'instructeur, après avoir exé-
cuté au commandement de celui-ci des
pas et des Aoltes.
Le mannequin est ensuite mis en
mou\ement au moven d'une corde que
tient linstructeur, ce qui augmente la
difliculté.
La gymnastique d application com-
porte ensuite les exercices d'équilibre
sur la poutre et le portique; puis les
escalades, que l'homme eli'ectue soit
seul, soit au moyen d une corde fixée
au mur, soit à l'aide de camarades. Les
soldats apprennent ensuite à franchir
des clôtures en s'aidant les uns les
autres.
Le parcours de la piste d'obstacles
couronne les exercices; il se fait sac au
dos, en franchissant des obstacles de
toutes sortes en terrain varié. L'ins-
tructeur saute, escalade ou passe les
obstacles qu'il rencontre, et les soldais
se conforment à ses mouvements. On
s'efforce ainsi de dé\ elopper leurs qua-
lités d'adresse et d'endurance, pour les
rendre aptes à faire vraiment de solides
combattants.
Un OinciER.
PARASOL ET PARAPLUIE
Le parasol est un oriental. Il est né
quelque part entre les îles du Japon et
la vallée du Nil, à une époque confi-
nant aux âges historiques. Aussi loin
qu on pénètre, la lampe de l'archéologue
à la main, dans ce qu'on appelle la nuit
des temps, on le trouve en possession
d'une situation glorieuse et magnifique :
il orne et abrite la tête des dieux, des
prêtres et des rois.
Les peintures des hypogées et des
sarcophages égyptiens, les bas-reliefs
assyriens, les antiques sculptures de.
l'Inde montrent portant la divinité et
ses deux représentants, le pontife et le
monarque, ayant le chef surmonté d'un
parasol, fixé ou porté par un fonction-
naire spécial. Ce parasol religieux et
royal, loin de disparaître en approchant
des temps modernes et de l'Occident,
s'est amplifié, et. passant de la forme
I.A riKICI'.SSKiN l)i:S PARASOI-S au COURON'N'I-
1)1-: i.'i'.mpi;ri:uk dic chine
ronde à la O^trme quadrangulairc, est
dc\cnu le dais.
[lu bas-rclicfcUi palaisd'Assur-Nasir-
i*al, à (-a la h. l'cpi'ésente ce roi ass\-
l'ien, qu on suppose cire le même que
le fameux roi chasseur Nemrod, se pré-
parant à faire une libation sur un tau-
reau offert en sacrifice. Derrière lui. un
serviteur porte un parasol muni de
côtes — de haleines, comme nous di-
sons— qui donnent à croire que l'instru-
ment s'ouvrait et se fermait à volonté.
Ce bas-relief a été fait huit siècles et
demi au moins avant l'ère chrétienne.
La position qu'il avait prise dès le
principe, le parasol l'a gardée dans tout
l'Orient. Il ne sert plus, cependant,
comme il le faisait jadis en Chine, à
recouvrir les sanctuaires ; il a cédé la
place à des constructions de pierre ou
de métal qui affectent la forme de para-
sols superposés et qui sont des pagodes.
En Chine, en effet, dans le Siam et
d'autres pays, les parasols sont à plu-
sieurs étages, et le nombre deces étages,
est proportionné à l'élévation du per-
sonnage qui a droit
à cet insigne. Le jour
du couronnement ou
du mariage de l'em-
pereur à Pékin, le
Fils du Ciel a un cor-
tège de deux cents
parasols à triple éta-
ges, portés par les
mandarins du plus
haut rang. Ces para-
sols sont en soie de
d il fé rentes couleurs,
magniliquemenl dé-
corés de peintures et
de J"ii"oderies. paiMiii
lesquelles ligure tou-
joursleDi'agnm mancl-
^,,.-^.-,. chou. ( )n ne les sort
du trésor impéiial que
d a n s ces oc ca sii") n s
solennelles. I)ailleurs,'Je Chinois ne \a
guère sans parasol; les grands Font en
soie cl le lonl tenir denière eu\ pn\' des
ser\iteurs; il est d'élofle ordinaire poui
les marchands et lessimples lettrés. i.|ui
PARASOL ET PARAPLUIE
1. IMI'KRATRICE D ABYSSIMi: ET SON PARASOL
le portent eux-mêmes : le bas peuple ne
s'en prive point, mais les siens sont
modestement en un papier à la fois
résistant et souple.
Le roi de l^irmanie s intitule depuis
des siècles (( le seigneur des xingt-
quatre parasols ». Un traité, conclu
entre ce souverain et lempereur de
(^hine en 176g, l'appelle (( le roi des-
cendudusoleil, leseigneur qui règnesur
la multitude des chefs porteuis de para-
sols dans le Royaume occidental )). tan-
dis que l'empereur chinois est désigné
commed le maîtredu Palais Doré de la
Chine, qui g-ûu\erne une multitude de
chels porteurs de parasols dans le
Gi-and Royaume oriental ».
Au Siam, le trésor royal contient
nombre de parasols très précieux, et
cet instrument ligure dans les insignes
de l'ordre i-<iyal de Maha Chakri, lequel
ne se confère qu aux sou\erains ou aux
héritiers des sou\erains. Vn usage spé-
cial au Siam c'est, loi'squ'un gi-and per-
sonnage ou un homme riche est niorl.
de placer son corps embaumé clans un
bateau, au milieu duquel se dresse une
peiche qui porte des pa\ liions de para-
sols, dont le nombre varie suivant le
rang du défunt. Ce bateau est lancé
à la dérive, c'est dans le voisinage du
lieu où il s'arrête que le cadavre est
tantôt inhumé, tantôt brûlé. Quelque-
lois, on élè\ e sur l'emplacement une
petite pagode, à l'extérieur de laquelle
les parasols sont appendus.
Le parasol n'est pas moins en hon-
neur dans rindc. Les fakirs qui font
leurs purifications dans les eaux du
Gange, à Bénarès, s'établissent sur les
deux rives du fleuve, abrités sous d'im-
menses parasols que la foule considère
comme des emblèmes sacrés. La tribu
hindoue des Santhals, dans les monta-
gnes du Bengale, va jusqu'à ériger un
parasol comme une sorte d'arbre de mai.
enguirlandé de fleurs et de feuillages,
autour duquel les naturels mènent des
danses religieuses et qu'ils adorent com-
me un dieu. L'usage en était jadis stric-
tement réservé au Grand-Mogol, et les
voyageurs ou les marchands européens
qui entraient à Delhi, devaient laisser
leurs ombrelles dans leurs bagages,
pour éviter le crime de lèse-majesté. De
même, encore aujourd hui, 1 usage du
parasol est une prérogati\"e du sultan.
Depuis la conquête de l'Inde par les
-Vnglais, cet insigne y a sans doute beau-
coup perdu de son prestige, (cependant,
lorsque le Prince de Galles, il y a quel-
ques années, visita le pays, un parasol
d'apparat était tenu au-dessus de sa
tête, dans toutes les cérémonies olli-
cielles. comme un symbole de son rang.
Le négus ou empereur d Abyssinie
et l'impératrice, sa femme, ne sortent
jamais sans être suivis d un porteur de
parasol. Les rois et chefs nègi'cs des
côtes occidentales de I .Miique et des
bords du Niger se réserxenl le même
insigne. grossi ei' de I orme et de matière.
bien entendu, mais orné tout autour
de \erroleries, de coquillages, de dents
et d'ossements Iniiiiains. aimables té-
moignagesdu degréde leur ci\ ilisalion.
Le Japon est le seul pa\s e\olK|ue où
le i")arasol se soil clémocial isé. Iiuit le
PARASOL ET PARAPLUIE
127
monde là-bas, les femmes surtout, porte
ces engins élégants et bizarres, faits de
papier et illustrés d'oiseaux, de chi-
mères, de fleurs et de figures cocasses,
que Ion exporte — que Ton contrefait
aussi — par milliers en Europe et que
tout le monde connaît.
Les Romains avaient reçu le parasol
des Grecs qui, si près de l'Orient, le
regardaient comme un signe hono-
riiique et quasi religieux. C est
ainsi qu'à la iete des Panathénées,
à Athènes, les femmes des étrangers
domiciliés dans la \ ille étaient
astreintes à 1 humiliante fonction J
de porter les parasols des jeunes j
citoyennes. iVlais les conquérants
de l'univers, gens pratiques avant
tout, n'y virent qu'un instrument
grâce auquel le premier ^ enu peut
se donner de l'ombre en plein midi.
Il est permis de supposer qu'ils
ne furent pas longs à trouver
que ce qui garantit du soleil ga-
rantit également de la pluie.
Quoi qu'il en soit, ce ne fut
guère qu'au xv!*-' siècle que le para-
pluie proprement dit commença à
se répandre en France. On en
apprécia tout de suite l'utilité: mais
c'était encore un objet de luxe,
massif de manche et lourd d'étoffe,
dont le mécanisme, dur à faire mou-
voir, se détraquait facilement: et
l'on y regardait à deux fois a\ ant
d'en faire l'emplette C'est ce qui
explique qu il se iorma une com-
pagnie pour louer des parapluies,
les jours d'averses, aux gens qui
tra\ersaient le Pont-Neuf. Il \
avait un bureau à chaque extrémité
du p(jnt, et le pai'apluie qu on
louait à un bord était déposé à
l'autre. La location coûtait deux
liards. On sait (.|ue le Pnnl-Xeul.
ache\é en \(n>2. lut pendant plus
d un siècle, comme le dit Théophile
La\ allée, « la promenade favorite des
Parisiens, un lieu de plaisirs, le rende/-
\oLis des oisifs, des charlatans et des
filous », et qu on y voyait les bateleurs
et farceursTabarin,Mondor et Brioché.
Pouvoir, sans crainte de se mouiller,
s'attarder au milieu de tousces divertis-
sements pour deux liards. ce n était
vraiment pas trop cher.
Le parapluie s'acclimata moins aisé-
ment de l'autre côté du détroit. Un
voyageur. Jonas Ilanway, passe pour
être le premier qui s'en soit servi à
Londres. Sa promenade dans PallMall,
a\'ec un parapluie ouvert, en 1750, est
restée célèbre. La populace le hua. lui
I-E PRE.MIKR l'.AK.API
I \ \ \. , M I I KKI
jeta des pierres;' les cochers le poursui-
\ii-ent d'injures et de menaces, cai- celte
in\ ention. pensaient-ils. allait les empê-
PARASOL ET PARAPLUIE
cher de louer leurs voitures. Bref, l'échec
fut si complet, que des années se passè-
rent pendant lesquelles Jonas Hanway
trouva peu d'imitateurs. On les mon-
trait au doigt et on les stigmatisait du
nom de (( Français )) — cruel outrage!
Aujourd hui. le parapluie est par tous
les temps, le compagnon obligé de tout
Anglais sérieux, mer-chant, clerk ou
gentleman^ car s il ne pleut pas quand
on sort, il peut pleuvoir avant qu'on
rentre. Cet état d âme est bien symbo-
lisé dans la statue du grand fabricant
de biscuits George Palmer. à Reading:
le glorieux industriel est debout, tête
nue, tenant dans la même main son
chapeau haut de forme et son para-
pluie.
Chez nous, le parapluie a eu à sup-
porter bien des avanies. On lui a donné
de vilains surnoms, riflard, pépin, que
sais-je'r Les jeunes romantiques, les
lions et dandies de 1830 le méprisaient :
en porter un, c'était s'avouer bourgeois,
philistin, épicier. Les caricaturistes de
l'opposition ne manquaient jamais, pour
représenter Louis- Philippe, le roi-
citoyen, d armer d'un énorme pépin la
poire à toupet.
Le parapluie n'en a pas moins fait
son chemin. Il a pris de 1 élégance,
s enroule en plis serrés et réguliers,
arrive à mériter d'être comparé à une
aiguille, si bien que dans une rixe, il
constitue une arme terrible : un coup
de pointede parapluie dansl'œil fait une
blessure mortelle, comme le montrent
des accidents récents.
Avec ses nombreuses vertus et ses
rares défauts, le parapluie méritait bien
le triomphe que lui a ménagé 1 avilie amé-
ricaine d'Omaha. dans leNébraska. lors
de sa dernière exposition. Le clou était un
riflard en métal, haut de is<> pieds, un
peu plus de 4^ mètres. Au bout de cha-
cune des nervures était attaché une
sorte de véhicule semblable à ceux de
la Grande Roue de Paris : 3^0 personnes
pouvaient v trouver place. Le charge-
ment fait, le parapluie s ouvrait len-
tement, enlevant ses voyageurs, et, une
fois ouvert, il se mettait à tourner
mécaniquement sur un axe ou manche.
B. DE LA MOTHE.
lAII Al X I-IINIK \lRi:S AU S [ A M
Placé à deux heures en mer, sur les
écueils qui rendent la côte de la Flo-
ride si dangereuse, le phare du Feu
Perdu appartenait à la direction du
Key-West, et nécessitait la présence
continuelle de deux gardiens, chargés
d'alimenter les feux.
Encore ces deux gardiens ne fai-
saient-ils que six mois de service pai-
an, de manière que, en réalité, c'étaient
quatre préposés qu'exigeait l'entrc-
XVlil. —
tien de ce phare, si éloigné de la côte
solitaire.
Dans les premiers jours de jan\ icr
et dans les premiers de juillet, un peu
plus tôt ou un peu plus tard, suivant
l'état de la mer, un petit cutter \enait
pi'cndre la garde descendante et,
avec les deux nouveaux surveillants,
déposait sur l'îlot des \ i\res, de l'huile,
des instruments de l'echange, tout ce
qui pouvait être utile à l'entretien du
130
LE MYSTERE DU f'HARE
feu comme à 1 existence des prisonniers
volontaires.
Très souvent, il y avait des répara-
tions à exécuter pour rétablir la soli-
dité de la tour. D'autre part, malgré
les soins prodigués régulièrement au
^ ieil édifice planté en sentinelleavancée
sur cette mer sauvage, il arrivait
parfois, aux équinoxes, que les vagues
furieuses, rebondissant sur le roc,
sautaient jusqu'à la lanterne, et même,
la dépassaient.
Ces jours-là, et les nuits encore
mieux, il semblait aux gardiens que la
vieille tour de granit mollissait, cour-
bait la tête, ployait l'échiné, s'aban-
donnait, prête à crouler dans legouffre.
Une fois, l'un des gardiens, devenu
subitement fou, s'était précipité de
la terrasse dans le vide. Il était alors
difficile, on le comprend, de recruter
le personnel destiné au phare; même
parmi lés gens de mer, pourtant si
braves, le Feu Perdu inspirait de la
terreur.
Si des raisons d'économie et la né-
cessité d'une installation plus perfec-
tionnée condamnaient depuis long-
temps le phare à une démolition cer-
taine, on peut dire qu'elle fut hâtée par
la triste réputation du Feu Perdu, et
surtout par la sanglante tragédie dont
furent marqués les derniers jours.
Les deux derniers gardiens du feu
s'appelaient Ned Storck et Toby Wells.
Un soir de novembre, traversé par
tous les hurlemcntsduventct toutes les
plaintes de la mer, voilà que, dans un
assaut des lames, si formidable que la
pierre semblait en gémir de douleur,
soit qu'un caillou arraché de la base
naturelle eiit été lancé jusqu'au faîte,
soit qu'une \ague, en recouvrant le
dôme, eut eu encore assez de (avec
pour briser l'épaisse glace de cristal,
la lanterne creva.. .
Prompts au de\oir, Ned et Toby
changèrent la garniture.
Ils n'y parvinrent qu après de longs
efforts.
Mais ce n'était pas tout : il fallait
rallumer le feu et l'empêcher de s'é-
teindre. Comment y parvenir, sous ce
vent d'enfer > Après une demi-heure
de réflexion — c'est le rapport jour-
nalier des gardiens qui a fixé ces dé-
tails — Xed imagina de placer une
feuille de tôle contre les barres verti-
cales de la lanterne, à l'endroit de la
brisure.
Toby fit bien observer à son compa-
gnon que ce moyen n'était pas parfait,
puisqu'il laissait dans l'ombre un
cinquième environ du secteur que
devait éclairer le feu. Cependant, il
dut convenir que cela valait mieux
que rien : les deux hommes descen-
dirent donc à la chambre de \ eille pour
percer dans la feuille de tôle les trous
destinés à rece\oir le fil de laiton
destiné à la fixer aux barreaux de la
grille
Tandis qu'ils étaient là, tout-à-coup,
parmi les éternels sifflements de la
tempête et les incessantes lamentations
de locéan, Ned et Toby crurent en-
tendre un craquement extérieur , des
cris humains, une explosion.
Pâles, couverts d'une sueur froide,
hantés de la même crainte, non pour
eux, mais pour les naufragés qui, peut-
être, agonisaient sur les écueils. ils
bondirent ensemble jusqu'à la plate-
forme... Rien !
Leur misérable falot éclairait à peine
le rebord de la galerie, et nul bruit
n'arrivait a eux, que laclamcur tiagique
de l'abîme, boulc\ersé par les rages
d'en haut.
Ils redescendirent et se hâtèrent de
terminer leur travail, pensant ^lue la
clarté du phare peicerail Tomltre au-
tour d'eux et les fixerait sur la réalité
de leurs craintes.
LE MYSTERE DU PHARE
Mais, le feu rallumé, ils ne virent
pas mieux sur les écueils : une rafale
de neige emplissait tout l'espace de ses
épais tourbillons. Plus inquiets encore,
toujours hantés de la sinistre vision
qui leur était apparue en même temps,
ils ne voulurent pas redescendre. D'un
commua accord, ils décidèrent de pro-
longer leur veille jusqu'au jour.
La réalité dépassa peut-être tout ce
qu'ils avaient pu entrevoir : sur l'une
des roches voisines, l'arrière d'un
bateau à vapeur restait juché sur l'arête
des rocs.
L'épave penchait à bâbord, de leur
côté, et, sous les rayons du jour blafard
qui succédait à celte nuit d'horreur,
Ned et Toby découvrirent de nom-
breuses formes humaines couchées sur
le pont, où, de place en place, elles
formaient des tas.
Sans hésiter, ils mirent à l'eau la
petite embarcation rentrée sous l'esca-
lier de la tour. La mer restait mau-
vaise; le trajet, pour court qu'il fût,
n'en était pas moins dangereux; mais
on ne pouvait laisser mourir, là,
presque au pied du phare, ceux des
naufragés qui respiraient encore. Bien
que tout permît de craindre que la
plupart avaient péri, Ned et Toby
espéraient encore trouver des vivants
à sauver.
Par mesure de précaution, ils déci-
dèrent que l'un d'eux seulement irait
au secours des naufragés et que l'autre
resterait au phare : si l'éclipsé fatale
du feu avait pu causer ce désastre, il
ne fallait pas qu'une catastrophe nou-
velle vint s'ajouter à celle-ci.
Ned, étant le plus jeune — il n'avait
que vingt-cinq ans — voulut partir
d'abord; si l'embarcation devait faire
un second voyage, Toby aurait son
tour.
Toby acquiesça.
Quarante minutes plus tai-d. Ned
était de reloui' cl déposait au phare.
enveloppée dans un grand manteau de
voyage qui moulait ses formes frêles,
une jeune fille aux cheveux d'or, pâle,
si pâle quelle semblait morte.
— Eh bien, fit alors Toby, après un
long temps de silence et d'émotion,
n'est-ce pas un des steam-boats de
Jacksonville à Savannah?
Ned répondit d un mot : Eagle.
L'Aigle (Eagle) était en effet l'un
des navires à aubes et à balancier
qui faisaient le service entre les deux
villes.
Des centaines d'êtres humains de-
vaient avoir péri sur les récifs. Plus de
soixante restaient encore sur l'arrière
du bateau, endormis dans la mort peut-
être; les autres étaient loin, sur les
vagues ou dans les profondeurs incon-
nues, emportés avec l'avant du bateau,
brûlés par la vapeur au moment de
l'explosion des chaudières, ou enlevés
par les lames qui, presque toute la
nuit, avaient balayé l'épave.
Mais ni Toby ni Ned ne songèrent
aux cadavres proches ni aux morts
disparus : la présence de cette jeune
femme, si belle et si pâle, plus morte
que vive, leur faisait oublier le reste
du monde, et ils restaient muets,
plongés dans une stupeur telle qu'ils
en oubliaient de rappeler le souftleau\
lèvres blêmes de la naufragée.
Lorsque Toby demanda s'il ne res-
tait pas d'autres survivants, et que
Ned balbutia cette réponse mysté-
rieuse :
(( Je n'ai songé qu'à La sauver »
Les deux hommes s'aperçurent avec
désespoir qu'une dernière convulsion
de la mer soulevait l'épave sur le roc,
l'y brisait, et emportait le tout pour
jamais.
Singulier jeu des événements qui
font de la \ ie léclle une combinaison
dramatique infiniment supérieure à
toutes les fantaisies du romancier, celte
jeune fille jetée ainsi par les lorccs
brutales de la nature sur le roc du l-'eu
Perdu, c'était Mabel Grandi, fille d un
LE MYSTERE DU PHARE
ancien gardien du phare, actuellement
employé, comme pilote, à la direction
de Key-West.
Coïncidence plus étrange encore...
A Kcy-West même, avant que le père
Grandt n'eût quitté le phare à la mort
de son vieux compagnon de garde
Tom Lint, c'est-à-dire au temps où sa
femme vivait et où Mabel, par consé-
quent, pouvait rester à terre sous la
protection maternelle, deux jeunes
hommes 's'étaient férus d'amour pour
la vierge frêle, aux cheveux d'or ; et ces
deux hommes, c'étaient Ned et Toby.
Lorsque le directeur les avait dési-
gnés tous deux pour la surveillance du
Feu Perdu, ni l'un ni l'autre n'avaient
protesté: être ensemble dans le phare,
c'était pour eux une garantie en vue de
l'avenir.
Chacun d'eux se disait que l'autre
ne pourrait accaparer Mabel ; chacun
espérait être un jour préféré.
D'un accord tacite, ils évitaient de
prononcer le nom de la jeune fille ;
mais leur rivalité n'en était pas moins
ardente et farouche.
Avec l'âge, ils avaient senti leur
amour d'adolescents se transformer,
dans l'épanouissement de leurs forces,
en une aspiration inquiète, férocement
jalouse, et qui sait) criminelle peut-
être...
Quoi qu'il en fût, leur première
impression devant Mabel inanimée,
n'avait été que stupeur : Ned l'a
bien laissé voir dans ses notes journa-
lières.
Mais lorsque la douce et charmante
créature eût ouvert les yeux et jeté un
cri — Ned ! Toby ! — dès cet instant,
les deux hommes redevinrent les ri\ aux
qu'ils étaient autiefois.
Après quarante-huit heures de re-
pos, Mabel s était remise des émotions
de la nuit fatale, 'l'iois inquiétudes
pouilant la hantaient : d'aboi d, celle
pensée naturelle que son père la croi-
rait perdue et en mourrait peut-être ;
puis le doute où elle restait de la mort
de tous ses compagnons à l'heure où
Ned était \enu la sauver ; enfin, plus
que ces obsessions, celle de la rivalité
sourde des deux hommes entre lesquels
il allait lui falloir passer une semaine
au moins, deux, trois, et peut-être dé-
cembre tout entier.
Au bout d'une semaine, cette crainte
s'augmenta encore, car des regards
furtifs, de Toby à Ned et de Ned a
Toby, lui avaient révélé une haine
commençante ; dans l'œil dur des gar-
diens, elle croyait voir flamber déjà les
ardeurs féroces de la brute.
Par surcroît, Mabel avait eu la dé-
ception devoir passer au loin l'autre
vapeur de Savannah à Jacksonville, le
Swallon\ sans que l'on eût, du steam-
boat, aperçu les signaux du phare.
Comme l'arrière de Y Ea^le avait été
complètement enlevé au retoui- de
Ned, rien d'anormal n'avait attiré l'at-
tention des officiers du vapeur. Les
gardiens avaient-ils fait tout leur pos-
sible pour attirer l'attention ! En tout
cas, Mabel se consola dans l'espérance
que, la semaine sui^'ante, le bateau se
rapprocherait davantage du phare, et,
cette fois apercevrait les signaux.
Mais cette semaine encore s'écoula,
et,' Iç malin où elle comptait voir le
steam-boat, il tomba une pluie lourde
qui empêchait toute communication
optique. Et Mabel, ayant un jour
trouvé Ned aux écoutes derrière la
porte de sa chambre, fut prise d'une
peur muellc qui ne la quitta plus.
Deux jours plus tard, ce fut Toby
qui, l'ayant rencontrée dans l'étroite
spirale de l'escalier, la prit dans ses
bras et l'étouffa presque, sous la fureur
de son "baiser.
Brusquement saisie, épou\anlée,
presque sans souille, elle ne cria pas,
ce dont elle se réjouit du reste, car
elle sa\ ail que !\e(l fi'il tombé aussitôt,
de la lerrasse à travers lescaliei". sur
cet odieux Toby.
()clicu\r oui, cai' à pailir de celle
niiiuile, lohy lui inspiia une in\in-
i:r<LE PRIA TOUTE I.A NUIT
'34
LE MYSTÈRE DU PHARE
cible répulsion. Et ce fut là peut-être
la cause définitive du drame qui de-
vait emplir d'horreur la solitude du
P'eu Perdu.
La troisième semaine avait passé
comme la première et la seconde,
sans que 1 on eût pu communiquer
avec le vapeur de Jacksonville à Sa-
vannah. Mais l'espoir d'une prochaine
et sûre délivrance, par l'arrivée du
cutter de service, avait rasséréné le
cœur de Mabel. Même, elle ne doutait
plus que son père, en vieux marin, en
héros, n'eût bien supporté l'épreuve;
et alors, quelle surprise, quelle
allégresse, quand il retrouverait sa
fille qu'il croyait morte, le charme
de sa vieillesse, sa Mabel bien-
aimée!
Il n'y avait même rien d'impos-
sible à ce qu'il fût justement de service
comme pilote à bord du cutter, le jour
où ce navire viendrait faire la relève.
Et elle se représentait son père, un
grand vieillard toujours rasé de
frais, au teint vermeil, aux cheveux
blancs, au regard perçant sous les pau-
pières tombantes, à la face pleine de
bonhomie, débarquant au Feu Perdu
et pleurant de joie. Oh! les bonnes
larmes!
Pleine de cet espoir, Mabel, à qui
répugnait Toby, depuis sa brutale vio-
lence, s'était rapprochée de Ned, et,
quand ils étaient seuls, lui tendait
volontiers la main, l'abandonnait même
entre les doigts robustes du jeune
homme.
Certainement, quand elle aurait
rejoint son père, elle lui dirait, avec
cette franchise et cette décision qui
caractérisent tant d'Américaines :
(( C'est Ned que je veux ! »
Ainsi disposée, il fallait peu de
chose pour qu'elle commît une impru-
dence, l'n soir que Toby montait à
son poste près de la lanterne, dans la
chambre de veille, et que Ned rentrait
dans la sienne, il tendit la main à Ma-
bel et celle-ci lui donna son front.
Pieds nus, Toby redescendait.
Un râle subit, un râle de lion expi-
rant, et les bras de Ned s'ouvrirent : il
s'affaissa... Dans l'ombre de l'escalier,
Toby remontait.
Affolée de terreur, Mabel courut
chercher une lampe et revint s'age-
nouiller près de Ned, pour voir s'il
respirait encore. Mais le pauvre gar-
çon gisait dans une flaque de sang, un
couteau de gabier plongé dans la
nuque. Ses lèvres s'agitèrent, et Mabel
crut entendre son nom.
— Ned ! Ned ! murmura-t-elle au
visage de l'ami, je ^eux que tu vives:
je le veux !
L'infortuné fit un dernier effort, ses
lèvres esquissèrent un sourire et il
expira.
Alors, Mabel ouvrit la chambre du
jeune homme, souleva le corps et le
traîna jusqu'au lit de camp. Et à genoux
près du cadavre, elle pria toute la
nuit.
Mais, au petit matin, elle se dressa
brusquement: on senait d'ou^'rir la
porte.
Toby entra et marcha vers elle, l'œil
ardent. D'un bond elle fut dans l'esca-
lier. Toby la suivit et son ricanement
sinistre glaçait la jeune fille.
Cependant, .Mabel avait pu arriver
la première jusqu'à la chambre de
veille. Comme elle y entrait, elle se
demanda ce qu'il voulait, la tuer ou
l'enfermer là. prisonnière et livrée
sans défense à sa folle et odieuse
passion.
L'épouvante dune telle alternative
fil une héro'ine de la faible femme: un
lourd marteau était là, sous sa main ;
elle s'en saisit, se détourna, et, comme
le souille de la brute allait l'atteindre,
comme il n'avait plus que deux marches
à franchir, elle frappa l'homme qui
montait, la icle basse.
LE MYSTÈRE DU PHARE
'35
Que se passa-t-il ensuite > Jamais
personne n'en a rien su...
Le surlendemain, quand le bateau
vint au Feu Perdu pour y débarquer
les hommes de relève, la porte du
phare était ouverte... Comme tous les
appels demeuraient sans réponse, on
s'étonna, et le pilote — c'était le père
Grandi — accompagna les nouveaux
gardiens : le pauvre vieux avait encore
vieilli de dix ans au moins ! Il n'y avait
plus en lui d'énergique que les yeux,
dont le regard sombre cachait sans doute
une préoccupation, suprême, unique.
11 précédait les gardiens.
A peine avait-il franchi le seuil de la
chambre du premier étage, que ses
compagnons l'entendirent jeter un cri
et le virent chanceler, foudroyé. Ils
s'avancèrent pour le relever, et alors,
ce qu'ils virent les cloua sur place: le
bras droit passé autour du cou de Ned,
les lèvres sur le front du gardienensan-
glanté, Mabel reposait pâle comme la
cire des cierges.
Elle était morte...
La première impression fut de croire
à un crime commis par des pirates;
mais la vérité fut bientôt connue,
Mabel, avant de mourir, avait eu soin
de consigner toutes les péripéties de
l'horrible drame sur le journal du
phare.
Dites maintenant — ajoutait le capi-
taine Smith, auquel jedois cettehistoire
— si jamais Shakspeare a rien conçu de
plus invraisemblable que cette réalité.
L'art n'm\cnte rien.
Lkon Bekthaut.
LA VALLKE DE LA MEUSE
\at prise de la hauteur du Bois-Chesnu et de la Basilique en construction (Phot. Lesage)
LA BASILIQUE DE JEANNE DARC
A DOMRÉMY
La France contemporaine qui,
pareille à l'oiseau fabuleux des bûchers
antiques, sait mourir et renaître de ses
cendres, préparc, comme le brillant
phénix, ses ailes les plus pures pour
abriter la résurrection de la plus noble
de ses filles et sortir du tombeau avec
elle. La basilique de Domrémy s'élance
toute neuve, de la monta^rne,au-de\ ant
de celle que l'ICf^lise lui enleva, jadis,
en suppliciée, et lui 'ramène, aujour-
d'hui, en f^lorieusc. Elle \ienl donc
enfin, la ven},'eance des saints, depuis
bientôt cinq siècles que noble France
l'attendait. Après la journée de Uouen,
voici celle de Rome. Pour une robe
d'évèque parjure couvrant un crime
soussa couleur de \iolel meurtri, \oici
toutes les pourpres de la Curie repen-
tante qui prctcnl la splendeur de leurs
chapes rutilantes à l'apothéose qu'on
prépare. Hier, le pape Léon XllI, pré-
sidant la Sacrée Congré^at ion des Rites,
assemblée en cour plénière pour la
béatilicalion de Jeanne d'Arc juj^-ée par
trois assises précédentes, a décrété que
1 héro'icité des \ertus de la postulante
rendait celle-ci digne des honneurs des
saints autels. Ft \-oici que le plus grand
vieillard d'un siècle, à peu près tout
entier vécu par lui, s incline vers la
plus douce vierge d'un autre siècle qui
la \it sitôt clisp;ii;iitre : le patriarche
prend la pucelle d'une main et, de
l'autre, il lui ouvre le ciel le plus glo-
rieux de l'Histoire où vont planer les
LA RASILIQUF: de JEANNE D'ARC A DOMRÉMY
'37
ailes blanches de cette idéale mémoire.
Ainsi, la France de tous les partis
vaincus par une sainte fille, va préparer
à Jeanne d'Arc de grandes fêtes. Les
marbres de la basilique construite
flamboient aux mains des ciseleurs,
les fresques se colorent au pinceau des
artistes, les bulles se couvrent de poudre
d'or et le pontife, ami des F'rancs, qui
se promet de les signer, fait un geste à
la mort qui attendra aux portes du
Vatican, jusqu'à ce que la plus auguste
vieillesse et la jeunesse la plus héroïque
se soient donné la main sur la couche
funèbre où la noble fille de Jaïre va
être enfin ramenée à la vie.
Avant que l'auréole des saintes cou-
ronne le front charmant de la Bonne
Lorraine, j'ai voulu revoir^ entre la
fraîche Meuse et le Vert bien nommé,
le nid fait de blés d'or et de saignants
coquelicots où l'alouette de notre plus
merveilleuse -et plus simple épopée
nationale prit un jour l'essor et rem-
plit de son chant résurrectionnel notre
Histoire et celle des autres nations qui
nous l'envient Les trois étapes de cette
prodigieuse épopée, les petits enfants
eux-mêmes les épellent entre les bou-
cles blondes de leurs cheveux inondant la
page où rougeoie tant de sang, où tant
de flammes crépitent, où une fleur de
lys surnage toujours blanche : Orléans
et ses preux, Reims et ses pleutres,
Rouen et ses bourreaux. Est-ce là toute
l'histoire de Jeanne ? Ses plus aimables
pages ne sont-elles pas plutôt les pre-
mières qu'on ne lit pas assez, à l'ombre
du Bois-Chesnu et dans les vastes
plaines de Domrémy, l'herbagère aux
guérets infinis, comme les sillons d'or
d'une mer fantastique r
Oh ! l'aimable promenade et l'inté-
ressante reconstitution historique que
nous propose l'histoire vraie de Jeanne
d'Arc chez elle, à travers un paysage
démesuré de foins coupés et de blés
murs inondant la plaine ; tandis que,
de la maison natale à la basilique de
l'héro'ine il nous reste à franchir, avec
cinq cents mètres décote, les premières
hauteurs du Bois Chesnu et les premiers
gradins des Marches de Lorraine.
A l'orée du village et presque sous
l-A MAISON l'ATKUNF.M.I-: DK JKANNK, AVKC l.E MnNUMK.\r NAI lONAI. SCULPTK PAR MKRCIK
(Ph.it. Ad. Wcick)
LA BASILIQUE DE JEANNE D'ARC A DOMRÉMY
le chaume de la pauvre église parois-
siale de Domrémy, vous ne laissez pas
sans une émotion, à droite de la route,
la petite maison de Jacques Darc et
d'Isabelle Romée où, la nuit de l'Epi-
phanie de 141 2, naquit, avec Jehanette,
le troisième des quatre enfants de ces
braves paysans. Pourquoi Jacques et
non Jacob, de son vrai nom> Et pour-
quoi avoir fait plus pau^■re qu'il n'était,
ce bon doyen de la « Communauté des
bourgeois du roy de France )) aux
Marches de Lorraine, à qui il apparte-
nait de convoquerlesvilains auxassem-
blées et aux plaids?- Pourquoi surtout
représenter dans un état d'antipathie
innée pour la carrière des armes, ce
bon prévôt de Domrémy chez qui s'ar-
rêtaient presque tous les gens du roy
voyageant de Lorraine en Champagne
et racontant la grand'pitié de P'rance,
pendant ces veillées de famille où la
petite Jeanne assistait, en filant la que-
nouille, à coté de sa mèrer
Car c'estencore uncontedela légende,
que Jehannette fût bergère. Sa mère,
qui n'avait qu'elle de fille, la conservait
auménageet auxfuseaux,pour leslinges
et les habits de la maison. Si Jeanne sor-
tait, c'était pour aller continuer à
l'église ses prières aux Saintes qu'elle
aimait, — surtout à sainte Marguerite
qui, comme l'archange Michel, portait
la lance au poing et terrassait aussi le
dragon. Sous le mur de l'église, il y a
encorela même fontaine avec sa longue
auge de pierre, où les troupeaux du
village venaient boire. Là, Jeanne aussi
venait dévider ses fuseaux et entendre
les masnadiers de passage racontant
la pitié duroyaumede I-'rance. Mingetlc
et I lauviette, ses compagnes préférées,
l'y rejoignaient; et, si elles s'échappent
ensemble plus loin, c'était pour monter
à la Source des Dames, sous le Grand-
Fau du Bois-Chcsnu. S'y racontaient-
elles la cruauté de Gilles de Kelz pour
ses femmes, — ce Barbe-Bleue des
contes qui, du temps de Jeanne,
n'ét;iient que de tristes réalités> N'y
préféraient-elles pas les récits enchan-
teurs de Merlin prédisant une vierge
libératrice à la France opprimée par
tant de servitude étrangère? Et les
jeunes filles, tout en couronnant de
fleurs les branches de l'arbre fatidique
et le cristal de la légendaire fontame,
selon la coutume ancienne du pays
Domrémois, se complétaient, de l'une à
l'autre, la chronique du temps colpor-
tée par les houspilleiirs et autres
hommes d'armes qui passaient d'Ar-
magnac en Bourgogne et de camp
français à camp anglais. Qu'était donc
devenue cettcMaison de France, depuis
la folie du roi Charles VI, pour n'avoir
même plus une couronne à donner au
descendant > Depuis que les amants de
la Reine avaient été jetés en Seine, en
la personne même du Bourbon lié en
sac avec cette étiquette significative :
Laissez passer la justice du Roi.'ny avait-
il plus foi au royaume de France pour
un héritier légitime > Et fallait-il comp-
ter vraiment sur la providence d'Angle-
terre, pour mettre enfin bon ordre aux
affaires malheureuses de chez nous?
Enfin, puisque notre suprême espoir
était en ce « gentil Dauphin » qui por-
terait si noblement la couronne, fallait-
il attendre qu'Angleterre sacrât son roi
avant France le sien et que ces deux
pays, si différents d'humeur, fussent
ainsi rangés sous le même sceptre?
(( V^a. fille de Dieu, \a ! » commençaient
à lui souffler, entre les branches
mystérieuses du Grand-Fau, les
voix des Saintes inxisibles dont les
mains pures étaient armées de la lance
\aillante.
.\insi duia,cinq ans. pour les oreilles
troublées de Jeanne, l'audition obsé-
dante des Saintes, et, pour ses yeux
mDuillés de lai-mes, la diuioe et api-
toyante xisioii de ce gentil Dauphin
qu'aucune main providentielle ne cou-
ronnait encoie. Le jour, c'était les
récils des hommes d'armes passant par
chez les Darc qui leur compatissaient
en leur donnant à boire. La nuit,
LA BASILIQUE Dit JEANNE D'ARC A DOMRÉMY
'39
};ASrLInUE DE DOMREMY DETAIL DE LA KAÇADE
(Scdille et Dcmay, architectes, plint. Lcsagcl
c'étaient les visions des Saintes conti-
nuant, pour Jeanne toute seule et toute
endolorie, la passion de France souf-
ferte en la personne malheureuse du
plus gentil de ses Dauphins. Naïve et
bonne et de la race de Villehai-douin,
qui fut seigneur de Vaucoulcurs en son
temps, Jeanne porta son secret jusqu'à
dix-sept ans. Et quand enfin, n'y tenant
plus, la belle et forte (ille aux sangs
troublés eut décidé que, dût-elle y user
ses jambes jusqu'aux genoux, elle par-
tirait, elle partit. Sans dire adieu à
Mingette sa mie, ni à ! lauviette sa pré-
férée, après n'a\oir demandé à ses
parents que la permission d'accompa-
gner l'oncle Durand Laxart au che\et
de sa femme malade, [canne, par un
1^0
LA BASILIQUE DE JEANNE D'ARC A DOMRÉMV
soir d'hiver de 1428, quitta Domrémy
pour n'y plus revenir.
Tu ne reverras plus tes riantes campagnes,
Le temple, le hameau...
De Vaucouleurs, où il fallut supplier
le capitaine Baudricourt, il ne reste,
aujourd'hui, riende l'époque de Jeanne.
A peine quelques tours en poivrière,
reliques de l'ancien pourpris, feston-
nent çà et là solitaires les jardins qui
se sont étages sur l'ancien carré féodal.
Mais si les murs de jadis sont tombés
sous l'avalanche des potagers, où des
courges énormes montent aujourd'hui
la garde sur le terrain conquis qu'elles
n'abandonneront plus, il reste du moins
encore les ruines du château du sire
de Baudricourt, que Mgr Pagis n'a
pas pu transformer récemment en
une autre basilique glorieuse. On y
voit encore la chapelle souterraine de
Notre -Dame- des -Voûtes, telle que
Jeanne la fréquenta si souvent quand
elle venait y confier à la Vierge-des-
Sept-Douleurs, qu'on y vénérait, la
huitième douleur qu'une autre vierge
portait silencieusement dansson pauvre
cœur tout meurtri. Là donc, en pré-
sence de sa \'ierge et au souvenir de
ses Voix, la pauvre paysanne de Dom-
rémy, que le sire de Vaucouleurs ne
se décidait pas à équiper avant d'en
avoir prévenu le Dauphin, venait se
reposer des tristesses de son calvaire
sur celui de la Mère des Douleurs.
Quand enfin la réponse du Roi arriva de
Chinon, Jeanne, que tous les gens de
Vaucouleurs avaient eu le temps de
connaître et d'aimer, fut équipée, aux
frais de la ville, en vêtements qu'il lui
faudrait pour courir la vie des camps.
« Ne craignez rien, dit-elle aux femmes
qui la plaignaient d'être si belle et si
bonne, en compagnie des malandrins
qui l'escortaient, ne craignez mie :
Dieu me fait ma route. C'est pour cela
que je suis née. » El, libre d'âme
comme d'allure, elle piqua des deux
vers Chinon, sur le cheval que le capi-
taine Baudricourt avait acheté seize
francs, equum pretii XVI francorum.
affirme la chronique. Ne marchait-elle
pas au nom de (( Dieu, son droictier et
souverain Seigneur? »
De ce jour de février 1429 où Jeanne
quitta Vaucouleurs, au jour du 30 mai
1431 où la captive de Rouen acheva
son martyre dans la noire fumée du
bûcher qui emporta vers Dieu la plus
belle âme qu'il pût jamais créer de
son souffle le plus magnanime, quelle
marche au sacrifice de notre Iphigénie
française! D'abord, ce fut, dans le
groupe des six archers de Vaucouleurs,
la chevauchée galante vers Chinon,
où Charles VII se cachait en vain,
entre les aumusses de ses barons et les
ysabeaux de ses dames : « Gentil Dau-
phin, je suis Jehanne la pucelle ! »
Ensuite ce fut, à la tête des gens du
roi, le tournoi aussi brillant que secou-
rable d'autant de villes prises qu'en
traversaient, au pas de charge, la douce
guerrière qui ne frappa jamais d'estoc
et ses terribles masnadiers rouges
comme des foudres, arborant son pen-
non blanc comme une bannière de
sainte. Ce fut Orléans, où Glasdale ren-
dit gorge et bastille; Jargeau, où Suffolk
recula; Beaugency, où Talbot attendit
vainement le secours du vainqueur de
la Journée des Harengs et, lui-même,
Falstaf en personne, dut laisser à
Patay 2.000 Anglais sur le champ de
bataille. Archers et courtilliers, de Chi-
non à Reims, passèrent comme un
orage dont la blonde pucelle, aux yeux
de châsse d'or, était l'éclair les pré-
cédant. Et puis, quand les pennons de
la bataille et de la peine sortirent de la
cathédiale où ils avaient été au sacre
et à l'honneur, la chevauchée des che-
valiers de la victoire se changeant tout
à coup en marche au sacrifice de la
pucelle, il fallut bien croire que la mis-
sion de Jeanne aurait dû s'arrêter au
seuil de la cathédrale où la l''rance,
devançant l'Angleterre, avait reconnu
LA BASlLlgLli DE JEANM;, DARC A DOMRE.MV
'H
son vrai roi. Armagnac, fidèle aux lys,
avait pris, sur Bourgogne affiliée au
léopard, la revanche des V^épres pari-
siennes où 4.000 Gascons et leur con-
nétable Bernard avaient trouvé la mort,
dans un lâche massacre. Et, sans
doute. La Hire et autres bons compa-
gnons de Jeanne, s'étaient trop enivrés
de sang anglais dans les coupes large-
ment servies entre Orléans et Patay,
pour oublier tout-à-coup, de Reims à
Compiègne, la sagesse qu'ils avaient
pourtant jurée à la Pucelle, en leur foi
deGasconsl Pauvre Jehannette. tombée
entre les mains du bâtard de Vendôme,
qui la revend à Jean de Luxembourg
pour que, de Bourgogne en Normandie,
elle n'ait plus qu'à finir entre les mains
du cardinal de \\'inchester et de l'évêque
Pierre Cauchon ! Que fera, désormais,
avec son simple bon sens d indécon-
certable paysanne, la pauvre fille en
habits d'homme'^- Ce fut le principal
grief du procès fait a la catholique
parjure par les robes rouges et violettes
de ses ignobles juges. Faut-il oublier
aussi, dans l'ombre du cachot où elles
iraient continuer l'interrogatoire ju-
ridique de la basoche ecclésiastique,
les robes blanches des confesseurs de
Jeanne, qui la trahirent à qui mieux
mieux? Ahl la malheureuse pucelle,
qui n'eut que la simplicité de sa roture
gouailleusement raisonneuse et la
sagesse de son christianisme supérieu-
rement intuitif, pour rétorquer et pour
confondre les arguments de tout acabit
que, de Rouen, on allait chercher jus-
qu'en Sorbonne, à l'adresse de celle
qui se vantait de ne savoir A ni B.
Le terme du triste voyage était le
Vieux-Marché, le marché au poisson.
Trois échafauds avaient été dressés.
Sur l'un était la chaire épiscopale et
royale, le trône du caidinal d'Angle-
terre parmi les sièges de ses prélats.
Sur l'autre devaient figurer les person-
nages du lugubre drame, le prédicateur
les juges et le bailli, enfin la condam-
née. On voyait à part un grand écha-
faud de plâtre, chargé et surchargé de
bois ; on n'avait rien plaint au bûcher,
il effrayait par sa hauteur. Ce n'était
pas seulement pour rendre lexécution
plus solennelle, il y avait une intention
c'était afin que, le bûcher étant si haut
échaffaudé, le bourreau n'y atteignît
que par en bas, pour allumer seule-
ment et qu'ainsi il ne pût abréger le
suppliceni expédier la patiente, comme
il faisait des autres, leur faisant grâce
de la flamme. Ici. il ne s'agissait pas de
frauder la justice, de donner au feu un
corps mort; on voulait qu'elle fût bien
réellement brûlée vive, que, placée au
sommet de cette montagne de bois, et
dominant le cercle des lances et des
épées, elle pût être observée de toute
la Place. Lentement, longuement
brûlée sous les yeux d'une foule cu-
rieuse, il y avait lieu de croire qu'à la
fin elle laisserait surprendre quelque
faiblesse, qu'il lui échapperait quelque
chose qu'on pût donner pour un désa-
veu, tout au moins des mots confus,
qu'on pourrait interpréter, peut-être
de basses prières, d'humiliants cris de
grâce, comme d'une femme perdue...
Un chroniqueur, ami des Anglais,
les charge ici cruellement. Ils voulaient,
si on l'en croit, que, la robe étant brû-
lée d'abord, la patiente restât nue ; que,
le feu étant éloigné, chacun vînt la voir
(I et tous les secrez qui povent ou doi-
vent estre en une femme », et qu'après
cette impudique et féroce exhibition
(( le bourrai remist le grand feu à sa
povre charogne... ))
L'effroyable cérémonie commence
par un sermon. Maître Nicolas Midy,
une des lumières de l'Université de
Paris, prêcha sur ce texte édifiant :
« Quand un membre de TEglise est
malade, toute l'Eglise est malade )>.
Cette pauvre Eglise ne pouvait guérir
qu'en se coupant un membre. Et con-
cluait par la formule : Jchanne,t7//c'C en
paix,rEglisenepeut plus /c défendre. »
Alors le juge d'Eglise, l'évêque de
Beau\ais, l'exhorta bénignement à
H-
LA BASILIQUE DE JEANNE D'ARC A DOMREMY
L EGLISE PAROISSIALE DE DOMREMY
La basilique au fond du paysage (Phot. Delcominète)
s"occuper de son âme et à se rappeler
tous ses méfaits, pour s'exciter à la con-
trition. Lesassesseursavaient jugé qu'il
était de droit de lui relire son abjura-
tion ; l'évéque n'en fit rien. Il craignait
des démentis, des réclamations. Mais la
pauvre fille ne songeait guère à chica-
ner ainsi sa vie, elle avait bien d'autres
pensées. Avant même qu'on ne l'eût
exhortéeà la contrition, elle s'était mise
à genoux invoquant Dieu, la Vierge,
saint Michel et sainte Catherine et
demandant pardon, disant aux assis-
tants : (( Priez pour moi ! )) Elle requé-
rait surtout les prêtres de dire chacun
une messe pour son âme... Tout cela,
de façon si dévote, si humble et si tou-
chante que l'émotion gagnant, personne
ne put plus se contenir. L'é\êque de
Beauvais se mil à pleurer, celui de
Boulogne sanglotait, et voilà que les
Anglais eux-mêmes pleuraient et lar-
moyaient, Winchester comme les au-
tres...
Cependant les juges, un moment dé-
contenancés,s'étaient remiset raffermis.
L'évoque de Beauvais, s'essuyant les
yeux, se mit à lire la condamnation, il
remémora àlacoupable tous sescrimes,
schisme, idolâtrie, invocation de dé-
mons, comment elle avait été admise à
pénitence et ommcnt. « séduite pai le
prince du mensonge, elle était retombée,
0 douleur ! comme le chien qui retourne
à son vomissement. Donc, nous pro-
nonçons que vous êtes un membre
pourri et, comme tel, retranché de
l'Eglise. Nous vous livrons à la puis-
sance séculière, la priant toutefois de
modérer son jugement, en vous évitant
la mort et la mutilation des membres.»
ENTREE DE L );GLISE PAROISSIALE DE DOMRICMY
(Phot. Delcomincte)
Délaissée ainsi de l'Eglise, elle se
remit en toute confiance à Dieu. Elle
demanda la croix. Un .Vnglais lui passa
une croix de bois, qu'il fit d'un bâton ;
elle ne la reçut pas mnins dévotement,
elle la baisa et la mit, cette rude croix,
sous ses vêtements et sur sa chair...
mais elle aurait voulu la croix de
l'Eglise, pour la tenir devant ses yeux,
jusqu'à la mort. Le bonhuissier Massieu.
et frère Isambert firent tant, qu'on la
lui apporta de la paroisse Saint-
Sauveur. Comme elle embrassait cette
croix et qu'Isambert l'encourageait, les
Anglais commencèrent à trou\ei- tout
cela bien long. Il devait être au moins
midi. Les soldats grondaient, les capi-
taines disaient : « Comment ? prêtres,
nous ferez-vous dîner ici? » Alors,
perdant patience, et n'attendant pas
rf)rche du bailh, tjui seul pouitant,
a\ait auloiiic pnui' l'en\<iyer à la moit.
ils liiciil monter deux sergents pour la
LA BASILIQUE DE JEANNE D'ARC A DOMRÉMY
145
tirer des mains des prêtres. Au pied du
tribunal elle fut saisie par les hommes
d'armes qui la traînèrent au bourreau,
lui disant : (( Fais ton office... » Cette
furie de soldats fît horreur. Plusieurs
des assistants, des juges mêmes s'en-
fuirent pour n'en pas voir davantage.
Quand elle se trouva en bas dans la
place, entre ces Anglais qui portaient
les mains sur elle, la nature pâlit et la
chair se troubla ; elle cria de nouveau :
(( O Rouen, tu seras donc ma dernière
demeure ! )) Elle n'en dit pas plus et ne
pécha pas par les lèvres, dans ce mo-
ment même d'effroi et de trouble. Elle
n'accusa ni son roi, ni ses saintes. Mais
parvenue au haut du bûcher, voyant
cette grande ville, cette foule immobile
et silencieuse, elle ne put s'empêcher de
L EGLISE PAROISSIALE DE COCSSEY
(Phot. Xà. Weick)
dire : « Ah ! Rouen, Rouen, j'ai grand
peur que tu n'aies à souffrir de ma
mort ! » Celle qui avait sauvé le peuple
et que lepeupleabandonnait.n exprima
en mourant, — admirable douceur
d'âme I — que de la compassion pour
lui.
Elle fut liée sous l'écriteau infâme,
milrée d'une mitre où on lisait : ((Héré-
tique, relapse, apostate, ydolàtre ». Va
alors le bt)uric;iii mit le feu Elle le \ il
d'en haut et poussa un cri. Puis, comme
le frère qui l'exhortait ne faisait pas
attention à la flamme, elle eut peur
pour lui, soubliant elle-même, et le fit
descendre... Cependant, la flamme
montait. Au moment où elle toucha, la
malheureuse frémitet demanda de l'eau
bénite. De l'eaii^ c'était apparemment le
cri de la frayeur. Mais se relevant aussi-
tôt, elle ne nomma que Dieu, que ses
anges et ses saintes. Elle leur rendit
témoignage : (( Roi, mes voix étaient
de Dieu, mes voix ne m'ont pas trom-
pée'.... )) Cette grande parole est attes-
tée par le témoin obligé et juré de la
mort, parle dominicain qui montaavec
elle sur le bûcher, qu'elle en fit descen-
dre, mais qui, d'en bas, lui parlait et
lui tenaitla croix... (( Nous l'entendions^
dit-il, dans le feu, invoquer ses saintes,
son archange. Elle répétait le nom du
Sauveur. Enfin, laissant tomber sa tête,
elle poussa un grand cri: (( Jésus! ))
(( Dix mille hommes pleuraient ...»
Quelques Anglais seuls riaient ou tâ-
chaient de rire. Un d'eux, des plus
furieux, avait juré de mettre un fagot
au bûcher. Elle expirait, au moment
où il le mit, il se trouva mal. Ses
camarades le menèrent à une taverne
ENIRI-K DU (.IMEIIKUI-: DE liO.MRK.MV
(l'iiol . Lesayc)
141
LA BASILIQUK \)K
KANNK D'A KG A DOMINE M Y
pour le faire boire et reprendre ses
esprits. Mais il ne pouvait se remettre:
(( J'ai vu, disait-il, hors de lui-même,
j'ai vu de sa bouche, avant le dernier
KRONMSPICK iJli
I.A MAIS'iN l'ATlOKNKIJ.K
ll'liot. I.csiiKc)
soupir, s'en\ulcr une colombe ». D'au-
tres avaient lu dans les flammes le mot
qu'elle répétait : " Jésus! » Le bour-
reau alla, le soir, trouver frère Isam-
bert ; il était tout épou\anlé; il se con-
fessa, mais il ne pouvait croire que
Dieu lui pardonnât jamais... Un secré-
taire du roi d'Angleterre disait, tout
haut, en revenant: (( Nous sommes
perdus. Nous avons brûlé une sainte ! »
C'est cette évocation, liliale comme
une aurore de blan-
cheurs, ou rougeâtre
comme un crépuscule de
sang, qui vous poursuit,
de la Maison de Jeanne
à la Basilique de Dom-
rémy, pendant que vous
gravissez, à l'heure du
matin ou à celle du soir,
ce premier gradin des
Marches de Lorraine.
V^otre compagne de pc-
lei'inage est encore, de-
vant l'admirable pay-
sage qui se déroule en
océan d'herbages et de
guérets par ondulations
infinies au plus pro-
fond de la vallée de la
Meuse, cette fille aux
yeux claiis où se reflé-
taient la limpidité de
ses rivières lorraines et
la franchise de son âme
si française. Sa simple
cotte rouge n'y est pas
ce pauvre vêtement de
bergère que la tradition
vraie refuse à cette
humble fileuse de que-
nouille; et pas encore,
non plus, la forte cotte
de maille qu'elle n'en-
dosserait que hors d'ici,
pour la défense des gens
du roi dont le sang cou-
lait là-bas, dans les no-
bles plaines de P'rance
d'où il faudrait (( bouter
hors tout Anglais». Dans l'aimable pay-
sage de Domrémy, vous ne retrouverez
qu'une frêle paysanne qu'aurét)lcrcnl
ses blonds cheveux épars au vent qui
les fouettait el à la pluie qui les mouil-
lait quand elle montait, comme vous
aujourd'hui, au Bois-Chesnu recueillir,
DE JEANNE
^^^^mi^^' .î'^''iy--.'-C''i^'- -'V'»%â^^^^H
^l^^H
^^^^^^^^^^^^K '
^':'v'':-\
1 ^1
vv
"fl^^^^^^^^^^^^^k
%
pH
^^^^^^^^^ i
\
*
jlCANNE ECOUTANT LES VOIX
SialiK' d'Aiidic? Allcir cîri^cc sous le porche de la Basilique (Phui. Lcsn};<.-
XVill. — lo
1^6
LA BASILIQUE DE JEANNE D'ARC A DOMREMY
SOUS les branches mystérieuses du
Grand-Fau, dans sa chair presque
divinisée à l'égal d'une autre mère du
Sauveur, cette autre épopée rédemp-
trice où Jeanne, comme Marie, incar-
nerait, une deuxième fois, le type du
plus sublime courage dont jamais
femme au monde fut capable, après
celle qui enfanta un Dieu.
Et l'Eglise va sanctifier cette épopée.
Cette devineresse sacrée de l'Histoire,
qui sut toujours adapter les exemples
aux temps où il les faut, ^ a présenter
le courage d'une simple lille à la lâ-
cheté de tant d'hommes, la surhumaine
énergie d'une grande française à 1 ava-
chissement des dégénérés de sa race.
Les prières de la sainte nouvelle se
réciteront comme des récits de ba-
taille. On chantera les hymnes de la
fête sur des thèmes guerriers. Les
orgues feront frémir des marseillaises
d'un autre genre, sur les têtes qui se
réveilleront. Tous ceux de F'rance en
seront, pour célébrer la sainte de la
résurrection nationale. Et voici que,
pour recevoir les foules exultantes, un
temple de gloire a surgi tout à coup à
la cime du Bois-Chesnu, couronnant
avec l'or et le marbre, dans le ciel où
le soleil flamboie, l'apothéose qu'on
prépare. (( Elevé à la fin du xix"" siècle,
disent les notes de l'architecte éminent
M. Sédille, à la gloire de Jeanne d'Aïc,
il ne pouvait revêtir la forme et le dé-
cor précis d'une époque antérieure
quelconque. Il devait être d'aspect très
religieux, avec quelque chose d'héroï-
que. Aussi l'artiste, tout en s'inspirant
des formes consacrées, a-t-il fait <cu-
vre de sentiment personnel.
A quel style ce monument appar-
tient-il > A aucun précisément. Et ce-
pendant, par ses pleins cintres, par la
charpente apparente de la nef, par le
détail de l'ornementation, le style de
la l^asihqiic de l)nmiémy se rapproche
à la fois de l'art des premiers siècles
de l'Eglise et du roman moyen-âge.
C'est en effet une charpente apparente
en bois, rehaussée d'or et de peintures,
qui couvre la nef, comme les nefs des
premières basiliques chrétiennes. En
plafond s étend une double rangée de
caissons, ornés de couronnes de lau-
riers et de lis sur fond bleu de P'rance,
au centre desquelles brille une large
fleur de lys d'or. Les rampants sont
ornés d'un semis de fleurs de lys d'or
et d'épées d'argent. C'est le rappel des
armes données aux descendants de
Jeanne d'Arc par le roi Charles \'Il :
rj'aziir à une épée d'argent en pal sou-
tenant une couronne d'or accostée de
deux fleurs de lys de même. La nef est
divisée en trois travées, éclairées cha-
cune à mi-hauteur par deux baies cin-
trées, accouplées. Les vitraux qui gar-
nissent ces baies sont ornés d écussons
sur fond de lauriers et ont été donnés
par les plus nobles familles de France.
Entre les fenêtres, sont les écussons en
mosaïque des principales villes illus-
trées par la présence de Jeanne d'Arc.
Au-dessous des fenêtres, à droite
et à gauche de la nef, les parois des
murs, divisées en six compartiments
de 6 m. 70 c. de longueur sur 3 m. 20c.
de hauteur, sont destinées à recevoir les
sujets suivants : — -Jeanne d'Aïc à Dom-
rémy entendant ses Voix. — Jeanne d Arc
à Chinon^ reconnaissant le Roi au mi-
lieu de sa Cour. — Jeanne d'Arc entrant
le soir^ dans Orléans. — Jeanne dArc
victorieuse à Patay. — Jeanne d'Arc au
couronnement de Charles VII dans la
cathédrale de Reims. — Jeanne d'Arc
sur le bûcher à Rouen. Sur le grand arc
en a\ant du chreur se développe, au
milieu de rinceaux, la devise de la Pu-
celle : Jesus-Maiia^ exécutée en mosaï-
que ainsi que les deux panneaux pro-
longeant cette archivolte et repré-
sentant les armes de Jeanne d'Arc. A
droite et à gauche du chœur, deux
glandes figures en mosaïque : (( Par la
l''oi )), c l^oiM la Pati ie ».
LA BASILIQUE DE lEANXE D'ARC A DOMREMY
'•17
La voûte, en berceau, au-dessus du
chœur, est construite en brique appa-
rente et décorée de caissons en mosaï-
que. Sur les murs latéraux sont repro-
duits létendard, la bannière et le
pennon de Jeanne. Au delà du chœur,
s'ouvre un arc communiquant avec la
partie du clocher formant primiti\'e-
ment loge, mais destinée maintenant
à devenir le sanctuaire. Au-dessus de
cet arc, le tympan demi-circulaire est
décoré d une mosaïque représentant,
ainsi que sur létendard de Jeanne
d'Arc, le Père Eternel tenant le globe
entre deux anges agenouillés. Toutes
les mosaïques de la nef et du chœur
ont été exécutées par Guilbert-Mariin;
les modèles de la mosaïque du Père
Eternel et des anges sont de Lameire.
La basilique est construite en pierre
d'Euville, avec remplissages apparents
en moellons de Vaudeville et de Sé-
rammont, et bandes alternées de granit
bleu des \'osges. On a reconnu que la
loge du clocher, devenue le sanctuaire,
devait être close de ^■itraux s'ouvrant
seulement en partie pour accéder à la
chaire extérieure. Ces vitraux sont exé-
cutés par Ch. Lorin, de Chartres,
d'après les cartons de Lionel Roger
Sous le porche, figure un groupe du
maître statuaire André Allard, qui y a
représenté, en marbre, Jeanne écou-
tant les\ oix et enioui ée de trois ligures
en bronze la dominant, saint Michel,
sainte Catherine et sainte Marguerite.
Au-dessus de ce groupe, s'arrondit une
coupole d azur et d or en mosaïque par
M. Guilbert-Mai'tin, d'après les car-
tons de Lameire. C'est M. Gabiiel
Ferricr que le Comité d'exécution a
chargé d'entreprendre les peintui'es
intérieures de la Vie de Jeanne que
M. Boutet de Monvel, arrêté par la
maladie, avait commencées a\ec
une Jeanne d'Arc à C/iinon qu'on
admira sans réserve, pendant ri'vxpi»-
sition Universelle de 1900. b>nlin, les
travaux sont continués par M. Demay,
un des plus habiles élèves de Paul
Sédille que la mort a^•ait arrête.
Ainsi prête dans son ensemble, la
basilique de Domremy, splendide dans
sa robe de prochaine épousée, attend
la majesté de ses consécrateurs aux-
quels le vieux pape Léon XIII a promis
sa présence, en la personne de son
légat. ( )n dit qu'aucune solennité du
culte catholique ne rivalise en beauté
avec celle de la bénédiction d'un navire,
si ce n est celle de la bénédiction d'une
église. — Ce tronc de bois qui est
devenu un vaisseau pour porter, du
néant du passé vers le néant de l'ave-
nir, ce grain de sable qui s'appelle
l'homme; ce petit vaisseau si grand
soit-il, a qui cet homme minuscule, si
puissant qu'il paraisse, va confier son
voyage du temps qu'il fuit à l'éternité
qu'il aborde, entre deux infinités de la
mer et du ciel où son passage est celui
d'un sillage aussitôt effacé que tracé :
quel spectacle et quel enseignement!
Un lien fragile, que la main seule d'un
enfant suffira à couper, retient encore
ce cheval de la mer devant le gouffre
immense qui ne le rendra qu'eftlanqué
et (I péii ». Le prêtre a béni ce coursier
écumant. tout à l'entour de sa carène.
Le dernier câble est coupé. Il part, il
fuit, il disparaît à l'horizon. Quand
rendra- t-il à ceux qui restent les espé-
]-ances qu'il emporte et les fortunes
qu'il ne rapportera pas toujours >
Que la cérémonie d une bénédic-
tion d'église est autrement consolante!
Car. \ aisseau pour vaisseau, celui d'une
église ne répond-il pas aux di\erses
parties de celui que construisent les
chantiers de marine > Si la nef de lun
est en bois, celle de l'autre n'esl-elle
pas en pierier Et tous deux adoptent
pour gréement un même genrede pièces
dont l'espèce ne varie que par la
matière qu'on y emploie : des flèches
pour mâts, des contreforts pour vergues,
des absides pour antennes, un portail
pour gouvernail. Cette dernière pièce
de la nef catholique est aussi, comme
celle de la nef marine, la plus impor-
i.,8
LA BASILIQUE DE JEANNE D'ARC A DÔMRÉMY
tante pour les voyages qu'on s"y
propose. C'est elle qui ouvrira la
marche, du berceau à la tombe ou d'un
rivage à un autre rivage: elle, qui diri-
gera l'équipage au milieu de la vie ou au
milieu de l'océan: elle, qui arrêtera le
voyage sur un dernier coup de barre
faisant rentrer le navire au port et le
cercueil à l'église, et l'un et l'autre de
ces deux genres de matelots a leur
commune destinée, qui est celle d'un
autre grand monde inconnu, à explorer.
Mais, vive Dieu! à l'inauguration de
la basilique de Jeanne, où les ministres
des bords les plus extrêmes de France
se sont inscrits d'avance, en même
temps que les partjs les plus avancés
d'Angleterre y assisteront aussi,
il ne sera question que d'une surhu-
maine et unanime apothéose Car. si
les bois du mystère de Dom- ^
rémv commencèrent à per-
dre celle que les bois du bûcher
de Rouen achevèrent de brûler, il
n'était que justice que. comme le
phénix de la fable, la Jeanne immor-
telle de l'Histoire se retrouvât tout
entière et revécût toute grande, aux
yeux des foules acclamantes. Et c'était
bien justice aussi, que celle qui s'était
envolée de si haut, par-dessus le faîte
des fagots du bûcher et des lances de ses
gardes, planât encore sur les profondes
frondaisons du Bois-Chesnu et à la
cime des blés d or formant la mer
immense où Domrémy trouve son in-
cessante fécondité sous le soleil qui la
caresse, et Jeanne d'Arc son berceau
d'immortalité sous limage de cette nef
chrétienne. Ancrée aux marches de Lor-
raine, la navicelle de la Sainte Pucelle
est prête à affronter, sans crainte de
naufrage, les rivages de l'Eternité.
BoYEK d'Agen
HASILIQUE DE DOMRK.MY KNSRMBLF, DU CLOCIll'.R
(Sédille cl Ucmay, nrcbilcclcs. Phot. LcsaKi^)
LE CORRÈGE — • Magdcleilie (musée de Dret^de)
COMMENT ON DEPOUILLE UNE NATION
DE SES CHEFS-DOEUVRE
On se souvient du bruit mené dans
la presse, tout récemment, autour des
fresques romaines de Boscoreale dé-
couvertes près de Pompéi et amenées à
grands frais à Paris pour y affronter le
feu des enchères. Ces fresques d'une
très grande valeur — Guillaume II en
avait, dit-on, offert 1.200.000 francs et
M. Pierpont Morgan i.Soo.ooo — se
composent de nombreux fragments
d'ornementation murale — et com-
prennent même une chambre à coucher
romaine (ciibiculum) qu'un miracle de
conservation nous montre dans le
même état que le jour où. la \illa
s'effondra dans la terrible catastrophe
qui engloutit Pompéi sous la lave.
Rien de plus admirable que cet art
romain de la décoration, poussé là à un
degré de perfection qu'on ne retrouve
pas dans les demeures pompéiennes ;
rien de plus beau, de plus pur que cette
citharistedu /r/c//'//;z</», véritable joyau
d'art qui rappelle les plus brillants
chefs-d'œuvre de la Grèce.
Mais, ce qui surprend en visitant
cette inestimablecollection, c'est moins
sa valeur même que sa présence à Pa-
ris dans la galerie d'un marchand de
tableaux.
Comment, avec des dimensions
telles, qu'elles ont exigé un tiain spé-
50 COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CHEFS-D'ŒUVRE
cial pour leur transport, ces fresques
ont-elles réussi à franchir notre fron-
tière, malgré la loi Pacca, qui interdit
l'exportation des œuvres d'art hors du
royaume d'Italie?
On raconte là-dessus certaines his-
toires suggestives.
Le propriétaire des fresques, un dé-
puté italien, M. \'incenzo de Prisco,
aurait obtenu l'autorisation de son
gouvernement au moyen d'une amu-
sante supercherie.
Lorsque les fouilles, ordonnées par
lui dans son terrain de Boscoreale,
mirent à jour la villa romaine, il fit
deux parts des panneaux décoratifs.
Les meilleurs furent laissés dans leur
état poussiéreux et même habilement
maquillés ; les autres furent soigneu-
sement nettoyés et présentés sous un
jour qui les faisait valoir. Généreuse-
ment. M. de Prisco aurait offert les
derniers au Musée de Naples sous la
condition qu'il lui serait permis de se
débarrasser des autres à l'Etranger
où ils trouvaient acquéreur.
Le commissaire du gouvernement,
croyant que les fresques réservées
n'avaient qu'une très mince valeur et
trompé par leur aspect peu engageant,
donna un avis favorable à la demande
du député.
A peine muni de son autorisation,
que le gou\ernement italien regrette
aujourd'hui d'avoir accordée, M. de
Prisco dirigeait les fresques vers la
frontière française qu'elles franchis-
saient sans encombre.
Malgré la loi Pacca, l'ItaHe venait de
perdre une merveille d'art.
Ce n'est pas la première fois que
pareille mésaventure ani\e à notre
voisine. Jamais nation n'a été l'objet
d autant de convoitises, ni dépouillée
avec plus d'âpretéque l'Italie, il est vrai
de dire que nul pays, autant que l'Italie,
ne présente un aussi remarquable mé-
lange de beautés naturelles et de mei-
veilles arlisliques. Où Irouxer ailleurs
cette couronne diamanlée des Alpes se
reflétant dans les plus beaux lacs du
monde et cet opulent tapis de mer
bleue, sur laquelle repose l'Italie
comme un écrin sur du velours? Et
quelle vertu magique dans ces grands
noms de Rome, de Venise, de Milan,
de Florence! C'est l'antiquité tout en-
tière, subitement évoquée, avec son
auréole de gloire et de puissance; c'est
aussi la magnifique éclosion du génie
moderne répandant à pleines mains
les chefs-d'œuvre sur le sol italien,
comme le semeur les grains de blé
dans le sillon.
Aussi, peuples et rois se sont-ils
jetés à l'envi sur cette riche proie. Pour
son malheur, l'Italie fut, durant de
longs siècles, le champ clos où l'Eu-
rope vidait ses querelles. Chaque inva-
sion nouvelle était marquée par la dis-
parition de quek]ue toile célèbre enlevée
par le vainqueur, quelquefois même
par le vaincu. Et lorsque, du haut
des Alpes, Bonaparte montrait l'Italie
à ses soldats comme une autre terre
promise, il songeait en lui-même, non
seulement à la moisson de lauriers
qu'il espérait y récolter, mais aussi au
précieux butin d'art dont il comptait
enrichir la France.
Certains princes, plus scrupuleux
que les autres, répugnèrent à ces
rapines. François I", notamment,
trouva plus magnifique et plus digne
d'un roi et d'attirer auprès de lui les
grands maîtres italiens et de gagner
ainsi à la France les œuvres conçues
par leur génie. Il les couvrit d'or et les
combla de bienfaits.
Si Léonard de Vinci ne mourut pas
dans ses bras, comme le raconte
la légende, il lui maïqua toujouis une
estime particulière qu'il étendait d'ail-
leurs à tous les artistes. N'est-ce pas lui
qui ramassa le pinceau du Titien que
le grand peintre avait laissé tomber?
C'est à ce goût éclairé de nos rois que
nous de\ons l'immorlelle yoco/K/c', de
Léonard de \'inci, acquise pai- l''ian-
çois F' pour j.ooo écus d Dr. (>en'était
COMMENT ON DÉf'OUILLE UNE NATION DE SES CHEFS-D'ŒUVRE f^i
pas payer trop cher cette attirante et
mystérieuse figure, que tant de poètes
ont célébrée, et dont Ténigmatique
sourire suflirait à lui seul à embellir le
Louvre.
On raconte que pour fixer ce sourire
sur les lèvres de son gracieux modèle,
le peintre faisait
venir des musiciens
et des bouffons qui
égayaient de leurs
chants et de leurs
farces chacune des
séances où posait la
Mona Lisa.
D'autres toiles
magnifiques nous
vinrent d'Italie vers
la même époque, et
fort honnêtement,
quoi qu'on ait pré-
tendu. Je veux par-
ler de La Grande
Sainte Famille et
du Saint Michel ter-
rassant le dragon,
qui voisinent avec
\aJoconde au Salon
Carré. Ces deux
chefs-d'œuvre de
Raphaël furent
donnés en présent,
par le Pape Léon X,
à la reine Claude,
femme de Fran-
çois 1".
Une correspon-
dance échangée, au
sujet de cet envoi,
entre Goro Ghéri
de Pistoïa, chef du Gouvernement à
Florence, et Baldassare Turini, de
Pescia, chancelier de la cour de Rome,
ne laisse aucun doute sur ce point.
Témoin celte lettre de Goro Ghéri,
datée du 17 mai 1 5 18 :
(( Quant aux peintures, j'apprends
que notre seigneur (le pape Léon X)
veut qu'elles aillent par terre; qu'on
fasse donc sui\ant le plaisir de Sa
Sainteté. N'oubliez pas de rappeler à
Raphaël qu'il les arrange et prenne les
mesures nécessaires pour qu'elles ne
puissent pas s'abîmer en route, surtout
s'il pleuvait. »
D'après ces instructions, les toiles
furent soigneusement emballées et
MÊÊÊÊt " "^I^H.r
^^ :'W
'KWfFW^é^l
e.
- ^ ■?'.: ■. ^
â
w!(^Ê
^^ÊÊ^m^is^.
^^
^^^L '^ "■'"
3^|^^SeC
^3^^^^^
-«.
^"^^P-î
^^^^^^^
^
♦ y.- "
.4^ If' f âP^^^
, 1
-
' '"^ ".■
KA^ .■ ,
- k .
A.-.
^' . ■' _ ■ /
^•-*:
^.-.... .
L.\ CiniARISTE, FRESQUE DU GRAND TRICLINILM
Cliché communiqué par M. M. Cancssa.
conduites, à dos de mulet, jusqu'à
Lyon, d'où elles parvinrent à la Coui-,
sans aventure notable.
Comme on le voit, les droits de la
France sur ces chefs-d'œuvre ne sau-
raient être mieux établis.
Plus fondés à se plaindre sont nos
voisins quand il s'agit des nombreuses
œuvres d'art, venues d'Italie en France
sous les rèi^-nes de Louis Xlil cl de
COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CHEFS-D'ŒUVRE
Louis XIV . Il est certain que la pré-
sence de princesses italiennes sur le
trône de France dut beaucoup faciliter
le passage des tableaux dans notre
pays. Mais on ne trouve nulle trace des
négociations ou marchés qui amenè-
rent ces exodes. Peut-être n'y en eut-il
pas.
Nous savons bien, par exemple, de
quelle singulière façon le Saint Sebas-
tien, d'Annibal Carrache, vint entre les
mains du cardinal de Richelieu. C'est
Saint-Simon qui le raconte : (( Le duc
de Montmorency allait à léchafaud
avec le courage et la piété qui l'ont fait
tant admirer : il fit deux présents bien
différents de deux tableaux d'un grand
prix, du même maître, et uniques de
lui en France : un Saint Sébastien percé
de flèches, au cardinal de Richelieu et
une Pomone et Vertumne, de grandeur
naturelle, à mon père. »
En véritable connaisseur, Richelieu
accepta le présent, mais en justicier
impitoyable, il fit tomber quand même
la tête de Montmorency.
Comment celui-ci avait-il acquis les
deux célèbres toiles du Carrache, c'est
ce qu'il est impossible de savoir. Il
n'est cependant pas téméraire de sup-
poser qu'elles furent un tribut levé par
lui, au cours de sa campagne en Italie
contre les Impériaux.
Les inestimables collections ita-
liennes, acquises par Louis XIV, furent
très régulièrement achetées, et à des
prix considérables, aux héritiers de
Mazarin. C'est à celui-ci que les Ita-
liens doivent s'en prendre de la perte
de ces richesses.
Ce ministre avare et pillard avait
une âme d'artiste comme tous ses com-
patriotes; ce fcsse-mathieu aimait les
belles choses.
Mettant à profit sa finesse et son
esprit d'intrigue joints à un manque
absolu de scrupules, il sut réunir dans
son palais une galerie d'ait unique au
monde.
« Il faudra donc quitter tout cela! »
s'écriait-il en pleurant, quand il sentit
sa fin prochaine.
Rien ne le rebutait pour arriver à
posséder l'objet, statue, meuble ou ta-
bleau, sur lequel il avait jeté les yeux.
D'ailleurs, il s'était ménagé à Rome
un complice tout dévoué, le cardinal
Barberini, qui lui servait de pour-
voyeur.
C'était lui qui négociait les achats,
au meilleur compte possible bien en-
tendu, et moyennant un honnête cour-
tage; il effectuait en personne la livrai-
son de l'œuvre achetée, la conduisant
lui-même à la frontière où l'attendaient
les émissaires de Mazarin.
C'est à cette complicité que nous de-
vons d'admirer au Louvre, non loin de
la Joconde, ce merveilleux Mariage
mystique de Sainte Catherine^ l'œuvre
capitale du Corrège, et l'un des plus
beaux chefs-d'œuvre de la peinture.
Louis XIV le paya plus tard is-ooo
livres.
L'Italie fut ainsi écumée durant toute
la vie de Mazarin. Tous ces trésors
filaient sans bruit du côté des Alpes,
abrités contre les indiscrétions sous la
pourpre cardinalice de Barberini.
Quels qu'aient été les défauts de
Mazarincomme ministre, et les moyens
employés par lui pour dépouiller
l'Italie de ses chefs-d'œuvre, la France
ne saurait oublier, sans injustice, qu'il
encouragea les arts et les artistes.
Doit-on considérer comme une spo-
liation, la main-mise de Napoléon
\ ictorieux sur les œuvres d'art qu'il
rencontrait à Milan, à Venise, à Flo-
rence, à Vérone, etc.? En expédiant à
Paris les Michel-Ange, les Titien, les
Véronèse, les Raphaël et les Carrache,
commettait-il vraiment un acte de pil-
lage, ainsi que le lui ont tant reproché
nos voisins)
Quoi qu'on en pense en Italie, 1 im-
putation de vol ne saurait être admise,
et II listoire se chaige elle-même de la
réduire à néant. Si li()na]:)arle, usant
de ses droits de \ ainqucur, a\ ait som-
COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CIIEFS-D'OEUVKK m
CUBICULUM DE LA VILLA DE BOSCOREALE
Cliché communiqué par M. M. Canessa
mairement fait enlever les chefs-
d'œuvre italiens pour les envoyer en
France, l'accusation serait fondée.
Mais il convient de se rappeler que
toutes les toiles et toutes les statues
enlevées par le jeune général faisaient
l'objet de clauses spéciales dans les
traités qui terminaient les guerres.
Leur valeur y était formellement con-
signée et déduite de la contribution de
guerre qui frappait telle province. Plu-
sieurs fois même, certaines \illes
d'Italie échappèrent à une exécution
méritée par l'abandon de quelque
Raphaël ou de quelque Titien.
Si l'Italie pleure justement ses chefs-
d'reuvre perdus, on ne peut s'empêcher
néanmoins de considérer comme dou-
blement glorieuses cescampagnesdont
Michel-Ange était l'enjeu, et où Paul
Véronèse rachetait des provinces.
C'est le traité de Campo-Formio
qui fît entrer dans notre patrimoine
national la célèbre scène de Paul Vé-
ronèse : Les Noces de Cana. Commandé
au peintre pour le réfectoire ducouvent
de Saint-Georges à Venise, Véronèse
s'engagea par contrat à l'e.Kécuter
moyennant 324 ducats d'argent
(972 francs de notre monnaie), outre
les dépenses de bouche et le don d'un
tonneau de vin. Quel peintre de nos
jours consentirait à travailler à ce prix,
môme pour produire une œuvre mé-
diocre ! Véronèse acheva son tableau
un an après, sui\ant les ct>n\ entions.
15) COMMENT ON DEPOUILLE UNE NATION DE SES CHEFS-D'ŒUVRE
Est-il nécessaire de rappeler que
l'artiste a pris comme modèles de ses
personnages les célébrités de l'époque)
Ainsi. au premier plan à gauche, un
nègre tend une coupe au marquis d'A-
valos, auprès duquel se tient Éléonore
d'Autriche, reine de France; à ses
côtés. François I" et Marie d'Angleterre
en robe jaune ; plus loin, près de Soli-
man F'', la marquise de Pescaïre qui
mâche un cure-dent, et, à l'angle,
Charles Quint vu de profil, portant au
cou la Toison d'Or. Au centre, devant
la table, dans le groupe des musiciens,
Véronèse joue de la viole. Titien tient
une basse, et le Bassan souffle dans
une flûte. Le convive à droite qui porte
une santé est Bencdetto Caliari, frère
du peintre.
En i8is, lAutriche aurait bien
voulu reprendre Les A^oceSi-YeCana. Mais
devant l'opposition formelle des diplo-
mates français, elle se contenta, à titre
decompensation, d'une toile de Lebrun,
La Descente du Saint-Esprit^ qui alla
prendre à Venise la place du chef-
d'œu\ rc de X'éronèse.
Le traité de Vienne assurait formel-
lement à la France la^ propriété défini-
ti\ e de toutes les œuvres d'art acquises
pendant la période impériale. Mais les
commissaires étrangers ne voulurent
pas en tenir compte et en reprirent une
partie. Louis .WIIl protesta, mais en
vain. Le conservateur du Louvre,
M. Derron, qui résistait, fut menacé
d'être envoyé dans une forteresse
de Silésie. Il réussit néanmoins à faire
signer aux commissaires un procès-
verbal d'enlèvement, constatant qu'il
ne cédait qu'à la force des baïonnettes.
L'Italie, faible et divisée, fut la seule
qui ne rentra pas en possession de son
bien; ses richesses nous restèrent.
Toutefois, si l'amour de nos rois
pour les arts, si les expropriations
sommaires pratiquées par nos géné-
raux surent amener à notre pays les
plus purs chefs-d'(cuvre des écoles
étrangères, rien n approche de la \é-
ritable chasse aux tableaux rares à la-
quelle Auguste III, dit le Fort, roi de
Saxe, se livra durant toute sa vie, avec
une persévérance bien singulière chez
un homme de plaisirs.
Auguste le Fort fut un souverain
peu ordinaire. Bâti en hercule, il sem-
blait taillé pour la débauche. Ses dé-
bordements scandalisaient le purita-
nisme de Frédéric-Guillaumede Prusse
et la simplicité monacale de Charles XII
de Suède. Son règne ne fut qu'une
longue orgie et un carnaval perpétuel.
Mais il eut le culte de la beauté. Qu'elle
se manifestât sous les traits d'une
femme, il en tombait amoureux incon-
tinent. Qu'elle s'offrît à ses yeux sous
la forme d'une peinture de valeur ou
dune statue parfaite, il n'avait point
de repos qu il n eût acquis le tableau
ou la statue.
Il fit de Dresde l'une des plus jolies
capitales de l'.Mlemagne et l'un des
plus riches musées du monde.
Toujours battu à la guerre, il se con-
solait de ses défaites en conciuérant de
nouveaux cœurs, et de la Pologne per-
due en acquérant de nouveaux ta-
bleaux.
(^e furent ses deux constantes occu-
pations.
L Italie devait tout naturellement
exciter ses convoitises; cette terre clas-
sique de l'art le fascinait invinciblement.
Aussi lança-t-il dans la péninsule ses
limiers les plus habiles aux trousses
des petits princes besogneux. Ses
agents diplomatiques avaient pour
mission spéciale de suivre, jour par
jour, la déconfiture des grandes mai-
sons italiennes, et quand elles étaient
arrivées au dernier degré de la gêne il
entamait les négociations. Il leur propo-
sait l'achat de leurs collections.
C'est ainsi qu'il acquit la fameuse
collection du duc de Modène, François
d'Esté, comprenant six des plus belles
toiles du (^orrège, parmi lesquelles la
magnifique Mai^dcleinc, le Chiisl au
i/c'/;/i';clu Titien, le porliail de Morelt
COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CHEFS-D ŒUVRE 155
de Ilolbein, les plus grands chefs-
d'œuvre de Paul Vcronèse et des maî-
tres de l'école de Bolo^rne.
Cette galerie du duc d'Esté se trou-
vait en partie à Mo-
dène même, en par-
tie à Ferrare. Fran-
çois d'Esté, qui vi-
vait à Venise dans
un état voisin de la
misère, hésitait lui-
même à dépouiller
l'Italie de tels trésors.
Il fallut toute l'habi-
leté d'un juif, toute
la finesse d'un Ita-
lien, toute la diplo-
matie d'un Saxon
pour mener le mar-
ché à bonne fin.
Sur le conseil de
son favori, le célèbre
comte de Briihl,
grand ami des arts,
Auguste III s'em-
pressa de négocier
l'achat de cette admi-
rable galerie.
Le comte Villio.
alors ministre de
Saxe à Venise, Ven-
tura Rossi, peintre
de la Cour de Saxe
et son délégué spé-
cial Pietro Guar-
riente de Dresde,
plus tard inspecteur
de la Galerie royale.
et le vieux Zanelti,
vénitien célèbre par
ses connaissances en
peinture, s'attelèrent
de concert à cette
prise.
Difficile, en effet, car les habitants
deModène eurent quelque soupçon des
négociations engagées et résolurent de
défendre cette collcctoin dont s'enor-
gueillissait la ville. Une surveillance
active fut organisée. Les routes étaient
gardées, et les étrangers arrivant à Mo-
dène devaient subir un long et minu-
tieux interrogatoire.
Le duc d'Esté était fort embarrassé,
RAPHAKL — La Grande Sajnle Famille
difficile entre-
le roi de Saxe et ses agents ne l'étaient
pas moins.
i^ossi parvint enfin à pénétrer dans
Modène, malgré les hommes d'armes
qui gardaient les portes. Les toiles
furent roulées et emballées, mais com-
ment les faire sortir de la ville?
A force d'argent, il réussit à Irans-
156 COMMENT ON DEl'OUILLE UNE
porter les tableaux à Padoue, pays
neutre, où il possédait une maison, et
où la collection devait rester jusqu'au
payement complet des cent mille
sequins constituant le prix dachat.
Un léger retard dans le versement
faillit faire échouer le marché. Pour
reprendre les négociations, le roi de
Saxe fut contraint de donner 7000
sequins de dédommagement.
Comme tout paraissait terminé, le
représentant du duc dEste, Mgr. Bon-
digli, refusa de livrer les cadres dorés,
sous prétexte qu'ils n'avaient pas été
compris dans le contrat. Il exigea
encore que le malheureux Rossi lui
versât à lui-même, comptant, mille
écus romains, pour le dédommager de
ce qu il consentait au payement en
quatre billets échelonnés dont le der-
nier était reculé jusqu'après la foire de
Pâques. De plus, les vendeurs se ré-
servaient une copie de la célèbre A'itit
du Corrège : elle fut confiée au pinceau
de Rossi.
De leur côté, les délégués Saxons,
rendus méfiants par tant d'atermoie-
ments, exigèrent une copie du Christ
au denier du Titien, dans la crainte
que les Italiens ne fussent tentés de
changer les tableaux.
C'est assez dire quelle confiance
régnait entre ces intermédiaires peu
scrupuleux et quelles difficultés pré-
sentaient de pareilles négociations.
On raconte que le méfiant Bondigli
pesa une à une toutes les pièces du
paiement, même celles qui venaient
d'être frappées.
Malgré le prix considérable, pour
l'époque, payé par le roi de Saxe, la
Galerie de Dresde faisait une acquisi-
tion unique et l'Italie s'appauvrissait
de cent toiles parmi lesquelles se trou-
vaient les plus purs chcfs-d"œu\ re de
l'art italien.
Auguste II! n'était pas toujours
quitte avec ses vendeurs quand il avait
versé la somme convenue. Leur ayant,
à ses premiers achats, offert quelques
NATIÛ.N DE SES CHEFS-D'ŒUVRE
objets en porcelaine de Saxe de la cé-
lèbre manufacture de Meissen, il se
vit dans la suite assailli d'obsessions
de toute sorte. Les trafiquants de
tableaux en arrivèrent à considérer
comme une clause du marché ce qui
n'était que don gracieux du souverain.
Au point que le comte de Brûhl dut
signifier à ses agents (( que Sa Majesté
ayant pris ces demandes en très mau-
vaise part, on ait à s'abstenir désor-
mais de toutes ces promesses vagues
qui ne faisaient qu'augmenter le prix
fixé. ))
Les intermédiaires de ces achats de
tableaux, pour la plupart Italiens a\ ides
et retors, se montraient insatiables.
Les archives de la Galerie de Dresde
conservent de curieux états de comptes
où le nombre des commissions — nous
dirions aujourd'hui des pots-de-vin —
était infini.
Veut-on savoir ce que coûta la Vierge
d'Holbein achetée à \'enise par Alga-
rotti pour le compte du roi de Saxe ?
livres
de Venise
^ septembre ij-^j. — Payé
à M""" Delfîno, propriétaire
du tableau 22 000
Donné à M. Tiepolo, qui
a été l'entremetteur du mar-
ché, un présent en argen-
terie et chocolat et une canne,
etc I 14^
Donné à Ihom me d affaires
de la casa Dellîno .... 440
Donné aux domestiques
de la casa Delfino 22
2'V octobre. — Payé au
sieur Gay pour le cadre du
tableau 330
75 novembre. — Payé à
Giacomo Zandini pour la
caisse du tableau iio
75 janvier ijff. — Payé
à la boutique de S.-Pilippo
Néri pour du galon poui" la
caisse du liolbein .... 66
A reporter. . 24 1 16
COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CHEES-D'ŒUVRE 157
Report. . 24 I 16
75 janvier ij^j. — Payé
à la boutique de la Gama
pour du velours vert pour
la caisse du llolbein . . i^!^
75 janvier ijlj- — A
ManoManzini pour la façon
de la dite caisse 50
2^ janvier. — Payé au ser-
rurier pour ferraille de la
caisse
10 février. — Payé au do-
reur Anî. Pompeo ....
j mars. — A M. Platzer à
compte de l'accord fait pour
le transport à Dresde. . .
y mars. — Payé à l'Esle
qui devait transporter ledit
tableau
Soit. . 28 024
Comme on le voit par ce borde-
reau, il en coûtait cher à Auguste III
pour acquérir les chefs-d'œuvre qu'il
50
980
I 760
880
convoitait; mais il avait l'habitude de
ne jamais compter avec la bourse de
ses bons Saxons. A vrai dire, il aurait
pu dépenser plus mal leur argent.
Mais sa plus belle acquisition, son
coup de maître, ce fut l'achat de la
Madone Si.xtine de Raphaël. Ce fut
peut-être aussi la perte artistique la
plus grande qu'ait jamais subie l'Italie.
La Madone Sixtine^ c'est plus qu'un
chef-d'œuvre, c'est le chef-d'œuvre des
chefs-d'œuvre; c'est l'art poussé à des
limites plus qu'humaines. Devant cette
admirable Vierge, illuminée d'une lueur
d'extase qui semble venir du ciel, on
est tenté, comme saint Sixte, detomber
à genoux et d'adorer. On éprouve à la
contempler comme une révélation de la
Divinité. C'est une des plus sublimes
créations de l'art chrétien.
Muller,quienexécuta la gravure, s'é-
prit si follement de l'image de la Vierge
qu'il en devint fou et mourut d'amour.
Et ces deux anges, accoudés à la ba-
PAUL VKHONKSE — LcS NuCCS dc Caihl
158 COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CHEFS D'ŒUVIUÎ
lustrade, au premier plan, où trouver
rien de plus charmant, de plus gra-
cieux)
Au cours d'un vova^^e en Italie, alors
LKONARD DE VINCt Lu JOCOudc
qu'il n était que prince héritier et qu'il
courait les aventures, Auf^uste il! avait
eu loccasion d'admirer ce merveilleux
tableau, chez, les moines de Sainl-
Sixtc, à Plaisance. Pendant quarante
ans, il fut obsédé par le désir de le pos-
séder.
Le chef-d'œuvre de Raphaël était là
depuis deux cents ans, sans que per-
sonne y eût touché. Auguste résolut
de l'avoir, il y parvint. Par quels
moyens y réussit-
il? Comment les
moines consenti-
rent-ils à se dé-
faire de ce trésor?
En ignoraient-ils
la valeur vérita-
ble? Ou le peintre
Cesare Giovanini,
chargé de la né-
gociation, sut-il
faire valoir des
arguments sans
répliquer
On ne sait. Ce
qui est certain.
c'est que les moi-
nes de Saint-Sixte
abandonnèrent
leur M.idone con-
tre une « bonne
copie )) et la
somme de vingt
mille ducats.
\ ingt mille du-
cats, une œuvre
que nos milliar-
daires actuels se
disputeraient à
coupsdemillions !
Quand il apprit
la réussite de la
négociation, le roi
de Saxe montra
une joie qui fait
plus d'honneur à
sa nature d'ai'liste
que n'en lit aux
moines de Saint-
Sixte leur stupide indifférence, devant
une telle perte.
11 attendait fiévreusement ses envoyés
ne pouvant croire à son bonheur. Lors-
que, enfin, le tableau arriva, il le lit
déballer dans la salle du trône. Comme
il n était pas dans son jour, il repoussa
COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CHEFS-D ŒUVRE 159
KAPiiAEL — Madone de Sainl-Sixte
violemment du pied le siège royal, en du peuple, qui, lui, tenait à ses chefs-
s'écriant : d "œu\re, avaient stipulé que Giova-
— Place au Grand Raphaël! nini en ferait une copie, qui prendrait
Dans les conditions de la vente, la place de l'original. Cette manière
ainsi que nous l'axonsdit, les vendeurs d'agir se répète d'ailleurs dans beau-
toujouis prudents et Cl aignant la colère coup de ces marches, un peu louches;
i6o COMMENT ON DÉPOUILLE UNE NATION DE SES CIIEI'S-DŒUYRE
elle prouve que les vendeurs recon-
naissaient commettre une action répré-
hensible vis-à-vis leur patrie et en
craignaient les suites.
Les artistes italiens n'étaient pas
seuls d'ailleurs à rechercher pour les
cours étrangères les chefs-d'œuvre de
leurs devanciers, les ecclésiastiques,
comme nous l'avons vu avec Mgr Bon-
digli, s'entendaient à merveille à ces
négociations.
Un des entremetteurs les plus actifs
de la cour de Saxe fut le chanoine Luigi
Crespi, de Bologne, dont l'acquisition
la plus importante est le grand tableau
de Guido Reni : A^iniis et Sémiramis.
Cette belle toile se trouvait dans la
collection du marquis Giov. Nicolo
Tanara. Elle passait pour représenter :
Salomon et la reine de Saba.
Les négociations pour cet achat du-
rèrent près de deux ans ; les proprié-
taires en demandaient lo.ooo écus ro-
mains. Le chanoine dut solliciter du
pape un bref qui permit de vendre et
d exporter ce tableau.
On s'étonne à bon droit qu'un pape
ait consenti à donner pareille autorisa-
tion. Quoi qu'il en soit, le 6 mai 17^2
le marché fut conclu pour la somme de
6.000 écus, après que le prévoyant
Crespi se fût fait délivrer parles (( Aca-
démie! Clementini di Bologna » un
témoignage dans les formes, consta-
tant l'authenticité du tableau et dont
l'original se trou\ e encore aujourd'hui,
ainsi que le contrat de vente, dans les
archives de la Galerie.
Ceci prouve que les experts du
xNiii'' siècle ne se croyaient pas plus
infaillibles qu'aujourd'hui et que déjà
le truquage des objets d'art était en
honneur.
.Mais le meilleur agent du roi de Saxe
était encore son favori, cet étonnant
comte de i-5rûhl, aussi habile à faire
sa propre fortune qu'à servir son
maître.
Il savaitchoisir avec discernement ses
intermédiaires dont la première qualité
dans ses opérations peu scrupuleuses
devait être la discrétion. Il correspon-
dait avec eux en langage chiffré, dési-
gnant sous des noms de convention les
artistes italiens, qui prenaient part à
ces transactions, et les villes où elles
avaient lieu Sur cette terre italienne
où le peuple s'armait pour Raphaël ou
le Titien, on ne pouvait prendre trop
de précautions.
On pourrait raconter encore bien des
anecdotes sur cet étrange commerce qui
dépouille peu à peu l'Italie de ses plus
riches collections. Heureusement pour
la patrie de Michel-Ange et de Raphaël
que les chefs-d'œuvre semés à chaque
pas par la Renaissance étaient innom-
brables. Ses monuments merveilleux
étaient en outre difficilement transpor-
tables et des lois très sévères ont arrêté
ce trafic désastreux ; sans quoi nous
verrions peut-être s'élever dans quel-
que avenue aristocratique de New-
Vork ou de Boston les palais de Flo-
rence et de Rome trasportés pierre par
pierre pour satisfaire l'orgueil de mil-
liardaires américains.
Si l'on peut dépouiller une nation de
sa puissance et de son prestige tempo-
rel, les siècles et les ambitions sont
désarmés contre son glorieux patri-
moine artistique. Les chefs-d'œuvre
exilés loin du soleil d'Italie, qui les vit
naître, ne peuvent que reporter notre
admiration \Qrs cette terre favorisée
des arts.
Notre voisine peut d'ailleurs se con-
soler de ses mésaventures. On l'a dé-
pouillée sans l'appauvrir. On a pu lui
enlever ses chefs-d"œu\ re, on ne peut
lui ravir la gloire des génies — ses en-
fants — qui les ont conçus. ICUe est
toujours la patrie classique de l'art, la
source féconde où tous doi\ ent aller,
pour admirer el pour s'iiisliuire.
R. kiM f 11 K IT l'.i I 1 1:\.
*J1it*
LE PHYSIQUE
DE L'EMPLOI
(( Le style, c'est l'homme)) a prononcé
M. de Buffon, en donnant une chique-
naude à ses manchettes de dentelle,
noircies de fin tabac à priser. Et, depuis
trois siècles on s'est incliné devant la
parole venue de Montbars ; les écrivains
l'ont répétée à satiété, sans se douter
qu'en la citant ils prononçaient leur
propre condamnation ; les professeurs
de rhétorique l'ont donnée comme sujet
de de\'oir français à des milliers de
jeunes hommes qui ont pâli dessus des
heures et des heures d'étude, pour en
tirer quatre pa^^cs de déductions plus
XVIIl. — 11.
ou moins saugrenues, d'aperçus em-
pruntés à pas mal de livres, et de
réflexions aussi profondes qu'on peut
imaginer à quatorze ans.
Certes, M. de Buffon n"a\ait point
tort. Mais sa proposition a le défaut
grave de beaucoup de propositions,
celui de ne pas être complète. Le style,
c'est un peu l'habit de l'esprit et il est
un vieux proverbe français, que j ose à
peine citer par les temps que nous tra-
versons, qui aflirme que l'habit ne fait
pas le moine.
Le stvle est. en effet, une partie de
i6:
LE PHYSIQUE DE L'EMPLOI
l'homme. Tel diplomate, nourri dans
(( la carrière » ne pourra envoyer un
mot à un ami sans l'assurer (( des nou-
velles assurances de sa considération
très ou plu s distinguée. )) Un magistrat
abusera toujours, dans sa correspon-
dance, de ce que les Romains avaient
coutume de nommer des (( ablatifs
absolus ». Mais la profession ne déteint
pas seulement sur le style; n'en déplaise
a M. de Buffon, elle se reflète encore
dans les traits de la physionomie, dans
l'aspect général de la personnalité.
Et ce que j'avance là, je ne l'avance
pas, croyez-le bien, à la légère. A vous
comme à moi, il est arrivé bien souvent
de dire en voyant, dans la rue, un
monsieur passer, les che\eux blancs
taillés « en brosse », la barbe arrangée
« à l'impériale ». ce doit-être un mili-
taire. Un homme aux favoris vous
fait aussitôt penser à un magistrat ; un
autre, à la longue redingote noire, au
visage soigneusement rasé, évoquera
aussitôt dans votre esprit l'image d'un
ministre du culte protestant. Or, il ma
paru intéressant de rechercher si, à
toute époque, il y avait eu ainsi corré-
lation entre le physique et le moral, si
l'habitude du droit donnait à la longue
aux traits, une physionomie d'avocat;
si le commandement militaire imposait
à la physionomie une apparence guer-
rière : en un mot, si, depuis que le
monde est monde, le type professionnel
avait changé. Commençons tout
simplement par le commencement,
c'est-à-dire par les temps fabuleux de
l'histoire. On a attribué, non sans
tiraillements, deux poèmes fameux,
l'Iliade et l'Odyssée^ à un certain Homère
sur l'existence duquel personne n'est
d'accord. Mais les poèmes sont là, ce
qui nous permet de ne pas entrer dans
la controverse. Que nous importe alors
que r Iliade soit un récit plus ou moins
idéalisé de la prise de la ^"ille de Troie ;
que rOdyssée soit un conte llatté des
aventures de quelques matelots ivres
en des îles de la côte tunisienne?-
Schliemanna prouvé que Troie a existé.
Maint passage de / O.VysscL' nous montre
à l'évidence que les lieux décrits l'ont
été avec une riiifoureuse exactitude.
KA.MSKS II
LE PHYSIOIJE DE L'EMPLOI
.65
Admettons donc qu'Homère a existé.
Justement, l'antiquité nous a laissé
d'assez bonnes images du rhapsode
aveugle. André Chénier l'a dit:
Trois mille ans ont passé sur la tombe d'Homère
Et depuis trois mille ans, Homère respecté,
Est jeune encore de gloire et d'immortalité.
Jeune d'immortalité! Quel meilleur
compliment pourrait être fait à l'un de
nos immortels du siècle, à l'un des
quarante qui siègent sous la coupole)
M'est avis, du reste, qu'avec l'Iliade et
l'Odyssée, Homère, qui a\ait déjà
quelques droits au pont des Arts de par
son infirmité d'aveugle, eût été digne
aussi d'entrer à l'Académie Française.
Eh bien, voyez : Voici son buste, tel
qu'il nous est parvenu de l'antiquité.
Grâce aux prodiges de la photographie,
je place la tête et ce buste sur un corps
d'académicien en uniforme. Dites-le-
moi : Homère n'a-t-il pas tout à fait
une tête d'académicien-poète? Et ne
voyez-vous pas aussitôt une ressem-
blance de ce portrait avec celui de feu
Leconte de i'Isle> Homme en notre
vingtième siècle, sous l'habit vert
brodé de nos immortels, le bon Homère
eût fait la meilleure figure et je le vois
très bien, répondant au discours de
M. Edmond Rostand, cet autre poète
irréelet exquis. . . Si, sortant du domaine
de la fable pour entrer dans celui de la
réalité — de la réalité très ancienne,
par exemple — j'ai le très grand hon-
neur de vous présenter la dernière
photographie de la momie admirable
du despote de la Basse et de la Haute
Egypte, Rhamsès H lils de Séti F'' et
qu'on appelle, je n'ai jamais trop su
pourquoi, dans la Bible, le grand
Sésostris. Admirez vite ce profil altier.
ces lè\ res orgueilleuses, cet air domi-
nateur. Une chose vous frappera tout
d'abord: la forme du nez. Ce nez de
Rhamsès 11 est exactement celui d'un
autre grand monarque, bien notre celui-
là, Louis XlV^,et lappelle étrangement
celui de Catherine II de Russie. Mais
je n'insiste pas sur cette singulière res-
semblance nasale car, ne voyez-vous
pas, en ^'Otre moderne souvenir, quel-
qu'un qui, d'une façon frappante.
,64
LE PHYSIQUE DE L'EMPLOI
ressemble au despote éfi^yptienr Ne
serait-ce pas M. Chamberlain lui-
même r Une redingote coupée chez le
meilleur tailleur du Strand. avec à la
boutonnière, un éclatant gardénia; et,
sur le chef momifié de Sésostris, un
impeccable haut de forme abritant un
monocle fixé dans l'orbite creuse, n"a-
t-on devant soi, abstraction faite du
ratatinement de la peau, Timage exacte
du ministre anglais des Colonies,
image plus vivante et plus expressive
que ne pourrait la faire un photographe !
Mais je préfère ne pas insister. J'aurais
l'air de vouloir légitimer l'occupation
de la terre égyptienne pai- l'Angleterre
et de donner aux fellahs, W. (>ham-
herlain comme successeur direct aux
rois de toutes les dynasties (je \ous lais
grâce de les énumérer).
Mais nous voilà en des temps moins
lointains. Sur l'Agora d'Athènes, par
la poussière qui tourbillonne, des
cilovens sf»nt réunis. ,\ la tribune, un
homme s agite : son éloquence,
incisive, mordante, tombe en
rafales sur la foule. La parole
est un peu sourde, un -'peu
froide... Le^ front se fait sévère. Et
les Athéniens demeurent silencieux,
durant qu'au fond'de la place, chignon
relevé et la jambe à peine emprisonnée
par la courte tunique blanche, les
femmes elles-mêmes se taisent. Dé-
mosthène, le grand orateur, flétrit les
aristocrates et prononce son discours
immortel « Pour la Couronne ».
Jetez maintenant les yeux sur cet
a\^ocat qui, à la barre, est en train de
prononcer un plaidoyer fulgurant. 11
porte sur ses traits quarante années de
ministère. L'œil est devenu sé\'ère
pour avoir trop souvent contemplé les
épaves du vice et pour avoir, maintes
fois, délié le ministère public. La bou-
che est large, la lè\ re dédaigneuse. A
Ilots pressés les périodes sont sorties,
llétrissant l'injustice de l'humanité, de
la société, de la justice des hommes et
un peu d'ironie est tombée avec ces
périodes sur le tribunal et l'assistance,
LE PIIVSIOUE DE L'EMPLOI
l6:
cette pointe de raillerie dont ne peut se
défendre Thomme supérieur, sceptique
un peu vis-à-vis de ses semblables, car
il sait ce qu'ils valen*î, pour avoir de
longues années, scruté les conscien-
ces... Vous le reconnaissez, n'est-ce
pas le grand a\ocat dont les argu-
ments sont sans réplique, dont la
phrase enveloppée de formules cour-
toises, désigne un caractère et met à
nu une âme... Regardez-le bien. C'est
Démosthène habillé à la moderne et je
passe vite à un autre pour que vous
n'aperceviez pas l'éclair de fourberie
qui brille parfois en ses yeu.x. Peut-
être, un jour, le grand avocat que vous
venez de contempler recommencera-
t-il pour son compte le discours « Pour
la Couronne »...
Là-bas, tournant le dos à la ville de
beauté, Démosthène continue d'agiter
le peuple. Peu à peu, le soleil descend
derrière les monts fauves de l'Ilellade
et dore de ses rayons et l'énorme Par-
Ihénon et le délicat Erechteion... Ici,
devant le Christ douloureux qui souf-
Irc et implore, droit en sa robe noire,
le geste large et la parole incisive, le
grand avocat, qui parla aux foules
comme chef du gouvernement, s'a-
dresse aux juges attentifs, durant que
l'assistance, ici encore, se tait, hale-
tante, et que les femmes elles-mêmes,
qui n'ont plus rien de l'idéale beauté
grecque, n'osent parler ni de leurs
visites, ni de leurs domestiques, ni de
leur couturière, ni même d'autre cho-
se... La vision se fait une, peu à peu,
et se fond, à l'éclat a iolet des \ itraux
qui rappelle l'exquise tombée du jour,
sous les oliviers gris, où fut 11 lellade.. .
Des trompettes qui retentissent >
César vient de passer le Rubicon et
impose au Sénat et au peuple de Rome,
le fait glorieux et lourd de la renom-
mée conquise à tra\ers les Gaules. La
République plusieurs fois centenaire
va être obscurcie par le feu éclatant
des- légions. Du reste, l'époque san-
glante des proscriptions de Marius et
de Sylla avait déshabitué de l'aimer...
Mais quel est donc ce bruit de tam-
r66
LE PHYSIQUE DE L'EMPLOI
bours qui résonne sous les arbres de
Saint-Cloud, se mêlant au glissement
des feuilles rougies par l'automne et
qui tombent, ridant la surface polie de
1 eau des bassins tranquilles? Bona-
parte, revenu d'Egypte subitement,
emploie le prestige des guerres d'Italie
à opposer les baïonnettes des grena-
diers aux défroques ridicules des Cinq-
Cents. Comme les feuilles mortes,
beaucoup de conseillers ne deman-
daient qu'à tomber sur le miroir en-
core limpide du nouvel empire. Les
ba'ionnettes n'eurent donc même pas à
être intelligentes. Elles ftirent exactes
seulement. Et le nouveau César eut
vite franchi le Rubicon... Il lui sufiit.
pour cela, d'entrer à Notre-Dame...
Ressemblance singulière entre le
vainqueur d'ArcoIe et le triomphateur
de Vercingétorix, entre l'homme qui
mena les armées françaises à Moscou
et aux confins de la Haute-Egypte et
celui qui conduisit les légions romai-
nes en Belgique et jusqu'en Angle-
terre... Toute différence de coiffure
observée, c'est le même regard impé-
rieux, la même bouche implacable.
avec ce je ne sais quoi de race qu avait
César et que Napoléon doit remplacer
par l'auréole de Sainte-Hélène. Ce
sont là des figures de maîtres du
monde. Robespierre eut ces traits, mais
Tallien ne lui permit pas de régner sur
la France. Plus près de nous, c est
encore le froid maréchal de Moltke...
mais la douleur est encore à peine
calmée en nos âmes et il ne faut point
la ré\eiller.
La douleur) Mais voici le buste d un
homme qui ne s'en soucia guère. Cet
homme est lempereur Caracalla, ce-
lui-là même qui fit mettre à mort plus
de vingt mille peisonnes. dont le juris-
consulte Papinien. effroi de nos mo-
dernes étudiants en droit. Ce fils de
Septime-Sévère. voyez-le plutôt, eût
été l'un des plus remarquables sujets
de notre préfecture de police et le docte
.M. Hertillon n eut pas manqué de lui
reconnaitre, tout comme en un vulgaire
apache, les signes les plus caractéris-
tiques de la dégénérescence. Le front
est bas, un vrai front de criminel, l'œil
défiant, toute la physionomie reflète
un air de bestialité peu ordinaire. Où
donc ai-je déjà vu ses traitsr J'y suis :
c'est en cour d assises, au procès d'un
garçon boucher, qui avait assommé
deux de ses camarades. Je n ai qu'à
placer la tête de Caracalla sur les épau-
les du boucher et c'est tout à fait la
même physionomie. . . celle que l'on ne
voudrait, pour rien au monde, rencon-
trer, seul et sans armes, la nuit, au
coin d'une rue déserte. . .
J'arrête là ces exemples, rendus plus
frappants encore par la fidélité des
photographies. La conclusion de tout
cela, me direz-vous? La conclusion >
xMais c'est que les occupations, le mé-
tier, les passions, qui n'ont guère
changé, surtout les passions, à tra^ ers
les âges, ont, par les siècles, donné aux
individus la même empreinte physi-
que. Les coutumes, la façon de vivre,
les costumes, les gouvernements, ont
eu beau changer, les passions bonnes
ou mauvaises continuent d'imprimer à
la face de l'individu qu'elles possèdent,
un sceau plus visible et plus profon-
dément gravé que la marque au
fer rouge qui indiquait, jadis, les
forçats.
Et cela devrait nous montrer, à nous
qui sommes si fiers de notre prétendue
civilisation et de notre soi-disant
science, qu'au fond, il n'y a rien de
nou\eau sous le soleil et que tant que
l'homme sera l'homme, chose qui, je
le crains fort, durera longtemps, celui-
ci ne sera ni meilleur, ni plus mauvais
que ses prédécesseurs ou ses succes-
seurs. Placé dans les mêmes circons-
tances et sous l'empire des mêmes pas-
sions, il est toujours le même. Plutôt
que de nous en allliger il faut mieux
tenir cela pour une consolation.
.\rni;i<T Hr.w imi.vc.
JAIZT
LA UHANUE RUE
A TRAVERS LA BOSNIE
(( Vous allez [en Grèce, respectez les
dieux, )) disait-on jadis aux voyageurs
s'embarquant pour Athènes. (( Vous
allez en Bosnie, respectez Kallay, » me
recommande un Hongrois de mes
amis, rencontré à x\gram.
xM. de Kallay est, en effet, on ne
Fignore pas, l'administrateur-chef,
'allais écrire, le créateur de la Bosnie
et de l'Herzégovine.
C'est, muni de cette recommanda-
tion, que je débarque, à Banyaluka,
anrtîs une longue journée de chemin de
fei à travers une contrée monotone.
A ma grande surprise, mon arrivée a
été annoncée et je suis attendu à la
gare par le propriétaire ou plutôt le
gérant de l'hôtel. Ceci m'oblige à dire
un mot de l'organisation des hôtels en
Bosnie-I Icrzégovine. M. de Kallay,
auquel nul détail n'échappe, a compris
que le meilleur moyen d'attirer les
étrangers en ce pays, était de leur
donner la certitude de trou\er partout.
ou du moins dans les centres les plus
importants, un asile convenable. Et
comme il n'y avait pas à compter,
sous ce rapport, sur l'initiative des
indigènes ni même des Hongrois, il a
fait construire, aux frais du gouverne-
ment, des hôtels très confortables qui
sont gérés administrativement et dont
la haute surveillance est confiée à
M. P..., qui peut passer pour le modèle
des fonctionnaires aimables.
Banyaluka n'offre rien de bien inté-
ressant. C'est une petite ville resserrée
entre des collines et le lit du \'erbas.
Mais il faut s'y arrêter si l'on veut faire
en voiture la route de Ja'izt. Cette
route est admirable. Elle suit le cours
du Verbas et monte constamment, par
une pente douce et insensible qui ne
dépasse jamais 2 pour 100, traversant
des \allons frais, des forêts épaisses et
se transformant, çà et là, en une gorge
étroite, sauvage, fantastique.
J ai pour compagnon de \oiture, non
i68
A T R A \' E R S LA BOSNIE
JAIZT L IIOTELLKRIE
pas un haut personnage ni quelque
prince du sang, comme en rencontrent
toujours si à propos les voyageurs, à
en croire leurs récits, mais un bra\e
négociant viennois qui fait sa tournée
annuelle en Bosnie. M. Brunn parle
sept langues ; il connaît ce pays-ci dans
ses moindres recoins. Nous causons
longuement; il \eut bien me fournir
des renseignements sur les mœurs, les
usages, les habitudes des Bosniaques.
Jaïzt n'est point une ville ouverte.
Sévèrement fortifiée jadis, elle con-
serve encore une ceinture de murailles
crénelées, et pour pénétrer dans le mé-
diocre village moderne, on doit fran-
chir une poterne rébarbative et très
moyennà<^euse . L'ancienne Jaïzt fut
construite au début du x\ "^ siècle, à
l'époque où le duc llervoïa régnait en
maître sur la contrée. De cette forte-
resse, dont les ruines gardent une gran-
deur imposante, il avait fait un véri-
table palais, à l'ornementation duquel
tra\ aillèrent des artistes italiens.
De tout temps, par sa situation, Jaïzt
eut le don d'attirer les convoitises. Les
Hongrois s'en emparèrent; les Turcs
la reconquirent; lors des insurrections
bosniaques, elle fut le siège des
rebelles, et il n'est pas jusqu aux luttes
au.xquelles donna lieu
l'occupation, où elle
n'ait joué un rôle im-
portant par la résis-
tance acharnée qu'elle
opposa aux armes
autrichiennes. La po-
pulation est en effet
presque entièrement
musulmane aujour-
d'hui. Jadis elle était
toute catholique et
Jaïzt fut célèbre par
ses riches églises. De
celles-ci il ne reste
plus qu'une. Encore
a-t-elle été transfor-
mée en mosquée.
(Vêtait autrefois Saint-
Luc. En re\"anchc, les Franciscains
en ont construit une autre, \oici
quelques années, fort simple, qui ren-
ferme un sarcophage de verre où sont
pieusement ensevelis les ossements
du dernier roi de Bosnie, Stefan
l'omasevitch.
Est-ce bien lui, ce cada\ re tout noir,
dont la tête est séparée du tronc >
Crovons-le. En voyage, il sied d'avoir
la foi. une foi aveugle. Ce squelette fut
découvert, \oici quinze ans en\iron,
dans un ra\ in, à l'endroit précis où la
tradition veut que le monarque, con-
damné à mort par le sultan .Mahmoud,
ait eu l'honneur d'être décapité par le
Cheik-al-Islam lui-même...
De l'église franciscaine, on \ a d'ordi-
naire aux catacombes ou du moins à
l'endroit ainsi appelé. Il est désormais
à peu près prouvé que cette crypte,
creusée sous une vieille chapelle, ne
servit jamais de nécropole. L'opinion
généralement admise est que le duc
llervoïa la destinait à devenir son
propre tombeau, ainsi que semble-
raient l'indiquer ses armoiries sculptées
sui une paioi de roc. Ce qui parait
plus certain, c'est que la chapelle et la
crypte fui-enl utilisées plus tard en guise
de prison et les citoyens condamnés à
A TRAVERS LA BOSNIE
169
vivre là durent s'y trouver moins a
l'aise que ne le sont nos chevaliers
d industrie parisiens internés à Fresne.
Ils n'y demeuraient pas longtemps
d'ailleurs, car on les y laissait sans air,
sans lumière et sansnourriture, moyen-
nant quoi ils trépassaient rapidement !
Nous grimpons ensuite sur une
petite tour, dénommée toin- aux ours
et de là au château dont il ne reste
debout que des pans de murailles,
mais d'où l'on jouit d'une vue admi-
rable sui l'étroite et profonde vallée où
la Pliva se précipite dans le Verbas.
Ces chutes de la Pliva mériteraient
d'être mieux connues. Rapides, affo-
lées, les eaux limpides accourent, se
frayant passage à travers des saulaies,
et, d'une hauteur de trente mètres, en
nappes formidables et mugissantes,
s'écroulent avec fracas, rebondissant
en gerbes, en poussières légères, que
le soleil fait étinceler. Des moulins
entourent un pont de bois, ce sont de
petites constructions sommaires et si
fragiles, dirait-on, qu'à chaque instant
on craint de les voir emportées par le
torrent.
Sur la place de l'église orthodoxe,
des paysans, des villageois en costume
national attendent l'heure de la céré-
monie, car c'est jour de
fête. Les hommes sont _-
d'aspect robuste. Jeu-
nes, les femmes ne man-
quent pas de beauté ni
de fraîcheur. Avec leur
veste courte, leur jupe à
larges plis qui se rejoi-
gnent aux pieds et for-
ment pantalon, avec la
toque ou le mouchoir
assez adroitement noué
sur la tête, elles ont une
certaine allure coquette
qui tranche avec la lour-
deur des femmes mu-
sulmanes s'avançant pé-
niblement SUI" leurs
soques de bois. (>cs
musulmanes sont voilées, bien plus
rigoureusement quelles ne le sont en
Egypte et en Turquie. On est très fa-
natique en Bosnie. Les luttes reli-
gieuses y tressaillent encore et les
fidèles du Prophète, stricts observa-
teurs du Coran, y gardent vis-à-vis des
chrétiens des sentiments exempts de
toute bienveillance.
Dire que l'Autriche est aimée du Bos-
niaque musulman serait exagéré. Elle
reste pour lui et restera la puissance
conquérante. On la craint. On la res-
pecte. C'est déjà quelque chose.
... Ma promenade dans Jaizt et aux
chutes a duré toute la matinée. J'a\ ais
laissé M. Brunn en conférence d'affaires
avec un vieux Turc assis dans une mé-
chante baraque en bois. Je l'y retrouve.
L'affaire n'est pas conclue. Je m'en
étonne. « Vous ne connaissez pas les
Bosniaques, me dit-il. Avec eux, il faut
une patience d'ange. Le Bosniaque est
très poli, très prévenant, très accueil-
lant. Mais il est oriental... f'arri\e
chez lui. Un quart d'heure se passe a
nous complimenter réciproquement, un
autre quart d'heure à nous demander
des nouvelles de nos parents... j'a-
borde la question qui m'amène .. Mon
homme sourit, ne répond pas. («Prends
JIZEUO — l-A ri.lVA
A TRAVERS LA BOSNIE
une cigarette... Bois ce café... En as-tu
jamais bu d'aussi exquis) » Et le voilà
parti. Il me raconte d où lui ^ ient ce
café, combien il le paye. Je l'écoute
avec déférence. Il me retrace lentement
les histoires du pays. Je reviens à ma
question et lui demande
s'il a besoin de se réap-
provisionner en papier
à cigarettes. Il sourit de
nouveau, me dit pru-
demment (( Peut-être )>.
puis il m'offre encore du
café. Ensuite ce sont des
doléances. Rien ne va;
le commerce ne marche
pas. Ah! ce n'est pas
comme jadis... Cela
ture, car il connaît la traite, l'emploie
régulièrement... et ne la laisse pas
protester. ( )n ne peut lui reprocher
que d'ignorer la valeur du temps. Pour
lui, une année ou un jour, c'est tout
un. Il ne s'habitue pas au commerçant
lAizr
LKS MOULJ^S
lEZKKO - LKS BCIRDS DU I.AC
dure ainsi une heure, deux heures.
une demi-journée... Parfois, cela se
termine par un « Reviens demain »,
et le lendemain ça recommence. Il se
décide à traiter à la dernière minute
seulement quand il sait que je suis
résolu à quitter sa ville. Et encore!
Vient la discussion du prix !... .\h ! oui.
il faut de la patience!... »
I.e Bosniaque est loyal en matière
commerciale, bon payeur, et fait hon-
neur à sa signature. Oui, à sa signa-
occidental qui a tou-
jours ce motà la bouche:
(( Dépêchons-nous, je
suis pressé. » Lui, il ne
se dépêche jamais; il
n'est jamais pressé.
En attendant, moi qui
ne suis pas Oriental,
j ai hâte d'aller à Jezero.
( )n s'y rend en voi-
ture, par une belle route
— excellente comme
itiules celles de Bosnie — qui côtoie la
Pliva et court à travers une plaine basse,
fleurie et humide, dans un encorbelle-
ment de collines boisées; le paysage
rappelle ceux d'Ecosse. II a des grâces
impré\ues et comme une mélancolie
d'hori/ims proches et \crts. L'eau
coule abondammenl. la ri\ ièie s'élargit
peu à peu ; bientôt elle se ti^ansforme
en un lac plus long que large, très clair,
d une limpidité de source.
Jezero ct)mpleen\ii"on ôno habitants,
A TRAVERS LA BOSNlIi
tous musulmans. U se compose de
vieilles maisons turques et de quelques
habitations appartenant à des gens
riches de Jaïzt et de Travnick.
A rapproche
de ma voiture,
des bandes
d'enfants sur-
gissent. 11 y a
parmi eux de
ravissantes fil-
lettes aux yeux
noirs effarou-
chés. Je veux
les photogra-
phier-, mais à
peine ai-je pris
mon apparei
pécher sous mes yeux quelques grosses
écrevisses que je mange avec joie, bien
qu'il soit quatre heures de l'après-
midi. Il n'v a pas d'heure pour les bra-
yi:i<A |i;v() — tjuAi f.t pont de la jMILYAJKA
que tout ce petit monde s envole
comme des moineaux et se réfugie
derrière des portes. Au bout du pont
si pittoresquement jeté sur la Pliva,
je tente un nouvel essai sans suc-
cès. Je parviens enfin à en attraper
un que je récompense de quelques
kreutzers. .Vprès quoi, je vais m'installer
dans le petit chalet rustique construit
sur le bord même du lac et je fais
ves. .. ni pour
les gourmands!
Au retour,
nous nous arrê-
terons quel-
ques heures à
Travnick. ((Ce-
asuflira, ))ni"a-
\ a i t dit M .
Brunn. qui a
terminé s es
affaires et veut
bien m'accom-
pagner jusqu à
Serajevo.
Travnick ne mérite pas davantage-
|e crois que l'origine de ce nom vient
de ce qu'il y a\ait par là de bons et
gras pâturages {travua en serbe); le
village, étage sur les deux flancs d'un
ravin étranglé, aux rues étroites et
grimpantes, fut pourtant une quasi
capitale. C'est là que résidaient — et
s'enfermaient — les Valis ottomans
que les Begs et les Agas traitaient de
A TRAVERS LA BOSNIE
haut en bas et qu:. délégués par la Su-
blime Porte pour maintenir en Bosnie
son autorité supérieure, s'y trouvaient
presque réduits à létat de prisonniers.
Travnick possède un château bâti
par le roi Evarlko 11 et qui sert aujour-
d'hui de caserne. Il y a, non loin de là,
une mosquée de style très simple, mais
qui est en grande vénération, car trois
poils de la barbe du Prophète y sont,
dit-on. conservés. Mahomet de\ait
a\oir une barbe singulièrement four-
nie, car je sais nombre de mosquées,
notamment celle du Barbier, à Kai-
rouan, qui se flattent d'avoir ainsi
quelques poils en relique!
Il fait nuit noire quand nous entrons
en gare de Serajevo.M.Brunn s'arrête
ici. Moi, je pousse dès ce soir jusqu'à
Ilidzé, et ne reviendrai à Serajevo
qu après demain.
A peine le train a-t-il stoppé qu un
jeune homme, pantalonné selon la
mode bosniaque, ceinturé d'une large
écharpe, le fez crânement posé sur la
tête, se présente en demandant.
— M. de Gallier?
— C est moi.
— Je suis votre drogman, monsieur.
C'est en effet le drogman que I ai-
mable M. P... m'a choisi et qu'il a eu la
prévenance de m'en\oyer jusqu'ici.
Le gars a l'air fort débrouillard.
Déjà il a fait placer mes bagages dans
le petit train-tramway qui va me
voiturer jusqu à Ilidzé. Il monte à côté
de moi dans un joli wagon propre et
coquet, mais où il fait un froid de ca-
nard. La température s'est abaissée
depuis ce matin. On se croirait en hi-
ver. La Bosnie n'est pas a\ are de ces
changements brusques,
La route jusqu'à Ilidzé n'est pas
longue. Je fais la connaissance de mon
drogman. Il est très drôle. Pas très
grand, maigre, nerveux, s\elte, il serait
bien si sa figure où brillent deux petits
yeux intelligents et \ifs n'était, par
malheur, trouée comme une écumoire.
Il parle, ma foi. assez bien le français et
agrémente ses phrases d expressions
montmartroises amusantes.
— Où diable as-tu appris tout cela '-
— \^oilà. monsieur... à Paris
— A Paris ?
— Oui. je m'appelle Latif Buljulani,
monsieur, je suis Bosniaque et musul-
man, employé ici au musée... oh I j'ai
une bonne place... je ne suis pas à
plaindre... Alors j'ai été à Paris pen-
dant l'Exposition; j'étais presque un
homme officiel là-bas... oui, j'étais
attaché au directeur de la section bos-
niaque... Alors, j'ai appris le français.. .
Ah! monsieur, Paris! quelle belle
ville ! . . . quelle ville adourable. . .
— Mon \ ieux Latif, tu m as tout 1 air
d'un garçon qui n'a pas froid aux yeux.
Il rit. On ne les ^oit plus, ses petits
yeux...
Quel enchantement! Une gare fleu-
rie, toute tapissée de plantes grim-
pantes! Je descends, un personnage à
lunettes, vêtu de l'uniforme autrichien,
s'a\ance vers moi.
— M.P... fait Latif.
Je remercie M. P... des attentions
qu'il a eues pour moi depuis le début
de mon voyage. Il a un bon visage ave-
nant. Il me prend le bras, m'accable de
compliments, de souhaits et m'entraîne.
(( Ne vous occupez de rien. \ ous trou-
verez vos \ alises dans votre chambre.
Allons dîner.» Voilà une bonne parole !
Nous suivons des allées cou\ ertes au
sol bitumé, aux toits de bois élégam-
ment ouvragés et soutenus par des
piliers découpés autour desquels s'en-
roulent à l'infini des guirlandes de ver-
dure. Nous traversons un premier
hôtel, puis un second ; enfin, toujours
sui\ ant les allées magiques, nous par-
\enons à une grande terrasse sur
laquelle s'ouvre une salle de restau-
rant, immense, décorée avec un goût
parfait, éclairée à l'électricité. Des la-
quais attendent les ordres. Les petites
tables arrangées a\ec art sont surchar-
gées de fleurs. Dans quel fastueux
l'al.icc sommes-nous"-
A TRAVERS LA BOSNIE
bEKAJEVO
SUR LE CHEMIN DE LA MOSQUEE
Tandis que nous dégustons des trui-
tes qui soutiennent hautement la com-
paraison avec celles de la Plina ou du
Verbas, M. P... me donne quelques dé-
tails sur Ilidzé.
— Nous avons peu de monde
aujourd'hui... La saison ne fait que
commencer ; elleest tardi\ e cette année.
Mais au tort de l'été, nos trois hôtels
sont pleins.
— Nos trois hôtels >...
— Oui. Nous en a\ez \u deux: .-\».s-
tri.i et Ifiini;jnj. Le troisième s'appelle
Hosnij. Ccsi là que j ai retenu \ otre
chambre. Tous les trois ont été cons-
truits par l'I'vtat et lui appaitiennent, de
même que l'établissement de bains,
car, NOUS le savez, Ilidzé est une \ ille
d'eaux ; m tus avons des sources therma-
les impoitantes a\ec des bains de boue
tourbeuse. ( )n commence à \ o nir de
loin... de France même. Oui, oui,
nous avons eu quelques baigneurs
français... 11 n'y a pas de village. \'ous
trouverez dans le parc des hôtels et de
l'établissement tout le nécessaire :
Bureau de tabac, coiffeur, pâtisserie
etc., etc.
— Organisation complète.
— Complète... \'ous pourrez \ous
en assurer. Nous axims de tout ici,
même des courses... des courses très
suivies et un tir au.x pigeons.
— \-Â tout cela date ?...
M. l^... eut un sourire.
— 11 y a dix ans, celte plaine où
nous sommes était nue comme la
main. 11 n'y avait pas une bicoque.
— ■ Vous allez \ ite en besogne.
M. P... répond a\ec une modestie
charmante.
— xNous \ oulons raltiappcr le temps
17-4
A TRAVERS LA BOSNIE
perdu. Notre plus cher désir est d'atti-
rer les étrangers. \'ouslevoyez ; je fais
l'article 1 C'est que nous avons besoin
d'eux. 11 faut qu'ils nous apportent leur
concours, leur sympathie, leur argent.
— On a dû dépenser des sommes
énormes pour créer de toutes pièces ces
routes, ces voies ferrées, ces hôtels...
— Énormes, c'est évident. Toutefois
M. de Kallay, qui est un administra-
teur de premier ordre, negaspille rien...
Le budget de la Bosnie-Herzégovine se
boucle avec un excédent de recettes
— Hélas. tous les pays n'en peuvent
dire autant !...
— C'est ainsi. Aussi, nous sommes
liers du résultat. L'argent dépensé ici,
c'est de l'argent bien placé.
— Je conviens, en effet, que vous
avez fait là une belle conquête.
— Chut! prononce vivement M. P...
Xous n'avons rien conquis. Nous occu-
pons seulement et nous administrons.
Ahl le bon billet qu'a... la Turquie.
Al. P... pousse l'obligeance jusqu'à
me faire visiter l'hôtel Bosnia. Ma
chambre est vaste, confortable, point
banale. Ses larges fenêtres ouvrent sur
un balcon de bois qui domine le parc.
Des fleurs sur la table; des fleurs sur
le lavabo. Et le poêle ronfle, car il fait
frisquet. Il y a. au rez-de-chaussée, une
salle de lecture avec tous les journaux
européens: une belle salle de billard,
une sallede concert. Que n'y a-t-il pas I
Dirait-on que je suis à des milliers
de lieues de Paris, en plein Orient et
que, il n'y a pas trente ans, en ce lieu
ravissant qui fleure l'élégance et le
luxe, des agas farouches faisaient
décapiter de malheureux paysans chré-
tiens au nom du Prophète r
Journée foit agréable occupée à
visiter l'établissement balnéaire d'ilidzé
et à faire une délicieuse promenade
en \oiturc aux sources de la Bosna.
Ces sources sont ravissantes ; elles
s'échappent par mille fissuies de la
montagne, sourdent sous les pas. jail-
lissent de toutes parts en mille petites
cascatelles qui, se réunissant à vingt
mètres de là, forment déjà une large et
profonde rivière. L'endroit est exquis.
Au loin, la plaine de Serajevo coupée
de molles ondulations, et s'enfuyant à
perte de vue vers des horizons pâles.
Quel joli coin de nature!
Mais il faut se hâter. Serajevo nous
appelle. Je le dis tout de suite, Serajevo
est une ville infiniment curieuse. La
ville moderne, poussée en quelques
années, témoigne d'un effort, d'une
volonté, d'une ténacité surprenante.
Elle a su naître et se développer sans
l'horrible précipitation, sans la pré-
tention odieuse des villes nouvelles,
telles que certaines cités américaines.
Voyez cette rue macadamisée, bordée
de confortables maisons, de magasins
somptueux. \'oyez ce quai large que
sillonnent des tramways électriques.
\'ingt-quatre années se sont écoulées
depuis le jour où le général Philippo-
vitch entrait dans Serajevo et où les
troupes autrichiennes devaient avancer
pas à pas, conquérir maison par mai-
son, la capitale bosniaque où le fana-
tisme musulman s'était fortifié. Qu'é-
tait alors Serajevo ? Une agglomération
bizarre de masures et de konaks en
bois, une grosse bourgade à laquelle
seules les mosquées de pierre donnaient
une apparence de vague splendeur.
Eh bien, voilà ce qui accroît l'intérêt
de Serajevo. Ce fort village indigène
n'a point disparu. Il reste debout, quoi-
que vétusté, et garde sa précieuse origi-
nalité,son cachet pittoresqueet spécial.
Il s'enorgueillit encore de son Bazar,
l'antique TcliMtchia, célèbre dans tout
l'Orient, où l'on venait s'approvi-
sionner de Bertchka comme de N'iche-
grad, de Metkovitch comme de plus
loin. Il conserve sa Bci^ova Djjiiuc, sa
mosquée sainte et sa citadelle, tout là-
haut, derrière l'écheveau de ruelles
silencieuses qui grimpent aux flancs du
Trebex itch.
j'ai \u I^icn des bazars en Orient.
A TRAVERS LA BOSNIE
celui du Caire et celui de Tunis, celui de
Damas et celui d'Assouan. D'aucuns
sont plus vastes et plus achalandés;
nul ne m'a paru aussi parfaitement
oriental, aussi exotique, aussi couleur
locale. Les costumes bosniaques très
variés, très chauds de ton y mettent
une note des plus bariolées.
L'existence d'un Oriental s'écoule
attire mon attention. C'est un mort. On
l'a déposé là revêtu d'une légère étoffe
de toile grise. Les enfants ne parais-
sent nullement troublés de ce voisi-
nage macabre. Ils y sont accoutumés.
Il n'est pas rare, en effet, qu'on entre-
pose ainsi les cadavres dans cette
galerie extérieure avant de les faire
passer dans la mosquée pour les em-
BA/AR DKS POiiERS A |A1ZT
entre ces deux endroits consacres : le
bazar et la mosquée. Le bazar où il
trafique, cause, boit son café, se mêle
à la \ie extérieure et commune : la
mosquée où il prie, rêve et dort
Cette mosquée, Bévova-Dj.Mnic. a
vraiment grand air. I-^Ue passe d ail-
leurs pour un des plus beaux spéci-
mens de l'art musulman. Sa cour
plantée d'arbres est recueillie et fraîche.
Sa fontaine est d'un joli style. Des
enfants jouent dans la cour. Sur le
par\is du temple un paquet informe
porter ensuite au cimetière. Puis, les
()rientau\ ne craignent pas la mort.
N est-elle pas pour eux la porte des
suprêmes félicités >
La Bcgovj-Dj.iiine n'offre rien de
particulier à l'intérieur. Ce sont tou-
jours les mêmes murs recouverts d ins-
criptions, le même )unihar sculpté a\ec
patience, les mêmes lapis splendides
que nous foulons respectueusement de
nos pieds enfouis en d'énormes
babouches.
La \ ieille \ille ne peut retenir toute
176
A TRAVERS LA BOSNIE
SF.RAIEVO — UNE BOL'TIQI E
notre attention. Il faut visiter la cité
moderne, je m arrête à peine à la ma-
nufacture de tabacs qui est très impor-
tante cependant. Les tabacs sont d'un
excellent rapport en Bosnie-Herzégo-
vine. Bon an, mal an, ils font entrer
près de onze millions de couronnes
(plus de douze millions de francs) dans
les caisses de l'Etat. Mais je reviens
souvent à la fabrique de tapis. Elle ap-
partient au gouvernement. Il y a les
choses les plus admirables du monde.
Tapis de laine, tapis de soie, aux
couleurs harmonieuses, aux tonalités
délicates, aux bigarrures étranges, aux
arabesques inouïes; tapis veloutés,
soyeux, souples et profonds, que ne
donnerais-je pas pour vous prendre
tous. Hélas, vos prix sont trop élevés
pour la bourse d'un L^lohc troller...
Mon ami Latif, car Latif est devenu
bien \ite mon ami. m'emmène fré-
quemment au musée, à son musée.
— Latif, que faisons-nous >
— Aujourd'hui, nous allons,si vous le
voulez, au musée cornmercial hongrois.
El nous \oilà partis. De Vilitropa où
j'habite, magnifique hôtel, aménagé
a\ec un soin paifait et qui se trouve
dans la i'iMije Joaif'^ iilcca (rue l'"ran-
çois-joscph). l'artère principale de
Serajevf), nous devons tra\erser tout
un quartier neuf. Nous sommes bientûl
sur le quai. Ce quai est charmant.
Peut-être, la Milyajcka était-elle plus
pittoresque autrefois lorsqu'elle coulait
à pleins flots à même les rives ; mais
le point de vue que l'on a de la de-
meure séduisant. On a devant soi la
colline toute fleurie, semée de jardins,
où s'étayent les konaks et les villas,
quelques-unes luxueuses. d'autres
presque décrépites. A gauche, la mon-
tagne qui ferme l'horizon, la montagne
également boisée où s'accroche le plus
vieux quartier de Serajevo et que do-
mine la citadelle. A droite la longue
perspecti\ e du quai coupé par un beau
pont. Tout un paysage varié, infini-
ment gracieux et reposant.
Le musée commercial est une des
créations qui font honneur à AL de
Kallav. C'est là qu'il a concentré les
ateliers du gouvernement et une sorte
d'école d'art décoratif pour tous les
travaux de ciselure, de damasquinage.
d'incrustation auxquels les Bosniaques
sont habiles, mais dont la tradition
risquait de se perdre et qu'il importe
de conserver. J'ai vu travailler ces
ou\ riers — sont-ce bien des ouvriers >
— ces artistes, peut-on dire, qui, avec
une persévérance, une précision, une
délicatesse admirables, incrustent les
fils d'or, les minces lanières d'argent
sur les potiches, les vases, les aiguières,
les tables, les boîtes d'allumettes, les
fume-cigarettes, sur les objets les plus
divers enfin, \ariant à l'intini les
combinaisons, les savantes recherches
dudamasquinage, l'amalgame imprévu
des lignes. D'autres, à petits coups de
marteau répétés, bossèlent le cuivre,
font jaillir d'un plateau ou d'une jardi-
nière polie l'extraordinaire relief de
dessins compliqués, enchevêtrés et
pourtant très purs.
— i£h bien, tu vois, Latif, c'est là de
la bonne besogne qu'a faite M. de
Kellay. 11 a sau\é l'ait bosniaque.
Latif sourit. Il aime bien M. de
Kellay ; il aime bien le directeur de son
musée: il aime bien .M. P...; il aime
A TRAVERS LA BOSNIE
bien les Autrichiens et il reconnaît, en
garçon intelligent, que l'occupation a
fait du bien à son pays. Mais quoi ! il
est presque Occidental lui! Il a été à
Paris ! Son opinion se ressent de son
voyage. Tout le monde en Bosnie ne
pense pas comme Latif.
Après s'être un peu fait tirer l'oreille,
il consent à me dire les principaux
griefs de ses compatriotes. Les musul-
mans n'aiment pas l'Autrichien — le
vainqueur. Ils se soumettent parce
qu ils ne peuvent faire autrement.
D'ailleurs, ils sont mécontents. D'après
eux, l'occupation ne leur a apporté ni
soulagement, ni profit. Tout ce qui se
fait, tout ce qui se crée, tout ce qui s'y
organise, c'est en faveur des Austro-
Hongrois. C'est eux qu'on cherche à
contenter, à satisfaire, à enrichir. Pour
le musulman, on ne fait rien. Le musée
commercial, qui en profiter L'Autriche.
C'est elle qui vend les objets et qui
empoche. Le tabac, les tapis... même
histoire. Eh ! sans doute, les routes sont
meilleures; il y a davantage de voies
ferrées. Mais tout se paie plus cher. La
vie à Serajevo a triplé de cherté. Et les
impôts! Le paysan, le villageois, le
citadin en sont écrasés. La dîme pèse
lourdement sur leurs épaules. Elle
leur soutire près de dix millions de
francs chaque année. Et
la dîme n'est pas tout.
Il y a l'impôt foncier, il
y a l'impôt sur le petit
bétail; il y a l'impôt sur
les boissons...
— Sur les boissons,
qu'est-ce que ça peut
leur faire à tes coreli-
gionnaires... Mahomet
leur a défendu le vin...
— Oh ! maintenant, il y
en a beaucoup qui boi-
vent du vin. Puis, il y a
la bière. Mahomet n'a
pas parlé de la bière.
Au Konak, résidence
du gouverneur militaire
XVIII. — 12,
de Bosnie, les renseignements que
j'obtiens sont plus officiels.
Ce Konak, assez simple, très simple,
même extérieurement, a conservé un
aspect bien turc. L'intérieur a été modi-
fié assez heureusement et on y a rem-
placé les vieux divans classiques par
un mobilier plus conforme à notie
goût moderne — et plus agréable pour
les personnes qui l'habitent. M. le Feld-
zengmeister, baron d'Appel est en tour-
née d'inspection. Je ne puis, à mon
grand regret, lui remettre la lettre que
l'on m'a donnée pour lui. Mon regret
est atténué par l'assurance que me
donne un officier d'ordonnance que je
retrouverai le baron à Mostar.
En attendant, M. le gouverneur
civil veut bien me fournir quelques
détails sur les affaires en Bosnie. Tout
marche à souhait. La pacification est
absolue. La sécurité complète. (Ceci
du moins est certain ; on peut se pro-
mener aux environs de Serajevo et dans
toute la campagne bosniaque sans
avoir à redouter aucune aventure
malencontreuse.) La production aug-
mente; le pays s'enrichit; les impôts,
loin de s'accroître, diminuent. La
Bosnie se suffit à elle-même. Elle ne
demande aucun subside à la métropole.
N'est-ce pas un excellent résultats Et
SERAJKVO
Lli B.V^AR
178
A TRAVERS LA BOSNIE
nous l'avons atteint en vingt ans! On
a dit que l'Autriche ne faisait pas assez
pour les indigènes! Mais elle travaille
de son mieux à leur assurer le bien-être.
Nous établissons des fermes modèles,
des écoles agronomiques... (( \'ous ver-
rez, ajoute ce haut fonctionnaiie, nous
arriverons à faire un pays admirable
de ces provinces turques, presque
abandonnées, déchirées par les divi-
sions religieuses... Nos voies ferrées
sillonnent maintenant la Bosnie en tous
sens... Vous me dites que vous allez
revenir en Occident par la Dalmatie...
C'est une bonne idée. Vous pourrez
vous rendre compte du travail formi-
dable et audacieux que nos ingénieurs
ont exécuté en traçant cette nouvelle
ligne qui descend sur Gra\osa .. »
Ici, M. le gouverneur revient à la
question qui lui tient à cœur: (( Notre
grande force a été de respecter l'indi-
gène, de lui. laisser la plus large liberté
pour l'exercice de son culte. Nous
tenons la balance égale, strictement
égale entre les catholiques, les musul-
mans, les orthodoxes. Les musulmans
sont les premiers à reconnaître notre
libéralisme. Aussi nous apportent-ils
leur concours, sans réserve... Tenez,
ici, au conseil municipal de Serajevo,
qui est composé de membres apparte-
nant à toutes les confessions, les
musulmans sont les plus ardents à
appuyer les réformes, à les réclamer.
Ils se montrent particulièrement exi-
geants sous le rapport de l'éclairage
des rues. L'électricité! ils en voudraient
partout... »
Les Bosniaques m'étonneraient beau-
coup s'ils se révoltaient jamais. Ce
sont des gens doux et pacifiques. Leur
tempérament ne les pousse pas aux
moyens extrêmes. Il ne les pousse pas
non plus à l'effort ni au travail. Le
Bosniaque n'est pas ( )riental pour rien.
UN <:oiN l>i; BA/AK A J-ll<A|l-.\l>
A TRAVERS LA BOSNIE
79
SERAJEVO
Il travaillait le moins possible jadis.
Sans rien se casser, il travaille un peu
plus aujourd'hui. Il est d'ailleurs bon
enfant; il n'a pas de vices ; il est d'une
sobriété extrême et d'une simplicité
antique. Les intérieurs pauvres ou
cossus que j'ai visités témoignent d'une
certaine propreté. Les femmes vaquent
au.x soins du ménaye; 1 homme, sa
besogne faite — s'il a une besogne —
rêve, boit du café, se repose. 11 est
pourtant assez coquet, à la \ illc du
moins. 11 aime que son fez soit rigide,
sa veste ornée de beaux boutons de
métal et sa ceinture de couleur écla-
tante. Ces ceintures font mon admira-
tion. Elles tiennent trois ou quatre
emplois : elles garantissent du froid;
elles assurent la solidité de la culotte;
elles sont une parure élégante; elles
servent de poche. Je me rappelle ma
surprise en \oyant Latif S(~irtii- de la
- UNE RUE
sienne un mouchoir, un étui à ciga-
rettes, un fume-cigarettes, une boite
d'allumettes, un carnet, un second
mouchoir (brodé par sa femme) un
couteau, une montre, un porte-mon-
naie, que sais-jer cent objets divers...
Il en avait tout autour du corps. Le
soir, quand par hasard, il est forcé de
coucher hors de chez lui, celte bienheu-
reuse ceinture déployée lui tient lieu
de couvre-chef, car les Orientaux
redoutent le froid à la tête.
Il y a un petit établissement où
j'aime finir mes journées, un petit éta-
blissement en plein vent, situé à l'extré-
mité de la Carsia, ombragé de vieux
arbres. La Milyajcka coule à nos pieds,
avec cette allure de torrents joyeux
qu'ont les rivières de ce pays. Le quar-
tier indigène s'apaise aux approches
de la nuit. Les bruits s'y éteignent. 11
s'apaise, vermoulu et bianlant. brus-
iSo
A TRAVERS LA BOSNIE
quement écrasé par la hautaine Be/a^V/a,
le colossal Hôtel de Ville dont les mu-
railles décorées à neuf miroitent aux
derniers rayons de soleil. La Serajevo
moderne occidentale envahit l'ancienne
capitale bosniaque. LOccident avance,
s'impose: il flamboie sur l'Orient
vétusté et las qui, plongé dans le soir,
s'endort.
Près de nous des musiciens ambu-
lants jouent de la oiizla. L'un d'eux
chante la ballade célèbre : (( Un riche
seigneur se promène. Il aperçoit une
jolie hanoum à sa fenêtre. Il s'ap-
proche; elle rougit... »
Et au loin, très loin, là-bas, du côté
du casino, arrivent par bouffées les
flonflons d'une valse de Strauss ..
Il a fallu dire adieu à Serajevo,
dire adieu au petit café mélanco-
lique, serrer la main de i toutes les
personnes qui m'ont fourni documents
et renseignements, remercier Latif, le
bon Latif qui voudrait tant revoir
Paris, et M. Brunn qui repart pour la
Serbie.
Me voilà roulant sur la nouvelle
route de Mostar, vers les montagnes
puissantes et rudes d'Herzégovine,
route par laquelle on descend mainte-
nant de Mostar sur Raguse, et qui est
bien préférable à celle qui conduit à
Metko\\itch. Rien n'est plus impres-
sionnant que le brusque passage de la
solitude tragique et farouche des hau-
teurs de l'Herzégovine aux côtes enso-
leillées et fleuries de la Dalmatie.
Ainsi se terminera pour eux. par la
plus agréable des surprises, une prome-
nade aux provinces occupées — et bien-
tôt annexées.
11. DE G.\LI.IEK
SIKAJKVO — LE QUARTIER IX'RC
NAISSANCE DE NAPOLÉON, l) APRES KASSE T J^
LA JEUNESSE DE NAPOLEON
PAR LORD WOLSEl.EY
Il seraitculieux de recueillir les juge-
ments portés par les Anglais, dont
l'opinion compte, sur Jeanne d'Arc et
sur Napoléon, qui, l'un et l'autre, fu-
rent leurs victimes après avoir été leurs
vainqueurs. On y trouverait le plus
souvent une admiration sincère, pres-
que hyperbolique dans son expression,
et qui s'accorde à merveille avec leur
fierté nationale, puisqu'en somme,
dans ces luttes avec la vierge inspirée
du moyen âge comme a\ec le plus
grand génie organisateur et guerrier
des temps modernes, c'est la vieille
Angleterre qui finalement triompha.
Ces deux sujets, le dernier surtout,
n'ont cessé de solliciter l'esprit de ses
poètes et de ses historiens. Dans ces
dernières années où [la légende napo-
léonienne et la figure de son héros sont
redevenues si populaires, envahissant
le théâtre et la littérature, la période
du Directoire, du Consulat et de l'Em-
pire n'a pas été moins étudiée par nos
voisins que par nous. Un des plus
illustres chefs de l'armée anglaise, dont
la science militaire s'est manifestée
devant l'ennemi et dans des ouvrages
spéciaux dont la réputation est univer-
selle, le feld-maréchal vicomte Wol-
seley, a\ait déjà, avant le beau livre
de lord Rosebery sur \a Dernière Phase^
raconté le déclin et la chute de Napo-
léon. Aujourd'hui, il prend l'autre ex-
trémité de la carrière du grand homme
et, dans un long travail que publie le
l82
LA JEUNESSE DE NAPOLÉON
Pall Mail Magazine, expose au double
point de vue technique et psychologi-
que, telsquils apparaissent à son esprit
de militaire et d'Anglais, les débuts du
(( Corse aux cheveux plats ».
Ce nest pas une étude biographique
de la jeunesse, encore moins delenfance
de Napoléon, que lord Wolseley a
voulu écrire. Son but est uniquement
d'exposer ses impressions personnelles
sur le génie et évidemment, sur les
côtés mesquins et bas d'un homme
dont ilétudie.depuisl'enfance, lesactes,
les paroles, les écrits, le caractère, et
qu'il n'hésite pas à proclamer « le plus
grand des êtres humains que Dieu ait
envoyés parmi nous sur la terre )). Il
limite cette étude à l'entrée même de
Napoléon dan? l'Histoire de P'rance
entre 1793 et 1796. Il y apporte une
grande sincérité, une bonne foi entière
influencée, cela va sans dire, et il sera
facile de voir jusqu'à quel point, par sa
race et son éducation.
Nous ne referons pas avec lui le por-
trait physique et moral du jeune Bo-
naparte à Briennc et dans ses pre-
mières garnisons. Nous noterons
seulement l'insistance avec laquelle il
signale le sceau de l'intelligence et de
la pensée sur ce visage qui ne pouvait
nulle part passer inaperçu. « Le souci,
dit-il, semblait déjà lui avoir imprimé
sa marque, sans doute à cause de la
misère de son temps d'écolier et de
l'humiliante pauvreté qu'il avait endu-
rée plus tard dans les grades subalter-
nes. » Tout concourt, ses plus anciens
portraits non moins que les autres
documents, à faire croire qu'il n'eut
jamais l'étourderie de l'enfance, qu il
ne connut jamais le plaisir d'être jeune.
iJe 1786, année où il avait été
nommé lieutenant en second au régi-
ment de La Fère, jusqu'à la fin de 1791 ,
le jeune Bonaparte avait passé environ
trois ans en Ojrsc, dépassant les limi-
tes de son congé au point qu'il fut un
moment rayé des cadres et qu'il dut
produire des certificats plus ou moins
véridiques pour s'y faire réintégrer.
Sans insister davantage sur son rôle
en Corse, où il était, en 1792, à la tête
d'un corps de volontaires, et sans s'ar-
rêter aux événements qui suivirent,
lord Wolseley arrive au 19 octobre
1793, date à laquelle Bonaparte fut
envoyé à l'armée de Toulon pour com-
mander l'artillerie.
De cet instant, la porte était ouverte
à sa destinée. Il avait compris, par les
exemples de l'histoire de tous les
temps et par l'évolution même du
mouvement révolutionnaire auquel il
assistait, qu aux époques d'anarchie, un
général victorieux, s il est assez jeune
et assez dépourvu de scrupules, a
toutes les chances d'arriver au premier
rang. Pour devenir le maître, il ne lui
faut qu'assez d'audace et de résolution
pour écarter la cohue de bavards
bruyants qui usurpent toujours le pou-
voir dans les premiers jours d'une ré-
volution. Sans doute, pour retenir
l'autorité ainsi obtenue, ce n'est pas
trop d'un esprit de premier ordre, doué
d'une haute prudence et d'un équilibre
parfait. Mais ces conditions, le jeune
commandant d'artillerie avait con-
science de les remplir.
Cette confiance en soi. Napoléon la
puisait dans ce qu'il savait déjà de l'art
de la guerre, et dans sa connaissance
des hommes. On ne cite pas de conduc-
teur d'armées ou de nations qui ait,
plus tôt et plus profondément, étudié
la \ie des grands hommes d'action
venus a\ant lui.
On a dit qu'une de ses forces était
que, sachant ce que valent les hommes,
il les méprisait. Il savait, en tout cas,
s'en servir, et ce fut grâce au conven-
tionnel jacobin Salicetti, son compa-
triote, qu'il a\ ait connu dans son île au
moment où il trahissait Paoli, qu il fut
envoyé de\ant Toulon. Il y lr(^u\a,
outre Salicetti, deux autres commis-
saires de la Convention. Robespierre
jeune et iiarras, cjui a\ aient lu son
pamphlet, léceninieiil publié : le Souper
LA JEUNESSE DE NAPOLÉON
de Bcciucaire (Avignon, août 1793), et
qui se trouvaient bien disposés en sa
laveur. L'heureuse issue du siège, due
à son initiative et à ses conseils, met
le nom de Bonaparte en vedette. Le
général en chef Dugom-
micr le cite dans son
rapport le premier entre
trois officiers dont la
conduite mérite d'être
distinguée; Salicetti le
recommande au gouver-
nement, et le général
de division Duteil, dans
une lettre au ministre de
la Guerre, n'a pas d'ex-
pression assez forte pour
vanter l'intelligence et
le courage de cet (( in-
comparable officier. »
L'épisode de la Ba//c//t'
des Hommes sans peur,
fournit à lord Wolseley
un exemple frappant
d'une des qualités qui
sont le plus nécessaires
aux hommes d'action
véritablement grands,
et sur laquelle on passe
légèrement d'ordinaire,
— l'imagination. Bien
.que l'écrivain militaire
anglais pense que le mot:
Nasatiir, non fit, s il
s'applique aux poètes,
est faux pour les grands
généraux qui ne se
forment que par l'étude
approfondie des guerres
d'autrefois et par leur
propre expérience en
campagne, il n'en proclame pas moins
très haut qu'il n'y a point de \ lai
génie sans inspiration. « Les lois,
dit-il, qui gouvernent la plupart d( s
sciences, de même que les règles qui en
découlent, peuvent être apprisespardes
hommes dune intelligence médiocre..
Mais quelle que soit la somme des con-
naissances acquises ainsi, elle nedonne-
rait pas à un soldat ordinaire la force
intellectuelle requise pour concevoir et
exécuter, par exemple, la campagne
d'Austerlitz. L'inspiration, ou — si l'on
veut un autre terme — une imayina-
LOUl) WOLSELEY
tion d'un ordre supérieur est néces-
saire à l'homme qui tient en main les
grands intérêts du monde. Dans la
guerre surtout, la science qui n'est pas
lécondée par l'imagination, est trop
souvent semblable à ces fruits des
bords de la mer .Morte qui emplissent la
bouche de cenche. Pour pouNoir appli-
quer sa science mililaiie d'une manière
LA JEUNESSE DE NAPOLEON
immédiate et effective aux exigences
d'une crise imprévue, le général doit
être doué par la nature, non seulement
d'une grande décision de caractère,
mais dune originalité et d'une activité
d'invention très peu communes. Il faut
compter ces rares qualités parmi celles
qui mirent ce jeune aventurier venu de
Corse, mais n'ayant plus de patrie, à
même de tenir dans le monde une
place unique, en un rayonnement de
gloire sans fin ».
Ici, lord Wolseley remarque une
chose qui ne peut guère frapper qu'un
Anglais. Parmi les généraux illustres
dont Napoléon recommandait plus tard
aux officiers de lire l'histoire, deux
grands noms sont omis : celui de Wel-
lington et celui de Marlborough. On
comprend et on excuse facilement
l'omission du premier; mais comment
expliquer ce silence à l'égard du se-
cond r On ne peut l'attribuer ni à
l'ignorance ni au dédain. Que Napo-
léon s'intéressât tout particulièrement
aux campagnes du grand général de la
reîne Anne, rien ne le prouve mieux
que l'ordre qu'il donna, étant au camp
de Boulogne et prévoyant déjà sa cam-
pagne d'Allemagne, de rédiger pour
lui une Histoire de J. C. duc de Marl-
borough (Paris, 1808, 3 vol.) qui est le
seul bon ouvrage, et même le seul ou-
vrage lisible qu'on ait écrit sur ce sujet;
c'est, du moins, l'avis de lord Wolse-
ley, que 1 on ne peut croire cette fois
sans réserve, puisqu'il est lui-même
l'auteur d'une Life of J. C. duke of
Marlborough in Ihe accession of queen
Anne (Londres, 1894, 2 vol.).
Si donc Napoléon évite le nom de
Marlborough, c'est sans doute qu'il ne
lui plaisait pas de proclamer, parmi les
grands chefs de guerre, un Anglais sur
les traces duquel il avait marché et
dont le nom servait depuis un siècle
aux mères françaises comme sert
aujourd'hui celui de croquemitaine à
épouvanter leurs marmots.
Nommé brigadier- général. Bonaparte
fut envoyé à l'armée d'Italie, avec les
fonctions decommandantde l'artillerie.
Là, il obtint du vieux général en chef
Schérer, dont le quartier général était
à Nice, qu'il exécutât un plan grâce
auquel l'ennemi laissa les Français
maîtres sans coup férir de toute la
chaîne des Alpes « depuis le col de
Tende, jusqu'à Bardinettes », à 16 ki-
lomètres environ au nord-ouest de
Loano ( 1794).
Il put ainsi étudier sur place le
théâtre de la campagne d'invasion
qu il prévoyait à brève échéance, et à
laquelle il ne cessa dès lors de s'inté-
resser activement.
On sait comment la jalousie de Sali-
cetti le fit jeter un instant en prison
malgré l'amitié de Robespierre jeune,
comment, nommé au commandement
de l'artillerie de l'armée de l'Ouest,
il craignit d'être éloigné de la scène qui
convenait à son ambition, et obtint de
rester à Paris, où il dispersa les sec-
tions royalistes aux journées de V^endé-
miaire (octobre 1795), sauvant ainsi la
Convention et lui permettant démettre
en vigueur la Constitution, qu'elle
venait d'élaborer.
Sa récompense fut le grade de géné-
ral de division et le commandement de
l'armée de l'intérieur, que lui fît donner
Barras, sous les ordres duquel il
avait vaincu la contre-révolution.
Vers le milieu de janvier 1796, Bona-
parte, toujours préoccupé de la situa-
tion en Italie, signalait par lettre à
Schérer, en même temps qu'il repré-
sentait au Directoire, l'urgence de
piendre l'offensive et d'envahir le Pié-
mont a\ ant le commencement du dégel
dans la montagne. Schérer, fatigué,
découragé, se croyant impuissant, ce
qui suffit pour l'être en réalité, envoya
sa démission. Quel successeur le Direc-
toire désignerait-il > 11 n'ignorait pas
que Bonaparte ambitionnait ce poste.
Ses connaissances topographiques spé-
ciales, acquises sur le terrain même et
peifectionnécs par une étude cons-
LA lEUNhSSE IJ K NAPOLÉON
i8:
tante, sa familiarité avec la langue ita-
lienne, les talents militaires dunt il
avait déjà fait preuve, n'auraient peut-
être pas suffi à faire pencher la balance
en sa faveur ; bien plus, la jalousie que
sa réputation croissante et les services
mêmes qu'il leur avait rendus, susci-
taient contre lui chez la plupart des
membres du gouvernement, l'auraient
Cette campagne est véritablement
l'événement décisif, la clef de la car-
rière de Napoléon. D'autres, dans la
suite, mériteront peut-être, par la
grandeur de leur conception, par les
masses mises en mouvement, par les
coups écrasants qu'elles portèrent aux
vieilles monarchies, d'attirer davantage
l'attention de l'homme d'État et de
LA FAMILLE BUONAPARIE EN CORSE, D APRES UASSET
peut-être fait écarter définitivement,
— sans son mariage avec Joséphine de
Beauharnais, maîtresse de Barras.
Telle est, du moins, l'opinion formelle
de lord Wolseley, qui s'exprime ainsi:
(( Joséphine apporta en dot à Bona-
parte la commission de commandant
de l'armée d'Italie. Cette commission,
datée du 2 mars 1796, lui fut remise
cinq jours après; il épousa Joséphine
le 9, quitta Paris, où il la laissait, le 1 1,
et arriva à son quartier général à Nice,
le 26, ayant déjà déterminé les grandes
lignes de son plan d'opérations. »
l'historien. Mais la campagne de 1796
sera toujours un sujet favori d'étude
pour ceux qui veulent apprendre la
science de la guerre. On se la rappel-
lera toujours comme la première mani-
festation par où se révéla au monde le
plus glorieux des généraux et des chefs
de peuples, « l'homme le plus grand à
qui Dieu ait jamais permis de gouxer-
ner ici-bas )).
II st^i-ait trop long de raconter ici
par le menu , les débuts de cette fa-
meuse campagne, que lord 'VA^olseley,
avec des yeux de stratège et de conque-
i86
LA JEUNESSE DE NAPOLEON
rant, examine en ses détails jusqu'à
cette bataille de Montenotte, d'où le
vainqueur, lorsqu'il fut devenu empe-
reur et roi, aimait ù dire qu il faisait
dater ses lettres de noblesse.
En exposant, telle qu'on la connaît,
la situation de l'armée d'Italie au mo-
ment où Bonaparte en prit le comman-
dement, lord Wolseley éprouve, on
ne saurait dire pourquoi, s'il n'était pas
Anglais, le besoin de comparer la com-
position des troupes françaises sta-
tionnées au pied des Alpes, avec celle
de l'armée anglaise que Wellington
avait sous ses ordres à Waterloo.
(( Cette dernière, dit-il, était en très
grande partie, composée de jeunes
gens sans instruction militaire; mais
tous les rangs, ayant foi et confiance
en leur chef, étaient animés d'un esprit
invincible. L'armée de Bonaparte, au
contraire, consistait en vétérans pleins
d'expérience, mais qui ne connaissaient
rien, ou à peu près, de ce petit Corse à
l'air étrange que le Directoire envoyait
de Paris pour les commander.
(( Us eurent vite fait de le connaître.
(( En mars ilsétaient découragés, sans
discipline, mourant de faim. Peu d'en-
tre eux avaient des bottes, tous étaient
en haillons, les généraux mêmes
n'avaient pas de chevaux. A la lin
d'avril, c'était une splendide petite ar-
mée d'hommes robustes et en bon état.
Tous avaient confiance et croyaient en
leur général, parce qu'ils reconnais-
saient en lui un vrai chef, sachant son
affaire à fond, et qui ne s'épargnait pas.»
Au compte de lord Wolseley, qui
diffère un peu de celui que donnait
1 empereur à Sainte-I lélène, les tiou-
pes que le nouveau général avait ainsi
transformées se composaient de
10 ooo hommeschoisis parmi les moins
aptes à combattre et distribués dans
les dépôts, d environ 37000 fantassins
de premier ordre, de .](><)<) cavaliers,
et d autant de canon niers et de sapeurs ;
soit 4^ 000 combattants, non compris
les malades et les prisonniers, il é\ alue
a 36000 Autrichiens et 20000 Sardes
les forces que les Alliés pouvaient met-
treen ligne, sans compter les garnisons
de leur nombreuses places fortes. Les
deux armées éparpillées sur un terri-
toire trop étendu, trop éloignées l'une
de l'autre, et dont les chefs Beaulieu
et Colli, étaient peu disposés à opérer
de concert, n'avaient pas su, l'année
précédente, profiler de leurs avanta-
ges, bien qu'elles se sentissent mena-
cées, restaient en une attitude expec-
tante sur leurs mauvaises positions.
Tout le monde sait par cœur la pro-
clamation adressée par Bonaparte en
arrivant à l'armée d'Italie. L'écrivain
anglais note l'innovation que constitue
le premier mot : soldats! au lieu de
l'appellation officielle d'alors : citoyens.
Bonaparte avait trop assidûment lu les
ComincntaircsdeCésav pour n'avoir pas
remarqué que le Romain appelle les
hommes de ses légions soldats quand
il est content d'eux et qu'il veut leur
plaire, et citoyens quand il en est mé-
content. Le ton de cette proclamation,
qui peut paraître déclamatoire et am-
poulé à des oreilles anglaises, était le
ton de l'époque, et d'ailleurs, de sem-
blables appels à l'amour de la gloire
ne sont jamais déplacés .lorsqu'ils
s'adressent à des Français. Mais il y
avait autre chose dans ces paroles en-
ilammées. Si Bonaparte n'était pas
Français lui-même, il comprenaitadmi-
rahlement la nature de ses soldats, et
il leur disait : « V^ous n'avez qu'à être
braves et audacieux pour vous assurer
l'assouvissement de tous les appétits
que vous avez au cœur. »
C'est ce que Lord Wolseley appelle
(( encadrer dans des expressions mélo-
dramatiques un appel à tout ce qu'il y
a de pire dans la nature humaine ».
A vrai dire, le sens militaire, et si je
peux dire le bon sens, reprend vite le
dessus. >■' Quoi que le moraliste puisse
penser de cet ordie du jour, dit bicn-
lôi lorcl Wolseley, il monlie combien
\i\e et pénélianlc élail, chez. P.ona-
LA JEUNESSE DE NAPOLÉON
,87
parte, l'intelligence du cœur humain,
et particulièrement des splendides sol-
dats à qui il s'adressait. » Et il ajoute
assez bizarrement que César faisait
miroiter les mêmes attractions aux yeux
de ses légionnaires, mais qu'il le fai-
sait en d'autres termes, parce que
César, était, tout de même que W'el-
Imgton, nn gentleman, et que Napoléon
ne l'était pas. — Voilà de quoi faire
rêver le moraliste, en effet!
Bonaparte avait pour instructions,
suivant le plan arrêté parle Directoire,
sans doute sous l'inspiration de Carnot,
de détruire l'armée autrichienne de
Beaulieu, avant de rien entreprendre
contre celle des Sardes commandée par
Colli. Cette manière d'opérer offrait
des dangers si évidents que lord
Wolseley ne croit pas devoir s'arrêter
à les exposer, ni à louer le général
Bonaparte d'avoir fait le contraire. Il
se contente de montrer que Napoléon,
dès ce moment, savait le parti qu'on
peut tirer à la guerre des <( strata-
gèmes », en rappelant avec quelle ha-
bileté il alarma la République de
Gênes pour faire croire à Beaulieu qu'il
allait commencer son attaque contre
lui en occupant le territoire génois.
Le fait est qu'il avait décidé d'en
finir avec CoUi avant de se porter sur
les Autrichiens.
Nous citerons ici, aussi textuellement
que les dimensions de cet article le
comportent, un passage dont les con-
tradictions, sans qu'il soit besoin d'y
insister autrement, ne manqueront pas
de frapper le lecteur.
(( Dans les premières opérations de
cette campagne, dit lord 'VN^olseley,
Bonaparte éprouva de grandes diffi-
cultés pour nourrir son armée. Qui-
conque lit la relation détaillée de cette
guerre remarque la mauvaise org'ani-
sation de l'intendance, et l'insufiisance
absolue des moyens de transport. La
responsabilité d'un tel état de choses
incombe à Bonaparte. 11 donna quan-
tité d'instructions à ce sujet, les sa-
chant impossibles à exécuter. Mais si
ses soldats manquaient d'approvision-
nements réguliers, et étaient obligés de
\ivre de pillage, comme il arriva, il
voulait pouvoir, avec l'élasticité de sa
conscience en caoutchouc , en rejeter la
faute sur les commissaires des vivres
et ses autres subordonnés. ))
A quelques lignes de là, lord Wol-
seley re\enant sur l'habileté de Bona-
parte à prendre les hommes par leurs
côtés faibles pour se rendre populaire,
constate que, préalablement aux pre-
miers mouvements de troupes, il trouva
le moven de faire faire d'importantes
distributions de vivres et de payer de
considérables arriérés de solde, ga-
gnant ainsi, avant toute bataille, l'es-
time et l'affection de ses soldats. « 11
prit soin, dit-il, de faire savoir dans
tous les cantonnements et bivouacs
avec quelle ardeur il travaillait dans
leur intérêt, avec quelle sincérité il
compatissait à leurs misères. 11 jetait
ainsi les fondements de ce dévouement
inlassable que ses soldats lui gardèrent
au cours de toutes ses guerres, jus-
qu'au jour où il s'enfuit de France —
son pays d'adoption — pour ne plus y
re\enir vivant. »
Soulignant, sans nous engager dans
une discussion qui nous entraînerait
trop loin, cette accusation de fuite, au
moins étrange sous la plume d'un An-
glais, il nous sera permis de demander
ce qu'il y a d'illégitime dans cette con-
duite, et aussi pourquoi Bonaparte, en
des circonstances où il ne pouvait ma-
tériellement pas agir autrement, et à
l'imitation de tous les conquérants, y
compris le \ ainqueur des Achantis et
le libérateur de Khartoum, n'aurait pas
laissé vivre ses soldats sur l'ennemi >
Lord '\\^olseley qui est militaire cl
qui ne peut, après tout, secouer le res-
pect de la vérité, rappelle dans une
note la condition terrible des troupes
françaises, (( depuis trois mois sans
\iande, sans argent et souvent sans
pain »; il constate que la maraude et
,K,S
LA JEUNESSE DE NAPOLEON
toutes les sortes de crimes sont les
conséquences inévitables d'un tel état
de choses; il reconnaît que « des
hommes ayant des armes, ne se laisse-
ront pas mourir de faim s'il y a de
quoi manger aux environs », et il va
jusqu'à citer ce mot qui a^ait cours
même en Angleterre dans les luttes sur
la frontière écossaise : (( Tant que mon
voisin aura quelque chose, je ne man-
querai de rien (Ishall not v.i.-int as long
as my neighbour hasi. ))
Il n'en fallait pas tant pour faire jus-
tice de ces reproches.
Un peu plus loin la contradiction
s'accentue encore. (( Bonaparte, déclare
lord Wolseley, savait que la rapidité
de ses mouvements dépendait de la
possibilité de nourrir ses troupes et de
maintenir sa ligne de communication
avec la France. Homme d'affaires avant
tout, il comprenait parfaitement que
la guerre ne pouvait être conduite avec
succès qu'en se conformant aux prin-
cipes qui président aux affaires. » Et il
nous le montre très occupé à Nice, à
Menton, à Oneglia, à Savonne, très
occupé à organiser efficacement le ser-
vice de l'intendance pour subvenir aux
besoins de l'armée en campagne.
Cependant, Beaulieu alarmé, comme
on l'a dit, par les démarches de Bona-
parte auprès du gouvernement génois,
prend inopinément l'offensive. Le divi-
sionnaire Argenteau, aurait percé le
centre de larmée française s'il ne s'était
laissé arrêter par Ihéroique résistance
des douze cents hommes de Fornésy
et de Kampon dans la redoute nord de
Monte Legino. Ainsi F^onaparte se
laissa surprendre dès le début de la
campagne, et il ne dut qu'au manque
de décision et d énergie du général
autrichien de pouvoir réparer magis-
tralement son erreur et poursuivre
l'exécution de son plan.
11 prit dès le lendemain sa revanche
dans la brillante journée de Montenotte
(i2 avril), et il se trouva libre, tout en
faisant poursuivre les Autrichiens par
ses lieutenants, de se tourner contre
les Piémontais de Colli, lequel dut se
repentir de ne pas s'être porté tout
d'abord au secours de Beaulieu.
(( Dans cette première phase de la
campagne, dit lord Wolseley qui
arrête là son étude, l'essence de sa stra-
tégie et de sa tactique, c'est Vo/Jensive.
Par elle, il s'était ouvert un chemin à
travers les montagnes, de sorte que
son armée était maintenant en position
de déboucher, presque sans obstacle,
dans les fertiles plaines du Piémont et
de la Lombardie. On peut s'aventurer
à critiquer quelques-unes de ses com-
binaisons; mais plus on le considère
comme général et comme chef de
peuple, plus on sent qu'à ce double
point de vue il était au-dessus de tous
les autres hommes. La vigueur de son
intelligence le mettait à même de rem-
porter ces victoires que l'habile appli-
cation d'une imagination brillante à la
pratique de la guerre l'aidait à conce-
voir et à préparer. »
Les hommes qui ont le plus d'expé-
riencedeschoses militaires, etNapoléon
plus énergiquement que tous les
autres, déclarent que celui qui veut
commander avec succès doit s y pré-
parer par de profondes études. C'est
une vérité sur laquelle lord Wolseley
ne se lasse pas de revenir.
Dans toutes ses guerres, Napoléon
ne cessait de se demander : « Quel est
le but de l'ennemi r Que va-t-il le plus
probablement faire dans les circons-
tances présentes, et comment le fera-
l-il > » Grâce à la force de son imagi-
nation et à l'exactitude de ses connais-
sances militaires, il était plus capable
que la plupart des hommes de résoudre
de semblables énigmes. Ce pouvoii
de l'imagination, lord Wolseley y
insiste à mainte reprise et de toute
manière. A un endroit, il dénonce Bona-
parte comme un rêveur; « mais,ajoute-
l-il. y eut-il jamais ungrand conducteur
d'hommes qui ne fut pas un iê\eur?
Ce après quoi, l'ambitieux tend
LA JEUNESSE DE NAPOLEON
tHg
BONAPAKTK Al' COLLF.Gli DE BRIENNE, 1) APRES RASSEI
de tout son être, c'est le pouvoir,
tantôt pour s'en ser\ir au profit de sa
patrie, tantôt dans des vues égoïstes,
comme le fit Bonaparte. )> Joséphine
semble avoir \u clair à ce sujet, car elle
écrivaitau moment de sonmariage: ((Qui
peut calculer ce qu'il n'est pas capable
d'accomplir avec sa puissance d'ima-
gination) » Lui-même disaitque l'ima-
gination gou\erne le monde; et le duc
de 'SA'ellington a pris soin de nous in-
former qu'à la guerre il employait une
grande partie de son temps à imaginer
ce qui passait derrière tel ou tel acci-
dent de terrain qu'il avait en lace de
lui. I*armi les grands hommes de tous
les temps, nul n'eut celle faculté de
l'imagination à un plus haut degré que
Marlborough et Napoléon. (( Encorecela
ne les a-t-il pas empêchés de se tromper
souvent», ajoute mélancoliquement
lord Wolseley, en homme de guerre,
plein d'expérience.
Napoléon, d'ailleurs, était loin de se
fier sans conliôlc à ses inspirations.
Personne ne calcula plus minutieuse-
ment les chances de succès, ne prit
plus de précautions contre tous les
dangers probables, ou même possibles.
De là vient qu'il fût surpris si rarement,
et que, lorsqu'il le fut, il était toujours
prêt à faire face aux plus déconcertantes
difficultés.
Une des choses les plus remarquables
dont on est frappé en lisant l'histoire
de sa vie, c'est le soin qu'il eut d'avoir
toujours un second projet en réserve,
en cas d'échec du premier. C'est
ainsi, comme nous l'avons \u, que
l'invasion de l'Angleterre, dont il
a\ ait élaboré le plan dans ses moindres
détails, ayantété rendue impossible par
la victoire de l'amiral Calder sur N'ille-
neu\e, il n'eut, p(^ur ainsi dire, qu'à
sortir aussitôt un autre plan desa poche;
et l'armée d'Angleterre, dirigée sans
relard cl en grand secret de Boulogne
sur le Khin, lui donna poui' compen-
sation la destruction de Mack et la
caj^ilulalion d Ulm.
igo
LA JEUNESSE DE NAPOLEON
Les généraux de second ordre, et qui
ne sont que soldats, sont portés à
appliquer trop exclusivement leur
attention au côté purement stratégique
du problème qu'ils ont à résoudre, et
à négliger les considérations politiques
' \l'i>l,);iiN I l-L-X i; A L KCOLK AIILITAIKI. [
DAPKÈS CIIAIU.KT
qui pcu\ent a\(iir déteiniiné la guerre.
Napoléon qui, depuis sa sortie défini-
tive de Corse,* n'avait plus d'autie
mobile que son ambition personnelle,
cl qui s'était attaché à la P'rance, non
pas parce qu il l'aimait, mais paice
qu'il sentait que là seulement il trou-
verait la puissance et la gloire dont il
a\ait soif, n'était pas hf)mme à tomber
dans celte erreur, l'endanl cette cam-
pagne de I 79f> notamment, il est é\ i-
dent que les événements politiques ne
furent jamais absents de ses calculs.
On peut en dire autant de la campagne
d'Egvpte et de toutes les autres, sans
en excepter celle de 1814 et celle des
Cent-Jours.
Mais cet incomparable
conquérant, ce chef d'Etat
sans égal, ce législateur mer-
veilleux, cet organisateur
étonnant qui dicta sa volonté
à toutes les puissances de
l'Europe ■ — sauf une, —
lord 'W'^olseley, fier à juste
titre de pouvoir noter celte
exception, se demande quel
homme il était en son tré-
fonds, et quel jugement sur
sa valeur morale la postérité
doit porter.
Italien d'aspect, il avait au
cœur cette nature sauvage et
impitoyable du Corse, où
n'entre ni vérité, ni honnê-
teté, ni loyauté d'aucune
sorte. (Je me hâte d'ouvrir
ici une parenthèse pour dé-
clarer que je reproduis scru-
puleusement les assertions
du feld-maréchal anglais,
maisque jen'y souscrispoint :
je connais trop de Corses
loyaux, honnêtes et francs,
pour ne pas hautement pro-
tester). Ilcomprenail limpor-
tance attachée à ses qualités
dans les vieilles monarchies,
et en conséquence il en fai-
sait grand cas chaque foisque
cela servait ses desseins. Les Corses
avaient mauvaise réputation, même
dans la France d'alors où le niveau mo-
ral était si bas. On les regardait comme
disposés à se procurer de l'argent,
sans le moindre scrupule quant aux
moyens de l'obtenir. Mais Napoléon
ne manifesta jamais d'avidité pour
l'argent. Les Anglais le comparent vo-
lontiers à son \Minqucui-. sans s'aper-
cevoir qu'une IcJlf comparaison ne
'7^3/,
LA JEUNESSE DE NAPOLÉON
191
saurait ctrc juste. Wellington, —
lord Wolseley en est un sûr garant, et
avec lui toute la nation, jusqu'aux
roui^hs de Whitcchapel et des Scvcn
Dials^ — était, dans le sens du mot, un
gentleman anglais, pourvu, il l'axoue
sans difficulté, de tous les
défauts et de tous les préju-
gés de sa caste, mais en ayant
aussi toutes lesnobles vertus.
Napoléon ne pouvait se récla-
mer d'aucune nationalité, ni
d'aucune tradition. L'ambi-
tion de Wellington était con-
tenue par les lois de la mo-
narchie constitutionnellesous
laquelle lui et ses ancêtres
avaient vécu.
L'homme, aucontraire.qui
entrait dans la vie publique
pendant la dernière décade
du wiii*^ siècle, ne reconnais-
sait ni bornes à ses visées
ambitieuses, ni restrictions
aux moyens qu'il emploierait
pour y atteindre.
Il n'avait point la crainte
de Dieu, pour le retenir, et
aucun sentiment des conve-
nances ne l'empêchait de
suivre la ligne de conduite
qu'il croyait la plus directe
pour toucher le but de ses
désirs et satisfaire ses in-
térêts.
C'est une tentation poui-
le moraliste ordinaire de
s'étendre sur le manque de
principes, sur le défaut de
sincérité, sur l'inexorable
ambition de ce grand soldat. Lord
Wolseley ne lui reconnaît ni no-
blesse, ni bonté, mais il juge d'un
point de vue plus équitable et plus
haut.
« Sa puissante personnalité, dit-il,
son incommensurable génie, et, si
vous voulez, sa faim dévorante et ja-
mais assouxie de gloire impérissable,
fascineront toujours les hommes de
toutes les nations, de toutes les
croyances et de tous les rangs. 11 y
avait, après tout, quelque chose de
grand dans ce besoin de renommée;
car ce n'était ni le bien-être vulgaire, ni
les richesses, ni les jouissances
'.ONAPARIIC AUX lUIl.l.UIKS (H) AOUT
d'apkès CMARLET
179-').
personnelles qu'il recherchait. Ses
(( aspirations immortelles d allaient \ers
une gloire qui ne meurt pas et pour y
parvenir, il était prêt à violer, comme
il viola en effet, toutes les lois divines
et humaines, au mépris de tout droit
et de toute justice. Le moi-ahstc peut
condamner; le monde ne proteste pas,
mais il admire.
Il S'il était possible, de douter que
192
LA JEUNESSE DE NAPOLEON
l'histoire de la guerre soit l'histoire du
monde, l'étude de la campagne d'Italie
dissiperait toute incertitude sur ce
point.
(( Ce fut le premier acte du grand
drame de la tragédie, puis-je dire, de
cet Empire qui, sous l'immédiate
direction du grand homme, changea
la face de l'Europe et, depuis, tous le
cours de l'histoire ».
En somme, (( sa grandeur dans la
paix, ses succès dans la guerre, sa
sagesse comme chef d'Etat, son génie
de commandant d armée, tout se com-
bine pour faire de Napoléon 1 homme
le plus remarquable que Dieu ait
jamais créé. Ce n'est point merveille
s il occupe une si grande place dans
l'histoire de la France et dans l'histoire
du monde. Sa science avisée de législa-
teur aussi bien que ses victoires, lui
assurent une gloire durable qui parle à
l'imagination du peuple vif et chevale-
resque qu'il gouverna. La France lui
doit beaucoup, car il la délivra des
convulsions terribles d'une Révolution
sanglante, et la fit plus grande qu'elle
n'avait jamais été. »
Tout commentaire affaiblirait cet
éloge, dont l'autorité est d'autant plus
grande qu'il vient d'un Anglais et,
toutes proportions gardées, d'un
glorieux émule dans l'art de la
guerre.
B.-Il. Gausseron.
aukivke kn france 1)k la i-amiiii-: bonaparik
i>'ai'ri;s rassi:t
Peasnement et sans hâte, du pas
d'un homme déjà un peu las et vieiUi,
Frédéric suivait la rue de Rambuteau.
populeuse et bruyante, lorsque soudain
son regard errant et distrait se fixa, et
une légère rougeur cou\rit son fin
visage fatigué. Parmi la foule des pas-
sants, une femme vêtue de noir, venait
au-devant de lui. une femme pâlie,
fanée, mais dont il reconnaissait bien
les légers cheveux blonds, la taille
restée mince.
Elle s'avançait, avec un demi-sourire
hésitant, un sourire des yeux plutôt
que des lèvres, une ombre de sourire ;
et le cœur de F'rédéric, un cœur vieux
de quarante années, pourtant, se mit à
battre plus vite....
Quand ils furent tout près l'un de
l'autre, leurs mains se tendirent un peu
timidement. Sous les paroles quel-
conques, banales, qu'ils échangèrent,
il y avait la gêne de se letrouver si
changés, si vieillis; le malaise de
l'inconnu, du longtemps écoulé; le
trouble' de leur ancien amour — si
lointain.
Pour échapper aux coudoiements des
passants, ils abritèrent un moment
leur rencontre dans l'enfoncement
d'une porte, toute bariolée d'enseignes.
Comme l'heure et le lieu étaient
peu faits pour i-éunir deux fiancés de
jadis!
XVllI. — 13.
Un brouillard d octobre, pénétrant et
fin, tombait avec la nuit commençante,
et des lumières s'allumaient çà et là,
des lumières que l'air épais rendait
fumeuses et rougeâtres. La rue affairée
était pleine de bruits assourdissants;
des voitures pesantes passaient sans
relâche, et, en bordure des trottoirs,
des vendeuses au panier, sur des tons
divers, criaient leur marchandise,
légumes fanés, poissons mal odorants,
que des ouvrières en cheveux ache-
taient hâtivement, pour le repas du
soir.
Toute cette laideur et cette a ulga-
rité entouraient les amoureux d'autre-
fois, attristaient leur entrevue de
hasard, la première depuis tant
cl années.
Sous la porte banale où ils s étaient
réfugiés, Frédéric, quoique hanté par
les souvenirs qui s'en venaient du fond
de sa jeunesse, considérait le visage
pâle et amaigri, la coiffure sans
recherche, la toilette pauvre, songeait,
malgré lui, que celle petite créature
triste et timide, à la lobc étriquée,
s'appelait IChire. cl que ce nom loma-
nesque, naguère trouvé si gracieux, lui
convenait bien peu, à présent.... P(iur-
tant, à \ oir les yeux gris de son an-
194
LE ROUET
cienne fiancée se lever vers lui et reflé-
ter une mélancolique douceur, un
trouble l'envahissait, regret ou espoir,
il ne savait pas au juste, et des jours
de jadis se levaient dans sa mémoire,
des jours ensoleillés, bien différents de
cette morose après-midi d'octobre; des
jours clairs, qui peut-être pouvaient
revenir, qui saitr...
Quand ils se séparèrent, avec l'affec-
tueux serrement de mainsde deux vieux
amis, il était convenu que Frédéric
viendrait le lendemain, qui était un di-
manche, passer quelques heures avec
Elvire, auprès de son feu solitaire ;
causer de la jeunesse enfuie, des pa-
rents disparus. Cen'était pas un rendez-
vous d'amour — est-ce qu'ils n'avaient
pas tous deux quarante ans — et ce-
pendant, cette journée du lendemain,
qui d'avance paraissait à Frédéric si
pesante et si longue, lui sembla tout à
coup presque joyeuse Elvire ra\ait
quitté, avec un dernier et fugitif sourire
et, comme au temps lointain où il l'ai-
mait et la voulait pour femme, il se re-
tourna, d'instinct, pour la suivre des
yeux.
Faible et menue, elle se frayait pé-
niblement un chemin parmi la foule
des passants, sur le pa\é humide; sa
jupe se relevait sans grâce sur des ta-
lons qui tournaient un peu. Depuis le
chignon blond pâle, trop serré, jus-
qu'aux gants de laine noire soigneuse-
ment reprisés au bout desdoigls,un air
de pauvreté décente était sur elle, lais-
sait deviner la vieétroitequ'elleavaitdù
mener, la vie sans soleil et sans amour,
sans coquetterie ni beauté. \ie morne
de fille délaissée .Mais bientôt, sa
frêle silhouette se perdit dans la rue
brumeuse, et Frédéric reprit sa route,
triste sans savoir pourquoi, profondé-
ment triste, comme si toute la mélan-
colie du soir et de la rue lui fût soudain
tombée sur le cœur
Le lendemain, l'"rédéric s'achemina,
à travers le vieux quartici" du .Maiais,
vers la rue où demeurait IClvire.
Comme la veille, le tem.ps était
humide et gris; mais du moins les
camions et les voitures de commerce
ne remuaient plus la boue des pavés,
n'ébranlaient plus de leur fracas les
vitres des hautes maisons.
Les rues, comme élargies, étaient
engourdies dans une paix morne, que
troublait seul le son des cloches de
vêpres.
Ce silence dominical, ce sommeil
des ateliers et des magasins, des mé-
tiers immobiles et des grandes cours
désertes, semblait fait pour permettre
à Frédéric d'entendre plus nettement
la voix du passé.
Mille et mille souvenirs se levaient
pour lui dans ce parcours fait tant
de fois jadis, d'un pas allègre et
joyeux.
Vingt ans plus tôt, Elvire l'habitait
déjà, ce quartier populeux et travail-
leur, et l'amoureux connaissait bien
toutes ces vieilles rues, si peu changées,
et ces façades sculptées des grands
hôtels d'autrefois, envahis par l'in-
dustrie et le commerce. Sur ces trot-
toirs exigus, et dans ce lacis de voies
étroites qui entoure l'église et le mar-
ché des Blancs-Manteaux, il avait pro-
mené les rêves et les espoirs de sa
jeunesse; il avait aimé ces carrefours
encombrés, ce bruit, cette activité,
parce que, dans la foule affairée et
bruyante, il était sûr, à un certain
tournant de rue, de voir apparaître une
mince silhouette, et d entendre une
voix douce lui dire, un peu timide-
ment :
— Est-ce que je suis en i-ctard, P^-c-
déric r
11 marchait de son pas lourd de qua-
rante ans. II reconnaissait, en chemin,
des maisons, des boutiques, des en-
seignes ; à cet angle, une tourelle, une
fenêtre ornée, à petits carreaux \crclis,
évoquaient tout à coup, en plein Paris
moderne et rotui'ier, la demeure sei-
gneuriale d'antan...
11 se revoyait, par des soirées de
LE ROUET
'95
printemps ou d'automne, reconduisant
Llvirc jusqu'au domicile paternel ; il
retrouvait l'impression d'isolement et
de tristesse qui le saisissait, sitôt les
adieux, pourtant prolongés au delà du
possible... Puis, des dimanches, de
ILS ABRITERENT
l.EURRENCONTRE
DANS l'enfonce-
ment d'une
PORTE
bienheureux
dimanches-;-
passaient dans
sa mémoire,
dimanches d'été, lumi-
neux et longs, qui pa-
raient bvlvire d'une robe
claire, d'un chapeau fleuri ;
dimanches d'hiver, plus
doux encore peut-être, passés au
coin du feu, dans un petit salon vieillot,
a\ec, autour de leur causerie, la pro-
fonde paix des métiers immobiles, des
ateliers \ides et des cours désertes...
N'était-ce pas un dimanclic qu il axait
I yo
LE 1< O U E T
apporté à sa fiancée, comme présent
d'anniversaire, Un petit rouet ancien,
gracieux bibelot élégant et fin,
poli par le temps, encore garni de
sa quenouille de chanvre, claire et
souple }...
Peu à peu, Frédéric revoyait la jour-
née, un dimanche d'avril à peine
blondi de soleil; Elvire, toute joyeuse,
assise devant le rouet, tenant le fuseau,
s'essayant à filer, jeune et jolie comme
Marguerite quand elle apparut à
Faust...
Ne s"était-il pas alors penché vers
elle, ne lui avait-il pas dit très bas,
dans un élan de tendresse qu'il
croyait pourtant bien sincère, qu'ils
fileraient, sur ce rouet symbolique,
le fil blanc de leur amour et de leur
bonheur, le fil qui ne se romprait
jamais...
Heureuse, elle l'avait remercié d'un
beau regard confiant, tandis que le
rouet mettait entre eux sa chanson
ronronnante et berceuse, berceuse
comme les paroles d'amour qui men-
tent...
Où était maintenant la promesse
lointaine ?
Le fil fragile n'a\ ait pas été filé ; le
rouet s'était tu.
Les fiançailles longues, trop lon-
gues, avaient fini par se rompre ;
d'âpres volontés familiales, pesant de
tout leur poids sur la nature faible et
indécise du jeune homme, avaient
interrompu le roman naïf.
Sans doute ne peut-on échapper à sa
destinée, puisque après vingt ans les
fiancés d'autrefois se rctioux aient sui'
la route obscure de la \ ic ; lui, \euf
après quelques années d'un mariage
sans joie; elle, demeurée fille, tousdeux
vieillis et mélancoliques.
Et, pris tout entier par les souvenirs,
l'Védéric songeait au petit rouet ancien,
bruni et pftii par le temps, et à la
quenouille blonde, restée inemployée,
inutile, stérile, comme lamour, comme
la vie...
Le petit salon où Elvire reçut son
ancien fiancé était bien étranger à tous
les raffinements du luxe et de la coquet-
terie modernes.
Une propreté méticuleuse' y décelait
la vieille fille ; les meubles étaient dé-
modés de forme, les étoffes avaient des
tons passés.
Néanmoins, bien close et bien
chauffée, la pièce avait un charme
d'intimité et de douceur.
Comme le jour baissait lapidement,
Elvire avait allumé la lampe, et,
sous cette clarté tranquille, dans cette
chambre paisible et surannée, F'rédéric
put se croire un moment revenu en
arrière.
De quoi causèrent-ils?... Du passé,
de ce qu'avait été la vie pour chacun
d'eux, des peines et des devoirs que les
années leur avaient apportés, des
changements qu'ils avaient vus s'ac-
complir, des vides que la mort, peu à
peu, avait faits autour d'eux...
Frédéric éprouvait une grande dou-
ceur à écouter la voix d'Elvire.
Elle était, cette voix, demeurée
jeune, avec des intonations timides,
comme jadis; plus lente, moins gaie,
elle était sans amertume ; elle disait
la résignation de la créature en face
du destin, la soumission à la dou-
leur, l'abandon cruellement ressenti,
mais supporté ; elle n'évoquait ni
la colère ni la rancune, mais seule-
ment l'indulgence; elle ne récrimi-
nait point, elle n'accusait point; un
peu assourdie, comme lointaine, elle
semblait être la \ oi\ même du passé ;
elle apportait l'oubli du temps, elle
ressuscitait la jeunesse. Parfois, pour
que l'illusion fût complète, l-'rédéric
s'isolait un moment dans la nuit de
ses paupières closes, et c'était bien
alors l'Ehiie d'autrefois qui lui par-
lait...
N'était-il pas possible, après tout, de
leprendre à la \ ie mau\aise un peu du
bonheur nicconiiu jadis, d achexcr la
roule a\ec la com|:)agne aulicfois choi-
L E li O U E T
'9>
sie, puis délaissée?... d'espérer, à dé-
faut de la félicité printanière, quelques
joies d'arrière-saison >
Au lieu de la solitude, plus lourde
à mesure que la vieillesse arrive, ce
i.r-: vieux kouf.t ok.meijre mijf.t et iMMOnn.i
serait l'existence à deux, le cfcur récon-
forté, moins \ide et moins las. la
demeure paisible, l'attrait si puissant
et si doux du foyer...
Par des soirs d'hiver pareils à celui-ci,
de ces soirs mornes et gris, qui font
l'âme morose, il ne serait plus seul;
Elvire viendrait s'asseoir en face de lui,
comme à présent...
Il se figurait, au coin de son feu
depuis longtemps désert, cette figure
douce, mais si vieillie, si usée, telle que
la lui montrait, trop véridi-
quement, la lueur rouge de
âtre, et une mélan-
colie profonde lui ve-
nait, en sentant qu'il
n'aurait plus jamais
que la contrefaçon, la
pâle image du bonheur
qui lui avait été
offert autrefois
par le des-
tin...
Ah ! pour-
quoi, pour-
quoi n'avoir
pas filé le
fil. sur le
rouet >...
Etcomme
il y son-
geait, au
\'ieux rouet
d'a'ieule, ses
yeux ren-
contrèrent
ceux d'El-
vire, et il vit
qu'elle aussi
pensait au
c a d eau de
jadis, au di-
manche d'avril, à
la promesse men-
teuse... et il com-
prit, a\ ce une ten-
dresse mêlée de surprise et de
pitié, quelle était encore toute
confiance et tout espoir,
qu'elle croyait à la résurrection pos-
sible de l'irretrouvable passé.
Lente. Elvire se leva, et sur un meu-
ble alla prendre le rouet. Sous la
igS
LE ROUET
p.nissicrc des années, la blonde que-
nouille de chanvre avait grisonné
comme une chevelure, mais la roue
aux ravons menus restait luisante et
polie.
Timidement, sans parler, la pauvre
amoureuse s'assit, prit en main le fu-
seau, comme au jour lointain où ils
étaient ainsi, attendit la chanson ron-
ronnante et berceuse que son cœur
n"avait pas oubliée, la chanson du fil
d'amour qui se déroule...
Mais le vieux rouet demeura muet et
immobile. 11 était brisé... Le fil, qui
n'avait pas été filé, ne le serait jamais
plus, et la quenouille de chan\re, dont
la blondeur soyeuse s'était fanée dans
lombre. resterait désormais inutile et
et inemployée...
Longtemps, Ehire et Frédéric de-
meurèrent, silencieux.
Qu'auraient-ils pu dire)
Ils avaient senti la fatalité passer
sur eux et sur leurs derniers rêves.
Non. 1 on ne recommence pas sa vie.
Ils n'étaient pas plus capables de
reconquérir le bonheur perdu que la
roue brisée ne l'était de tourner et de
dévider le fil léger, et la cruelle évi-
dence de ces choses les courbait invin-
ciblement sous une résignation amère
et mélancolique...
Mais, dans lombre et discrètement,
des larmes silencieuses d'amoureuse
repoussée coulèrent sur la quenouille
fanée, autrefois blonde, maintenant
grise, si pareille à une chevelure de
femme vieillie...
J.-Il. Caruchet.
%
LE KONAK ROYAL DE BELGRADE
LES CHATEAUX TRAGIQUES
Le drame du Konak, à Belgrade, si
bref et si horrible avec ses raffinements
inutiles de cruauté : la chasse au roi et
à la reine, dans la nuit, leur égorge-
ment parmi les dentelles d'un placard,
la défenestration, qui casse la colonne
vertébrale, brise les tempes, éclabousse
les murs de cervelles et de sang, Fau-
topsie, qui apprend de ces cadavres le
peu qu'avaient laissé ignorer de récentes
consultations médicales, l'inhumation
précipitée de cercueils fabriqués en
quelques coups de scie, et l'aube sou-
riante, et la ville éclatant de fanfares
joyeuses, ce drame n'est pas unique
dans l'histoire, et les nombreux exem-
ples, que celle-ci présente de ses ori-
gines jusqu'à maintenant, témoignent
que la civilisation ne réussit point à
abolir dans le cœur de l'homme les
traces de la barbarie primiti\e. Celle-
ci réapparaît par intervallesdans toutes
les classes, dans toutes les demeures
de la société; mais, par un phénomène
déroutant, il semble que ces manifes-
tations empruntent un caractère plus
tragique et plus odieux encore dans
l'entourage des rois, et en ces châ-
teaux, témoins de leur splendeur,
comme si plus de culture exigeait plus
de brutalité, et plus de beauté une plus
grande laideur.
Sans remonter au déluge, quoique
s'en approchant, il est impossible.
LES CHATEAUX TRAGIQUES
dans cette énumération des châteaux
tragiques, de ne pas rappeler l'histoire
des Atrides, qui, toute légende qu'elle
paraisse, suppose un fond de vérité,
embellie et dramatisée par Timagina-
tion. Les curieux d'art et d'archéologie
connaissent la fameuse porte des lions,
à Mycènes, encore debout, et qui frappe
le visiteur par sa puissance et sa no-
blesse ; elle est l'indice de mœurs
fières et héro'iques , et fait penser à
la bravoure d'Hector et d'Achille ;
non loin, parmi les ruines des mu-
railles cyclopéennes, se trouve encore
le trésor d'Agamemnon, fils d'Atrée
Lune et l'autre ont été témoins
de tragédies épouvantables, dont la
plus fameuse est le festin, où Atrée,
roi de Mycènes, servit à son frère
Thyeste les membres de deux enfants
adultérins, que ce dernier avait eus
ASSASSINAT nr-, u(ciiAiti) II, iu)i I) an(.;i.i:ti:ui«i;, f.n ijoo
avec la reine, forfait inou'i qu'il expia
peu après, en succombant sous les
coups de son neveu, Egisthe, fils de
Thyeste.
Est-ce pour échapper à ces terribles
souvenirs, que le roi Agamemnon,
fils d'Atrée, habite désormais à Ar-
gos?
Mais il n'échappe pas à la fatalité,
dont il faut suivre le développement
dans la magnifique trilogie d'Eschyle,
qui en a tiré un magnifique effet de
terreur. Le jour même de son retour
de Troie, alors que les fanaux, dix ans
attendus , annoncent la victoire de
l'Hellade sur les collinesenvironnantes,
le roi, malgré les prédictions sinistres
de Cassandre, pénètre dans son palais.
Aussitôt Clytemncstre, pour venger
sa fille Iphigénie, se précipite sur lui
et l'abat de coups de hache à ses pieds.
Elle est tuée à son
tour par son fils
Oreste (ChoéphoresJ,
que les Euménides
sans relâche harcè-
lent, jusqu'à ce qu'il
succombe, fermant
par sa mort le cycle
des horreurs qui
ont ensanglanté
l'Hellade de tant de
régicides, de parri-
cides et de fratricides.
L'histoire romaine
n'offre point de tra-
gédies aussi terri-
bles, au moins jus-
qu'à Auguste. Il est
\ rai que depuis, les
assassinats perpétrés
p a I- d i \ c r s c m p c -
reurs, et par des
femmes comme Mes-
saline, Agrippinc et
Locuste no fl r e n l
point un spectacle
l-icaucoup moins hor-
iihlc. Un artiste dccc
temps, M. Rochf'
LES CHATEAUX TRAGIQUES
ASSASSINAT Di:S tNfANTS D EDOUARD
grosse, a popularisé naguère un de
ces drames du palais. C'était en une
gamme sanglante, où le pinceau
avait épuisé toutes les ressources de la
palette pour exprimer la couleur rouge
et ses nuances: rose, pourpre, carmin,
violet, mauve, l'assassinat de l'empe-
reur Géta par son frère Caracalla,
associé lui aussi à l'empire.
Plus l'histoire s'allonge, plus s'al-
longe aussi la liste des châteaux tra-
giques, au moyen âge et dans les temps
modernes, et dans tous les pays. Kn
France, il n'est que de prononcer le
nom de la Tour de Nesle, pour que,
grâce à Alexandre Dunr»as père, l'ima-
gination évoque les orgies sanguinaires
delà reine Marguerite de liourgogne.
f(;mme de Louis X le (lutin, morte en
avril 131 5. C'est dans ce donjon qu'elle
donnait ses mystérieux rendez-vous :
des aflidés tuaient ensuite ses amis
de rencontre qu'elle renvoyait lassât j.
mm s.iii.-ita et dont on jetait le plus sou-
vent les cadavres dans la Seine. Villon.
Robert. Gaguin et Brantôme semblent
ajouter créance à ces histoires ; toujours
est-il, selon Corrozet, et qu'en l'an iS3^i
en édifiant des maisons, sur la rive de
Seine, de la Tour de Nesle, vis-à-vis du
château du Louvre, furent trouvés onze
ca\eau\, en l'un desquels « estoit un
corps mort, armé de toutes pièces, qui
tourna en poudre si tost qu on le tou-
cha. » La crédulité populaire s'ima-
gina être en présence d une des mal-
heureuses victimes d'amour de la
reme de F'rance.
LES CHATEAUX TRAGIQUES
La fin de décembre 1588 ensanglanta
le château de Blois d'un meurtre quasi
roval, puisqu'il empêcha le Balafré,
Henri h' de Lorraine, duc de Guise, de
monter sur le trône de France, où
l'appelaient la Ligue, et l'Université,
laquelle venait déclarer (( que l'on pou-
voit ôter le gouvernement aux princes
que Ion ne trouvoit pas tels qu'il le
falloit, comme l'administration au
tuteur qu'on avoit pour suspect. »
Heureusement pour lui Henri 111 prit
les de^ ants, pour succomber, l'année
suivante, sous les coups de poignard
du dominicain Jacques Clément.
Ce ne furent pas les avertissements
qui manquèrent d'ailleurs au duc. Le
22 décembre, il trouve ce mot sous sa
serviette :(( Donnez-vous de garde; on
est en train de vous jouer un mauvais
tour. » Sans s'émouvoir, il écrivit
au-dessous: « On n'oseroit! » Le len-
demam matin, le roi le mande au
Conseil. (( Comme il entroit en la
chambre du roy, écrit L'Estoile, un
garde luy marcha sur le pied ; et cepen-
dant, continua de marcher en le cabi-
F.XKCUTION l)K MAKIi: SIUAUT, RI
Alî CIIATKAT ni. I nlM I KINCIIAV , M.
net, et soudain par dix ou douze des
quarante cinq fut saisi aux bras et
aux jambes et massacré... Sur ce
pauvre corps fut jeté un mauvais tapis,
et là laissé quelque temps exposé aux
moequeries des courtisans, qui l'appe-
laient : le beau roy de Paris. Sa
Majesté estant en son cabinet en sortit,
et donna un coup de pied par le visage
de ce pauvre mort.. . )) Le 24 décembre,
tandis qu'on s'apprêtait à fêter la Noël,
on brûla ce u pauvre corps », ainsi que
celui du cardinal de Guise, et, les
cloches sonnant la Nativité, les cendres
furent jetées au vent, qui les éparpilla
sur la Loire.
Une tragédie de ce genre se déroula,
au siècle suivant, au château de Fon-
tainebleau, accordé comme résidence
à l'ancienne reine de Suède, Christine,
fille de Gustave-Adolphe. Elle était fort
débauchée, et ses écarts scandalisèrent
plus d'une fois une cour, qui cepen-
dant n'était pas prude. La duchesse
d'Orléans racontait, entre autres, que
l'ex- reine, qui avait la peau très
blanche, couchait sur des draps de
velours noir,
pour que sa
blancheur en
fût encore
accrue. Elle
avait ' amené
avec elle son
grand écuyer
Monadelschi,
qu'elle surprit
en coquetterie
avec une autre
femme. C'était
lors de son se-
cond voyage en
l"'rancc, en
1657. l^'urieusc,
au cours dune
scène d'amour,
elle lui fa i t
a\ ouercctle in-
fidélité, le lais-
iS iKvKiKK 1SS7 se paitir tout
LFS CHATEAUX TRAGIQUES
cuirasse pour la
chasse, commande
au capitaine cle ses
gardes, Lantinclli,
de se saisir de sa
personne. On lui
amène le coupable;
elle lui donne un
instant pour secon-
fesser, et, impas-
sible, sans qu'un
muscle de sa face
trahît une émotion
quelconque, elle le
fait égorger sous
ses yeux dans la
galerie des cerfs,
qui a acquis pour
cet événement une
triste renommée, et
ne manque pas d'at-
tirer la curiosité des
nombreux visiteurs de Fontainebleau.
Ceux de Versailles, par contre, ne
se préoccupent guère de l'attentat de
Damiens, qui eut pourtant, à l'époque,
un immense retentissement. Damiens,
était un exalté, qui se figurait que la
mort du roi amènerait uneamélioration
immédiate dans la condition des mal-
heureux. Ayant appris la démission
des membres du Parlement, cette nou-
velle fit déborder sa bile. Le 4 janvier
1757, il arrive à Versailles, et cherche
en vain un médecin pour le saigner. Le
5, il s'embusque toute la journée dans
le palais, cachant un couteau à deux
lames, dont l'une était longue d'envi-
ron cinq pouces. Vers six heures,
Louis XV descend de ses appartements
pour monter dans le carrosse, qui doit
le conduire à Trianon. Damiens
s'élance et frappe.
— On m'a donné un coup de coude!
s'écrie le roi.
En même temps, il se tâte, voit sa
mam ensanglantée, et aperçoit Da-
miens, qui avait conservé son chapeau.
— Je suis blessé ! reprend-il . C'est cet
homme-là qui m'a frappé; qu'on l'ar-
FXECUTIO.N DE CHARLES l", R"I I ■' AN- . IKT El RE,
CHATEAU DE WHITE-HALI-, LE 0 FEVRIER 1649
rête, mais qu'on ne lui fasse pas de mal !
Les gardes obéissent aux ordres
royaux, en le tenaillant avec des pinces
rougies, aidés, dit-on, par Machault
lui-même, chancelier de France. Mais
ce commencement de supplice ne fut
rien en comparaison de la torture qu'on
infligea au malheureux fou, cette ques-
tion des brodequins, dont on ne peut
lire le récit sans frissonner d'horreur.
Plus encore que les palais de France,
ceux d'Angleterre ont été ensanglan-
tés de drames terribles, où l'ambition
a joué le principal rôle, et qu'il est im-
possible de mentionner tous, tellement
ils furent nombreux. C'est au château
de Pontefraet, en Ecosse, que Richard II
roi d'Angleterre, dépossédé par Henri
de Lancastre, qui devint Henri V, fut
poignardé par ses geôliers, agissant
vraisemblablement sur les ordres de
son successeur, en février 1400. On
transporta le corps à Londres, et, après
une exposition publique dans la cathé-
drale de Saint-Paul, on l'enterra au
château de Longley. C'est à la Tour de
Londres que les deux fils d'Edouard \ ,
le prince de Galles, âgé de treize ans,
-'"^
LES CHATEAUX TRAGIQUES
et le duc d'York, qui en avait huit,
furent étouffés sous leurs couvertures,
à linspiration de leur oncle, Richard,
duc de Glocester, qui usurpa leur cou-
ronne sous le nom de Richard III. et
qui fut tué le 22 août 148s, à la bataille
de Bosworth.
Sir Robert Brockenburg, constable
de la Tour, avait refusé de prêter la
maia à cette infamie, dont se chargea,
après son refus, James Tyrrel.
(c Ils se tenaient l'un l'autre entourés
de leurs bras innocents et blancs comme
l'albâtre, gémit Richard III, dans le
drame de Shakespeare ; leurs lèvres
semblaient quatre roses vermeilles sur
une seule tige, qui, dans tout l'éclat de
leur beauté, s'inclinent lune vers
lauti'e. Un livre de prières était posé
sur leur chevet. » On sait quel chef
d'œuvre Paul Delaroche a tiré de cette
scène, et comme il atteint Te.xpression
même du tragique en laissant riltrer
sous une tenture, près du lit où les
deux enfants commencent à avoir peur,
un rais de lumière venant de la pièce
voisine, où les deux assassins se prépa-
rent à les tuer.
Les crimes de Henri \'11I sont aussi
dans toutes les mémoires un peu
cultivées. En 1536, à Lambeth, il
annule son mariage avec Anne de
Boleyn, et la fait décapiter le len-
demain. En 1^42. ce fut le tour de
sa quatrième femme, lady Catherine
Howard, nièce du duc de Norfolk.
La vie de Marie Stuart. ancienne
reine de France par son mariage, avec
François II, puis reine d'Ecosse, n'a
pas été moins féconde en tragiques
évéaenients. Rentrée dans son pays,
elle avait épousé Henri Stuart. lord
Darnley. le 29 juillet 1565. qu'elle aima
d'abord passionnément, puis qu'elle se
mit il détester pour son caractère mé-
prisable, et aussi, sans doute, parce
ASSASSINAT DU DUC Dl. OUISF, AT CIIATKAI' |)i: lil.OIS, I.F, 2^ Dl'cKMIMU-: I îSS
LES CHATEAUX TRAGlQUEb
205
LE MEURTRE DE RIZZIO. FAVORI DE MARIE &1LART, AU CIIATEAL D IIOLYROOD ( 1 SOO)
qu'elle aimait le changement. Elle se
mit à aimer secrètement un musicien
italien, David Rizzio, âgé et difforme,
selon G. Covaens, jeune et aimable
selon les autres; encore la question de
cet amour est-elle très controversée.
Toujours est-il que l'Italien sut se
rendre indispensable comme secrétaire
de la reine pour la correspondance
étrangère. Darnley, poussé par des
courtisans, décida sa perte. Ses agents
s'emparèrent de l'Italien sous les yeux
de la reine.
(( Giustizza 1 Giustizza ! )) s'écrie le
malheureux, en s'abritant derrière elle,
sur laquelle se braquent les pistolets.
Darnley inter\ient: sur l'assurance
qu'il donne qu'on ne fera aucune \ io-
lence, Kizzio est emmené dans une
chambre voisine, où il est tué de cin-
quante-six coups de poignard.
Le sang amène le sang, dit un j^iro-
\erbe. « (^cst à la \ engeance qu'il faut
songer désormais! )) s'écrie la reine.
Elle s'y emploie avec son nouvel ami,
le comte Bothwell, amiral héréditaire
d'Ecosse. Son mari étant atteint de la
petite vérole, elle le ramène de Glascow
à Edimbourg, et l'installe dans une
maison isolée, tandis qu'elle-même
habite le palais d'HoIyrood. Le soir
du 9 février 1567, une explosion ter-
rible éclate soudain ; le feu prend à la
maisonnette, et Ion retrouve, le len-
demain, carbonisé et presque défiguré,
le corps du roi. On accusa la foudre du
méfait, pour donner un semblant de
satisfaction à la morale publique, et le
iS mai 1567, Marie épousait Bothwell.
son mau\ais génie. (( Donnez-moi un
couteau que je me tue ! )> , s'écrie
quelque temps après la malheureuse
passionnée devant l'ambassadeur de
France; la folle passion n'avait été
qu'une passionnette. On sait le reste :
la reine d'Ecosse, abandonnée de tout
le monde, se réfugie à la cour d'An-
gleterre, auprès d'Elisabeth, qui l'em-
206
LES CHATEAUX TRAGIQUES
prisonne pendant dix-neuf ans, puis la
fait décapiter au château de Forterin-
ghay, le i8 février 1587. Les œuvres de
Schiller et de Walter Scott, l'histoire de
Méguet, d'innombrables publications
populaires ont fait connaître à tous les
moindes détails de cette vie et de cette
mort ; il est donc inutile d'y revenir.
De même sont connus les derniers
moments du roi Charles P-^d'Angleterre,
décapité le 9 février 1649. Qu'il suffise
donc de rappeler que Cromwell en-
leva le roi et le ramena de l'île de
Wight à Londres, pour le faire passer
devant une haute cour de justice, cons-
tituée par les Communes, et que prési-
dait Bradshavv, cousin de iMilton.
Deux jours durant, le roi refusa cette
juridiction, les soldats criant sur son
passage : (( Justice! exécution ! », et la
ibule : (( Dieu garde le roi ! )) Enfin, il
fut condamné; mais l'arrêt ne fut signé
que le surlendemain, Cromwell mani-
festant une joie bruyante au point qu'il
s'amusa à barbouiller d'encre la figure
d'un des juges.
Charles F' ne montra aucune fai-
blesse , s'entretenant familièrement
avec ses enfants, avec l'évêque de
Londres, Juvon, et son valet de cham-
bre, Herbert. Le 9 février au matin, il
se rendit d'un pas ferme à l'échafaud
noir où l'attendait un bourreau mas-
qué. Après un discours fort digne,
il s'agenouille, pose sa tête sur le
billot, et étend les bras, donnant ainsi
lui-même le signe de l'exécution, et les
dalles de White-f lall s'éclaboussent du
sang d'un roi.
L'Angleterre est un pays constitu-
tionnel, où il semble que ces drames
royaux eussent dû être moins nom-
breux qu'ailleurs ; on voit qu'il n'en fut
rien ; en revanche, l'autocrate Russie
n'en présente que quelques exemples ;
il est vrai qu'ils sont plus poignants
encore, s'il est possible.
Ainsi , le drame où le tsaréwitch
ciiui.-. I i.\i. 1:1 .MO.\Ai.bi:.';(,iii ijii];i.(^ui;s mi.ni ris avant i. .\ssajsinai
LES CHATEAUX TRAGIQUES
CHRISTINE DE SUEDE FAIT ASSASSIN E[( MONALDESCIII ll6)7)
Alexis perdit la vie en 1718. Il était
le chef du vieux parti russe, qui détes-
tait Pierre le Grand à cause de ses
incessantes transformations. C'était le
fils d'Eudoxie Lapouchine, répudiée
par le tsar; il favorisait l'orthodoxie,
et préférait les longs vêtements et les
longues barbes interdites par son père.
A\ertidcla haine de celui-ci, il s'enfuit
à Naples, puis revint sur la promesse
d'un pardon; ses partisans furent con-
damnés, le général Grébof a été em-
palé, l'archevêque de Rostof a été
empalé vif, sa mère Eudoxie a été
knoutée en public. Il passa peu après
en jugement devant une cour martiale
de 167 fonctionnaires, que le tsar pré-
sidait avec Mentchikoff. Alexis subit
trois fois le knout, fut condamné à
moi-t. et mourut aussitôt le jugement
rendu. Les versions les plus différentes
ont été données sur cette mort fou-
drovante ; on a dit qu'il fut assommé à
coups de hache ou de gourdin, étouffé
sous des coussins, étranglé avec sa cra-
vate, etc. Il pai-aît bien, en tout cas,
que la mort fut \iolente; mais aucun
des neuf témoins n'en révéla jamais
rien, chacun ayant juré de garder le
secret le plus absolu.
La tragédie de la nuit du 23 au
24 mars 1801, qui se passa dans le
palais à Saint-Pétersbourg, rappelle
par certains détails celle du Konak. Le
tsar Paul 1" avait ameuté' contre lui
toute la noblesse et le peuple, par sa
tyrannie et sa cruauté. Une conjuration
s'ourdit avec le comte Pahlen, gouver-
neur de la ville, le comte Panin, vice-
chancelier, le général Hcnningsen.
>o8
LKS CHATKAUX Tl^\Gl(,)UES
Piaton et Nicolas Soubow, et une cin-
quantaine de complices, qui avaient,
paraît-il, obtenu l'adhésion secrète du
prince Alexandre, auquel on avait fait
croire qu'on voulait seulement déposer
son père.
Deux bandes en^ahissent le palais.
Paul, entendant du bruit, se lève à la
hâte, et se cache derrière un paravent.
(( Vous n êtes plus tsar, s écrie Ben-
ningsen, qui s'avance, lépée à la main,
voici votre abdication, signez-la. )) Sur
ces entrefaites, tandis que le tsar par-
lemente, la lampe s'éteint; Benningsen
court en chercher une autre: quand il
revient, il trouve sonmaîtreétendu sur
le parquet, étranglé par une écharpe,
et noyé dans une mare de sang, qui
s échappe de son crâne. Aussitôt on
lave ses plaies; on habille le cadavre;
on déguise sous un chapeau la bles-
sure du crâne; on propage le bruit
que Paul est mort d'une attaque d'a-
poplexie foudroyante, et l'armée ac-
clame Alexandî^ I"^", qui, saisi d hor-
reur, refuse d'abord, et n'accepte en-
suite que sur les instances de sa mère,
Marie F'éodorovna , de ses frères,
Alexandre et Constantin Panlowitch,
et de la noblesse.
Tels sont les principaux drames qui,
depuis la préhistoire, ont souillé les
demeures royales. L ambition de ré-
gner en a été le principal mobile; les
\ ictimes, innocentes ou coupables, jus-
tifient la commisération qu'elles ins-
piient par l'horreur de leur fin. Ecœuré
par les Ilots de sang, qui ont ruisselé
dans ces châteaux à travers les âges,
l'historien appelle de tous ses vœux
l'aurore d'une société où les conflits et
abus de pouvoirs seront jugés en toute
justice, en plein jour, d'après les prin-
cipes du droit des peuples, et non plus
dans la nuit, par les armes violentes,
et grâce à l'effraction des serrures et
de la loi.
Georges Riat,
TK.NTAIIVK inc DAMIENS I.DMUE l.nUIS XV. 1.1. 4 JANVIER 1/S7
L OASIS DK FIGUIG
FIGUIG
Sans doute, il n'est pas encore trop
tard pour parler des événements du
Figuig, puisque ces événements n'ont
pas encore donné toutes leurs consé-
quences et que la politique française
dans le Sud-Ouest de l'Algérie, si elle
est moins bruyante qu'il y a quelques
semaines, est restée cependant aussi
énergique et aussi acti\e.
C'est que, d'abord, le bombarde-
ment de Zenaga, dans les oasis du
Figuig, n'était qu'une partie du pro-
gramme, dont l'exécution était devenue
nécessaire, de lavis général. Bien au
delà des oasis, la \ allée de l'oued
Bechar, refuge des coupeurs de route
marocains[^et de nos oïdinaires agi'es-
seurs, se croyait hors de nos atteintes,
parce qu'une série de hauteurs, le
Djebel Bechar, la sépare de la vallée
de l'oued Zousfana ; elle a^ ait besoin
de notre visite. Le 2 1 juin une colonne,
ous le commandement du colonel
d'Eu, arri\ait à Ben-Zireg, dans le
haut de cette vallée, y installait un
poste, et repartait le lendemain dans
la diretion del^echar. Nous entendrons
reparler de cette colonne.
Mais la question de Figuig est plus
complexe, quoi qu'on dise, et plus
grave, que ces simples opérations de
police. Ces oasis, perdues au milieu
d'un désert montagneux, sont un des
points, hors d'Europe, qui importent
le plus à notre influence, il suffit de
jeter un regard sur la caite la plus
élémentaire, pour s'en convaincre. Le
Figuig est une des principales portes
sahariennes du Maroc, et son nom
évoque donc pour nous la très impor-
XVllI. — H.
F 1 G U 1 G
tante question de nos rapports avec
l'empire chérifien, voisin de notre em-
pire algérien. Et le Figuig commande
la vallée de l'oued Zousfana. route,
par la vallée de Toued Saoura, des
oasis du Touat et d'In-Salah, c'est-à-
dire du Sahara français. A double titre,
on le voit, ce qui se passe derrière les
remparts de terre que nos boulets vien-
nent déventrer. nous regarde , car ce
dont il s'agit ici, c'est, en dernière
analyse, de la sûreté et de l'avenir de
l'Algérie, ceprolongement de la France.
C'est pourquoi les derniers événe-
ments du Figuig méritent que nous
leur consacrions cette simple causerie.
M. Etienne, député d'Oran, qui s'est
fait depuis de longues années déjà
l'apôtre de l'expansion coloniale de
notre pays, et qui justifie ce rôle par
une connaissance rare des conditions
et des nécessités de nos empires colo-
niaux, montrait récemment quel carac-
tère remarquable offrait la politique
française sur la frontière du Maroc.
Cette frontière commune entre un
puissant Etat européen et un faible
Etat africain est restée telle que le pre-
mier jour, après soixante ans de voi-
sinage. L'histoire de l'Afrique, au
siècle dernier, présenterait peu d'exem-
ples semblables. Et M. Etienne ajoutait,
avec raison, qu'aux écrivains étrangers
qui nient la modération de la France
et son respect séculaire des traités, il
ne connaissait point de meilleure ré-
ponse à leur faire que celle-ci :
« Regarde/ notre frontière maro-
caine; est-il un seul pays, qui, au bout
d'un pareil temps, et dans de sembla-
bles conditions de \oisinage, puisse
témoigner d'un pareil respect de \n
parole donnée >. .. »
l'vt cependant notre tâche, sui- cette
frontière, était des plus malaisées.
D abord, le tiJiité de 1X4:5 ne délimitait
piiint nos possessions algériennes.
côté Maroc, sur toute leur longueur.
L'article 6 disait formellement que (( le
pays au sud des Ksar étant inhabi-
table, parce qu il n y a pas d'eau et que
c'est le désert proprement dit », la déli-
mitation en était superflue. Or, c'est
précisément la région d Aïn-Sefra et
du Figuig. En deuxième lieu, les tribus
de cette frontière que nous venions de
fixer avec le sultan, étaient en réalité '
indépendantes de ce souverain. L'in-
sufiisance de la délimitation de 1845 et
l'indépendance effective des tribus de-
vaient bientôt nous causer de grands
embarras.
On le vit bien, après 1870. Dans les
derniers temps de l'Empire, nous nous
étions chargés résolument de la police
des régions insoumises qui nous avoi-
sinaient: à diverses reprises, le gou-
^■ernement chérifien a\"ait manifesté sa
satisfaction de voir ainsi 1 ordre main-
tenu sur ses confins, et sans qu'il s'en
mêlât. Les colonnes des Béni Snassen,
de l'oued Za. de l'oued Guir marquè-
rent les principales étapes de cette pé-
riode d entente avec le sultan. Dans
cette dernière vallée, le général de
^^'impfen s'a^ança jusqu'à Oum Dri-
bina, que le désert sépare seul du
Tafilelt.
Mais nos désastres sur la frontière
allemande devaient avoir aussi leur
répercussion sur la frontière maro-
caine. Ils fuient suivis là-bas d'une
période de découragement, d'inaction,
de reculs successifs, et de ces malen-
tendus que nous eûmes tant de peine,
dans les dernières années, à dissiper.
Cette politique d'effacement, à laquelle
la prudence, peut-être, nous lorçait,
non seulement ne nous permit point
d'appliquer l'accord conclu a\ec le sul-
tan dès 1870, et qui mettait sous notre
juridiction les Doui .Menia (\allécs
moyennes de 1 oued Hechai cl de
I oued Zousfana), mais encore elle nous
causa milleentra\ es, lorsque la répres-
sion des ( )ulLcl-vSicli-( Cheikh insurgés
nous ranieiia \ers le Figuig. l'ort de
F I G U I G
nos concessions successives, le gouver-
nement cliérifien en vint même , en
1888, à obtenir de nous la démolition
de notre poste de Djenien bou Rezg, et
à nous demander de rétrogradei- jus-
qu'à l'oued Namous, vers Aïn-Sefra.
Lecontlit qui faillit s'élever à cesujet, et
les menaces de complications exté-
pendant le gouvernement de M. Lafer-
rière : la politique d'entente avec les
tribus. C'est que, dans ces régions
diflîciles, limitrophes du Sud Marocain
et du Sud Oranais, l'autorité du sultan,
qui n'est jamais bien solide, même aux
portes de Fez, est des plus précaires, et
le plus souvent nominale. L'entente
MARABOUT DE SLIMAN-BEN'-SM A ] I A OU BOU-AMAMA VENAIT FAIR E SES DEVOTIONS LE VENDREDI
rieures qui ! accompagnèrent, nous
ouvrirent enfin les yeux; il apparut
combien était dangereuse une indiffé-
rence qui des ait nécessairement passer
pour de la faiblesse.
Il fallut donc s'occuper à recouvrer
lentement le terrain si \ite perdu.
Dés la \'\n du gou\ci-nemcnt de .M.
Cambon, Djenien bou Ke/g était de
nouveau dépassé, et Béni Ounif, au
Sud des oasis du Figuig était le point
extrême revendiqué par la colonne de
1X96. Si nous réussîmes, on peut le
dire aujourd'hui, au delà de nos espé-
rances, ce fut grâce à riiabilc politique
qui fut adoptée alors, pai liculièienicnt
a\ec les chefs de tribus est le moven
de s'assurer, le meilleur marché pos-
sible, la tranquillité et la sûreté. Ajou-
tons que l'attitude, alors agressive à
notre égard, du sultan, devait incliner
M. Laferrière vers cette politique d'en-
tente avec les chefs locaux. Nous pûmes
pousser notre chemin de fer, d'abord
jusqu'à Duveyiier (Ez Zoubia), puis
jusqu'à Béni Ounif, le terminus actuel.
Surtout, nous pûmes. a\ec le général
Berti'and, secondé pai- le capitaine
Nocher, prencli-c possession de toute la
vallée de l'oued /ousiana. et même
d Igli. sur loued Saoura, et cela sans
tiicr un coup de tusil.
FIGUIC,
L AMÇL SE RÉFUGIANT AU CAMP DE BENl-OUNIF
Par cette dernière vallée, nous pou-
vions désormais relier nos postes de la
région du Figuig et ceux du Touat.
Lorsque .M. Rexoil vint à Alg.er,
comme gouverneur général, il quittait
Tanger, où il avait été notre ministre.
On sait que le sultan du Maroc, le seul
successeur authentique du Prophète
pour les bons musulmans qui ne voient
dans le sultan de Constantinople qu'un
usurpateui- sacrilège, ne permet l'accès
de sa capitale, Fa/., qu'aux missions
extraordinaires, et... temporaires. 11
confine les représentants permanents
des puissances chrétiennes à l'extrémité
de son empire, danscetle \ illecle'i'angei-
qui est presque l'unique point de con-
tact entre la civilisation marocaine et
l'Europe. M. Revoil, avec une grande
diplomatie, avait su, durant son séjour
à langer, faire succéder à des rapports
délicats et pleins de défiance l'entcnle
entre le gouvernement chérifien et le
gouvernement français. Il continua
cette politique à .\lger. Au lieu de ne
faire appel qu'aux
chefs de tribus, il
s'appuya jusque
dans ces régions
lointaines, si-
non sur l'autorité
absente, du moins
sur le nom du sul-
tan. C'est ainsi qu'il
put faire renouveler
et confirmer les an-
ciens traités ; les
protocoles de juillet
igoi ont replacé
sous notre domina-
tion ces tribus des
Ouled Djerir et des
Doui Menia sur les-
quelles nos droits
remontent à 1870.
Désormais au point
de vue de nos rela-
tions avec leMoroc,
la questionde l'oued
Zousfana était tran-
chée, et dans le sens le plus favorable
pour nous.
Mais on ne peut pas contenter tout le
monde et son père. Notre entente avec
le sultan devait nuire à notre entente
a\ec les chefs de tribus.
Certes, nous applaudissions, lorsque
au début de l'an dernier, une commis-
sion mixte marocaine et française s'en
alla au F'iguig restaurer l'autorité ché-
rifienne. Le chef de la commission
marocaine, Si-Guebbas. désigna un
amel, qui fut reconnu par nous et ins-
tallé. Etait-ce donc la tranquillité assu-
rée) On vit bien que non . Les coupeurs
de route, qui \enaient, en janvier, de
nous tuer, non loin de Du\evrier, les
capitaines de Gi'cssin et Gratien, n en
continuèrent pas moins leurs exploits.
Voici deux chiffres qui dispensent de
l(jngs développements: du r" sep-
tembre lyoi au r'axril 1903, nous
a\ ons eu. dans les allaques répétées de
nos postes et de nos convois, 56 tués et
13 blessés. Pi>ur des motifs, dont
F I G U I G
quelques-uns semblent n'avoir pas été
étrangers à la politique intérieure de
notre pays (et les incidents de la démis-
sion de M. Revoil ont donné du crédit
à cette hypothèse), nous retombions
dans l'inaction qui nous avait été si
funeste. La situation redevenait dange-
reuse ; on le comprit enfin.
M. Jonnart, l'ancien et en même
temps le nou\eau gouverneur général
de l'Algérie, rejoignait son poste,
lorsqu'il rencontra, le 12 mai, à Lyon,
M. Saint-Germain, sénateur d'Oran ; il
lui fit certaines déclarations, qui prou-
\èrent que le gouvernement s'était
résolu à l'action. M. Jonnart devait
con\oquer immédiatement à Alger le
général O Conor, commandant la divi-
sion d'Oran. et discuter avec lui et avec
le commandant en chef du 19*^ corps
d'armée, toutes les dispositions néces-
saires pour mettre un terme aux atten-
tats.
Quant à nos relations avec le gou-
vernement chérifien, ces mesures de
police ne pouvaient les altérer en rien,
puisque l'article 7 du
traité de 184^ nous
reconnaît le droit de
poursuivre et de châ-
tier à notre guise,
même sur le terri-
toire marocain. les
fauteurs de désordes.
11 s'agissait simple-
ment de reprendre la
politique vigilante
qui avait été la nôtre,
avant 1X70.
Tout était donc
pour le mieux. On
allait agir, avec l'as-
sentiment du sultan,
et selon la méthode la
plus efficace. Dune
part, une colonne mi-
litaire, précédée des
goums de nos Doui
Menia, devait, au
Sud-Ouest du Fi-
guig, passer par Taghit (où eut lieu
l'attaque du 5 mai dernier) et contour-
ner le djebel Bechar, pour rétablir
l'ordre. D'autre part, les gens de Ze-
naga, dans les oasis de Figuig, rece-
vraient un châtiment depuis longtemps
mérité.
Le gouverneur général crut de son
devoir, avant le commencement des
opérations, d'aller, selon les expres-
sions du Président du Conseil à la
Chambre, (( se rendre compte par lui-
même de l'état des choses, des dangers
de la situation, et aussi de réconforter
par sa parole et sa présence les chefs
indigènes et les tribus qui nous sont
soumises ». Le dessein était louable.
D aucuns, cependant, ont blâmé le
gouverneur général d'être allé s'expo-
ser aux balles des Figuiguiens. Il ne
faut jamais blâmer personne d'avoir
fait acte de courage. Et ces mêmes cri-
tiques, sans doute, auraient de la
même encre blâmé Al. Jonnart, s il
était resté tranquillement dans son
palais d Alger. Le :; 1 mai. ce dernier.
l.A SUIIE DK L AMEI. SLK LlC I.llCU DU BO.M H A KDE.M L.N T
21^
F I G U I G
accompagné du général OConor, se
rencontrait donc au col de Zenaga avec
Famel marocain; il s'avança jusque sur
une hauteur dominant Toasis. à une
distance d'environ >oo mètres. Dans le
ksar de Zenaga, l'agitation était
extrême. Tous les habitants semblaient
garnir les murs de l'enceinte, et l'on
voyait briller leurs armes. Au retour,
brusquement, des coups de feu écla-
tèrent, des deux côtés du cortège. Nous
étions tombés dans une embuscade. Il
fallut que les tirailleurs et les légion-
naires de l'escorte se déployassent en
toute hâte, pour soutenir le combat.
Les assaillants étaient si rapprochés
par endroits, que de véritables corps-
à-corps se produisirent. Un légion-
naire, après avoir essuyé le feu d'un
Marocain, l'abattit d'un coup de baïon-
nette et offrit son fusil à M. Jonnart.
Celui-ci, on le voit, avait couru un
péril certain. Nous avions eu treize
blessés.
Une semaine plus tard, les gens de
Zenaga recevaient ce qui leur était dû.
Une correspondance privée, publiée
assez longtemps après l'événement.
donne de celui-ci une idée plus exacte
que les premiers compte rendus, offi-
ciels ou officieux.
Le 8 juin, au lever du jour, lorsque
les colonnes, qui comptaient un effectif
de 3.500 hommes, se furent avancées
sur les différents cols qui mènent de
Béni C)unif dans les oasis, les Figui-
guiens abandonnèrent hâtivement leurs
positions, pour se réfugier dans leurs
murs. Nous nous approchâmes de
Zenaga, à 800 mètres environ, n'ayant
essuyé qu'une vingtaine de coups de
fusil dont les balles passaient bien au
dessus de nos tètes. Les Marocains
étaient tous sur leurs murailles de
terre durcie au soleil: on entendait les
femmes qui excitaient les hommes pai-
de grands cris, et par des injures à
notre adresse. L infanterie s'arrêta, se
retranchant deiiièrc des obstacles
naturels et «ainissanl surtout les ciéles
des cols. Pendant ce temps, une batte-
rie de nos nouveaux canons de cam-
pagne (quatre pièces de 7s millimètres)
et une batterie de six pièces de 95, à
obus à mélinite, entraient en ligne. Le
général (3 Conor avait envové un gou-
mier a\ ertir les Figuiguiens d'éloigner
leurs femmes et leurs enfants; l'envoyé
fut tué à bout portant.
11 se fit de notre côté un grand
silence. Dans le ksar, les injures et les
cris s'exaspéraient...
Et brusquement éclata une rafale
d'obus. (( Les deux artilleries, raconte
le témoin oculaire, se superposent : le
7> arrosant de balles en dessus, le 05
faisant exploser en dessous ses projec-
tiles à mélinite ». Lorsque, au bout
d'une minute, le feu eut cessé, et que
la fumée se fut lentement dispersée, il
n'y avait plus personne sur les murs
de Zenaga. Le ksar semblait un grand
village abandonné, et il y régnait un
morne silence. Le bombardement re-
prit, poursuivant son œuvre de des-
truction, dans un chaos de poussière,
de fumée noirâtre, de murailles de
terre basculant et s'effondrant. Enfin,
au bout de deux heures, l'artillerie à
mélinite se retira. Sa tâche était accom-
plie.
Ce fut à ce moment que se déroula
une péripétie singulièrement émou-
vante. Trois cents Figuiguiens, dans
une exaltation folle, se précipitèrent
par une brèche, en cohue, au pas de
course, et vinrent sur nos hommes.
(( En une seconde, l'artillerie nouvelle
envoie une terrible rafale de quatre
coups : tourbillon de poussière cl de
fumée, où l'on distingue à peine un
enchevêtrement d'hommes qui tombent
ou s'enfuient; puis, le nuage dissipé,
plus rien ne remue )).
Le témoin oculaire ajoute :
Il me restera d.ins la méiiKiire un spectacle
unique et grandiose. Notre artillerie est vrai-
ment stupéliantc de précision, surtout le canon
de 75 millimètres. Gomme l'arroseur des rues,
celte pièce inonde la partie tlu champ de
FIGUIG
2T5
Le village INDIGENE DANS LAPALMERAIE DE FIGUIG
bataille qu'elle a choisie pour cible; elle caresse
les crêtes de ses coups, elle poursuit sans cesse
de sa grêle meurtrière une troupe qui marche
ou qui court, car cette troupe, une fois englobée
dans la rafale, ne peut plus en sortir.
L'effet fut efiicace. Dès le surlende-
main, les représentants des sept oasis
du Figuig vinrent demander que nous
ne recommencions pas. ils reçurent
une réprimande toute militaire du gé-
néral O' Conor et acceptèrent toutes
les conditions qu'on \'Oulut : accès de
leurs villages interdit aux fauteurs de
troubles; la libellé cl !a sécurité assu-
rées aux Français; responsabilité des
méfaits et livraison des malfaiteurs;
interdiction de franchir les cols en
armes sans autorisation; avis aux au-
torités françaises des événements im-
portants ; indemnité de guei're de
ôo.ios francs; livraison d'un certain
nombre d'armes; remise de quatorze
otages. . . La soumission du Figuig
était définitive. Ne restait plus, poui-
accomplir le programme du gou\er-
neur général, que l'opération de police
autour du djebel Bechar. Elle s'effectue
à cette heure.
Mais il est un passage de lallocu-
tion du général O'Conor, qui mérite
que nous nous y arrêtions, en termi-
nant.
Le général déclara aux représentants
des djemmaa de F'iguig:
Des gens mal intentionnés vous ont dit que
la iM-ance vous punissait, parce que beaucoup
d'entre vous s'étaient déclarés pour le préten-
tlant et contre le sultan .\bdoul-.\ziz. C'est
faux; ils vous ont trompés. Jamais la France
ne fait acte de parti en intervenant chez ses
\oisins; de même les djemmaa de vos Ksars
conservent toutes leurs libertés et toute leur
autorité.
Revenait-on nettement à la politique,
dont usa M. Laferrière, d'entente ex-
clusive avec les chefs de tribus ? Or,
dès le g juin, la veille même du jour où
le général O'Conor prononçait ces
■i6
FIGUIG
paroles qui firent un si beau bruit, le
gouverneur général se rendait auprès
de Mohammed el Guebbaz. le chef de
la mission marocaine; il remerciait de
la démarche faite auprès de !ui, àSaïda
par Mohamed, au lendemain de lat-
tentat de Zenaga, pour lui exprimer
les vifs regrets du sultan. Il \ avait, en
vérité, quelque contradiction entre la
visite du gouverneur et les paroles du
général.
Il le laut regretter: car notre poli-
tique à Figuig est aujourd'hui bien
nette.
Elle nous est dictée par l'expérience
des trente dernières années.
Elle se résume en peu de mots : en-
tente a\ec le sultan, police dans les
tribus. En nous montrant l'ami sincère
du gou% ernement chérifien, nous dé-
jouerons les intrigues étrangères qui
peuvent être tramées contre notre légi-
time influence ; en nous montrant le
gendaime vigilant, toujours prêt à l'ac-
tion (grâce à nos goums indigènes),
nous lasserons la malveillance des
tribus de la frontière.
Par ces deux moyens, nous aurons
augmenté notre force, rendu possible
la jonction de nos postes du (( Terri-
toire d'Aïn-Sefra » et de ceux du
(( Territoire des Oasis », et, enfin,
assuré l'avenir, dans la mesure où
l'axenir peut être assuré.
G.VSTON ROUVIER.
i
■^^^mm ■ ^ -i ti
* 'tV- 5>-^-,
^^^^^^^K.' ' % ''^^^^^^^^^^&OBi^^^*itiaVHP''^Bz^^^'$^''§^^^H
RUINES DU KSAR DE ZENAT.A AI'RKS LE nOMB AU DEMENT
UNK F.XPOSITION DE FRUITS ILLUSTPICS
LES FRUITS DE LUXE
Pendant longtemps les arboriculteurs
les plus autorisés ont concentré leurs
elforts clans le dressement et la taille
des arbres fruitiers, n accordant qu'une
importance secondaire à la croissance
des fruits qui se formaient et grossis-
saient au petit bonheur. La nature était
la grande dispensatrice et comme elle
tend a\ ant tout à assurer la reproduction
des individus, les fruits étaient tantôt
abondants, la quantité nuisant alors à
la qualité, tantôt en nombre insigni-
fiant. Dans les années de surproduction,
les fruits médiocres d'apparence et de
saveur s'écoulaient difficilement, tandis
que dans celles de disette qui leur
succédaient, la maigre récolte ne com-
pensait pas les tra\aux culturaux que
les arbres e.xigent.
Devant les nécessités, un revirement
se produisit et les arboriculteurs s'at-
tachent maintenant à régulariser la
production. Et, comme cela est aussi
logique que rationnel, les fruits eux-
mêmes sont entourés de soins minu-
tieux, qui. jusqu'alors, étaient réservés
aux arbres seulement. C'est ainsi que
l'on arrive à produire ces poires, ces
pommes, ces pèches merveilleuses,
comme on en voit dans les sujets allé-
goriques des saisons, flattant l'œil
autant que le palais.
La culture des fruits de choix lut,
jusqu'en ces dernières années, l'apa-
nage à peu près exclusif de la France;
ils ne figuraient guèi-e que sur les
tables princières et sur celles des
grands restaurants à la mode, où l'on
avait coutume de les payer en saison.
2 à 3 francs la pièce et parfois plus. Si
cela demeure encore, de récentes
innovations ont permis d'en élargir
les bases, suivant en cela les demandes
et les besoins. Le goût du public s'affi-
nant, la masse des consommateurs sut
iaire la différence entre les beaux et
bons fruits et les fruits médiocres.
Les cultures fruitières françaises
axaient donc encore le monopole de la
pioduction des beaux et bons fruits.
C'est sur nos marchés et chez nos pro-
ducteurs, que les principaux marchands
del'Europes'approvisionnent, la France
étant ainsi le verger de l'Europe.
En effet, celles-ci ne datent pas d'au-
jourd'hui : Girardot, qui fut l'initiateui'
de la culture spéculative du Pêcher à
.Montieuil-sous-bois, \eis lôgSi possé-
dait un fief de trois hectares, entouré
de murs, a\ec d'autres murs intérieurs,
lui rapportant, dit-on, trente-six mille
livres bon an mal an. Il est vrai que la
plupart de ces pêches se vendaient un
écu pièce.
2l8
LES FRUITS DE LUXE
La culture du Pécher a d ailleurs tait
la fortune de cette localité comme l'ex-
ploitation du raisin de table a assuré la
prospérité de Thomery. Il est vrai que
ces deux territoires sont admirablement
dotés quant à la qualité du sol et fort
bien situés au point de vue de lorien-
tation. Sur trois cents hectares de cul-
ture fruitière à Montreuil, comprenant
en même temps des plantations de
pommiers en espaliers et en cordons,
sont édifiés 600.000 métrés de murs
d'espaliers réservés aux Pêcher. Un
hectare donne, à raison de 20 à 2s
pêches par mètre courant, en moyenne
de quarante mille de ces fruits annuel-
lement et un rendement de 3.^00 fr.
par hectare, rien qu en pèches. La tota-
lité de la vente de ces fruits se chiffre
par douze milliers de francs chaque
année.
A la culture des Pêchers, àMontreuil.
est venue sa-djoindrecelledes Pommiers
et, sur une base moins large, celle des
Poiriers, toujours pour la production
des fruits de luxe. Les bandes de ter-
rain,entre les murs de refend, qui étaient
occupées par des Rosiers et des cultures
secondaires sont maintenant complan-
tées de Pommiers dressés en cordons
horizontaux et en contre-espaliers. Ils
ont ainsi presque doublé le rendement
des clos. Les pommes de Calville si
délicates profitent delà chaleur concen-
trée entre ces murs et de l'abri acces-
soire de l'espalier ; grâce aux soins
complémentaires, elles deviennent mer-
veilleuses, transparentes et acquièrent
ainsi une \ aleur élevée. Ces cultures
sont surtout étendues sur les ten-itoires
des localités a\oisinantes et surtout à
Bagnolet. Fontenay-sous-bois, Rosny,
Homain\ ille et au delà.
En présence des résultats obtenus,
la population rurale s'est adonnée à la
culture fruitière et chacun trace, dans
son champ, ces lignes de blanches
murailles qui intiigucnt quelque peu
les prnfaneset dont 1 ;ibri est nécessaire,
autant pour garantir lc> aibres des
intempéries, des vents froids, que pour
concentrer la chaleur.
Comme il fallait distinguer les fruits
de luxe qui sont ^ endus à la pièce, a\ ec
ceux également bons, parfois beaux
qu on ne place qu au poids, la produc-
tion des fruits fins de table a subi la loi
del'mdustrie moderne: elle s'est spécia-
lisée. Dans telles contrées, en raison
des ressources naturelles, lesexploitants
ont avantage à s'adonner à telle culture
qui sera rémunératrice, tandis qu'il
serait imprudent de tenter simultané-
ment des cultures exigeant des soins
différents et des aptitudes diverses par
trop étendues. C'est une \'érité que les
arboriculteurs des environs de Paris
ont bien comprise, et c'est ainsi qu'ils
ont pu acquérir l'expérience, l'habileté
et la renommée que l'on détrônera
difficilement.
C'est ainsi qu au Nord de Paris, dans
la \allée à Montmorency, à Groslay,
Saint-Brice, Montmagny, puis à l'Ouest
à Clamart, mûrissent les pommes et
les poires d'été et d'automne. Les
pommes Reinette de Canada. Calville
blanc. Api, Grand Alexandre occupent
non seulement les vergers de Montreuil
et des environs, mais les jardins de
Chambourcy, de Groslay. La Nor-
mandie ne produit pas que des pommes
à cidre et de vente courante; l'industrie
des fruits de choix semble y avoir
quelque avenir. Déjà de grandes sur-
facesdemurs sont couvertes d'espalieis
de Poiriers Passe-Crassane, Doyenné
d'hiver et Beurré d'Aremberg. Des
\ allées de la Limagne, de la \'eyre et
de quelques cours privilégiés de la
basse .\u\ ergne nous parviennent déjà
de belles pommes Reinette de C^anada
qui pourraient de\enir des fruits de
luxe si les cultix ateui-s régularisaient
leur production et entouraient les arbres
et leurs fruits de soins appropriés. Les
pêches des \eigers d'b>cull\ près de
Lyon peu\ent,jusqu à un certain point,
lutter avec celles de Monticuil. 11 n'est
pas jusqu à un \illagc de la .Niè\re,
LES FRUITS DE LUXE
Corbignv, qui envoie cliaque année a
Paris, à l'exposition des fruits, des
Poires Passe-Crassane et Doyenné
d'hi\er qui sont des modèles et qui
trouvent difficilement leurs pareilles.
Car si la pioduction de bons
fruits se fait avec un
ég-al succès dans mam-
tes régions françaises,
celle de haut luxe est
principalement loca-
lisée aux en\irons de
Paris et reste l'apa-
nage des culti\ateurs
favorisés sous le rap-
port de la demande et
dont l'expérience est
consommée. On com-
prend qu'un genre de
culture si subtil et si
aimable dans ses appli-
cations, si intéressant
dans ses résultats ne
reste pas confiné entre
les mains des seuls
professionnels. C'est
ainsi qu aujourd'hui
des amateurs, proprié-
taires fonciers, se li-
\ rent avec un égal suc-
cès à l'arboriculture
fruitière de luxe. Ils y
consacrent l'apport de
leurs capitaux, car
ceux-ci sont néces-
saires: mais aussi, et
en profitant de lexpé-
rience acquise, d'apti-
tudes que n'ont pas les
cultivateurs de vieille souche, et géné-
ralement, une plus grande largesse de
vue.
Les méthodes de culture commer-
ciale des fruits de luxe, variées et nom-
breuses dans leur ensemble, se résu-
ment dans l'entretien parfait de l'arbre
et du fruit. I^es facteurs du développe-
ment extraordinaire de ces fruits sont :
la vigueur du sujet qui les porte; leur
nombre; leur exposition et leur ali-
mentation; labondance des aliments
et des liquides nutritifs ; la protection
contre le hàle, les grands vents, les
ravons solaires, l'aridité et la séche-
resse de l'air qui activent ré\ aporation
et durcissent les tissus, lesquels n'étant
LA VKRIf'lC.ATION DES KKUIIS
plus suffisamment souples compriment
et durcissent les fruits; les arrose-
ments du sol, les binages; la protec-
tion des fruits contre les insectes, les
maladies cryptogamiques; la grêle.
Les bassinages de la ramure, du feuil-
lage et des fruits et l'ensachage jouent
à ce sujet un rôle prépondérant.
Les plantations doivent donc être
dirigées dans ce but. et dii'igées mé-
thodiquement.
LES FRUITS DE LUXE
Il con\ient d'abord de s'attacher aux
travaux préparatoires, qui doivent pré-
céder toute plantation, c'est-à-dire la
construction des murs . l'installation
sur ceux-ci de réseaux de fils de fer
pour attacher les arbres, des auvents
et des toiles abris mobiles, puis d'amé-
nager les treillages qui soutiendront
les contre-espaliers et les cordons. 11
n'est pas de production parfaite de
fruits de luxe possible sous le climat de
Paris, sans système d'abris suffisam-
ment perfectionnés , permettant de
parer à toutes les éventualités.
La préparation du sol. par des apports
de nouvelles terres, si cela est néces-
saire, par de copieuses additions d'en-
grais que complète un défoncement
profond, doit être effectuée avec toute
l'attention \ oulue, car elle est la dis-
pensatrice d'une bonne et normale
végétation.
11 faut que les arbres acquièrent une
vigueur convenable, car les sujets
affaiblis ne sauraient, en effet, donner
les mêmes résultats.
La nécessité de ne livrer au com-
merce que des fruits de premier mérite
sous le double rapport de la qualité et
de la beauté, cette dernière primant
encore, a obligé les arboriculteurs à
faire une sélection sévère parmi les
milliers de variétés connues. C'est
d'ailleurs là un procédé rationnel que
de se tenir aux seules variétés deman-
dées et de combattre les tendances vers
les collections de fruits. Cette liste est
courte et ne s'étend guère en dehors
des variétés suivantes : Pour les poires
Doyenné du Comice, Beurré d'Arem-
berg, ces deux fruits atteignent le prix
depuis o fr. 60 à i franc pièce; Doyenné
d'hiver, Passc-Crassane, qui doit être
cuivrée et bronzée pour a\oir du prix,
lesquelles se vendent de o fr. 7s à
2 francs pièce; et, comme fruit d'ap-
parat la Belle Angevine. Pour les
pommes : le Calville blanc, les Rei-
nettes blanches et grises de (>anada,
atteignent toutes deux ju>qu à 1 fr. ^d
pièce, puis les Api rose et rouge et,
comme fruit d'apparat , le Grand
Alexandre, et Sans Pareille de Péas-
gord.
Il ne s'agit là que de variétés d'au-
tomne et d'hiver, car la production des
\éritables fruits de luxe n'englobe pas
les variétés d'été, plus faciles à obtenir,
et dune valeur moindre. Cette liste
comprend des variétés d'apparat des-
tinées surtout à l'ornementation de la
table et à ceux qui se contentent de
manger les fruits avec les yeux.
La liste s'allonge quelque peu pour
les pêches : Précoce de Hâle. Galande,
Alexis Lepère. Belle Impériale. Grosse
-Mignonne . Teton de \'énus , Pêche
Opois et Salway. qui mûrit à la fin
d'octobre.
Cette sélection aussi serrée s explique
en ce sens, que ces variétés se prêtent
tout particulièrement à cette culture,
qui doit atteindre la perfection.
Et puis, les négociants et les consom-
mateurs accepteraient difficilement des
fruits qui ne seraient pas connus, qui
n auraient qu une valeur commerciale
relative, fussent-ils les plus beaux et
les meilleurs.
C'estautant au terrain, à l'exposition.
auxsoins particuliers et incessants dont
les arbres et leurs fruits sont l'objet,
que ces variétés d élite doivent leur
beauté tentante et leurs qualités excep-
tionnelles. Il faut également se soucier
de la forme à donner aux arbres et de
la distribution des plantations.
-Mais nous ^oulons principalement
attirer l'attention sur les soinsspéciaux
léservés aux fruits. Ceu.x-ci débutent
par la sélection rigoureuse de ceux à
conserver sur l'arbre, opération qui a
reçu le nom d éclaircie.
Enlever des fruits peut être considéré
comme un acte de vandalisme et bien
peu de personnes se résignent à le faire.
Et pourtant, c'est la première des opé-
rationsimportantes, concernant le fruit
lui-même, indispensable pour obtenii"
des spécimens de belles dimensions.
LES FRUITS DE LUXE
D'ailleurs. cettefaçon d'opérer en r
larisant la production évite de fati
les arbres, tout en donnant à peu
le même rendement en poids
L'élimination de cet excû
dent de fruits est pratiquée-
en deux fois. En premier
heu peu de temps apré""
la défloraison. On sup-
primera ceux qui sont
en trop grand nom-
bre et surtout
ceux qui sont
(( calbassés »
c'est-à-dire
piqués
parunin- . '•
sec-
te,
qui ':^'^
égu- On effectue la sélection définitive
guer en juin, lorsqu'ils ont atteint le volume
près d'une très grosse noisette, car dès ce
moment on n'a plus à craindre
autant la chute prématurée de
^eux conservés. On choisit
es plus sains, à raison de
trois ou quatre par mètre
de longueur de branches
charpentières; c'est ainsi
que des sujets constitués
par quatre branches,
hauts de deux mètres
cinquante, ne doi\ent
porter que trente à
quarante fruits.
Cette opération
doit être faite gra-
•-'rellement, car
r excès
de sève
CriRIiKILLE DE
IKLMrS l>E LUXE OIKKRTt; A l' I MPKU AI RICE DE RUSSIE
semble favoriser le grossissement ra-
pide, leur face prenant alors de bril-
lantes couleurs: mais qui, en réalité,
sunt pour eux le chant du cygne.
qui résulterait d'une éclaircie de fiuits
trop radicale peut provoquer la chute
de quelques-uns de ceux conservés.
.\tin d'obtenir une récolte convenable,
LES FRUITS DE LUXE
les cultivateurs conservent un seul fruit
par couronne pour les poiriers et les
pommiers, lorsque la fructification est
assez régulière. S'il en est autrement
on en réserve deux au lieu d'un si
Tarbre est de vigueur moyenne, jusqu'à
trois s'il est très vigoureux, et toujours
les mieux placés et les plus beaux.
C'est alors que l'on procède à une
opération d'une haute portée au point
de vue cultural puisque, seule, elle per-
met, tout en favorisant leur développe-
ment, d'obtenir ces fruits remarquables
par leurs coloris frais et tendres par la
finesse de la chair et le velouté de
l'épiderme. tout en les préservant des
attaques de la pyrale, qui les rend
véreux, de la taveîine qui les rend im-
mangeables et de maints accidents
atmosphériques.
Cette opération, c'est lensachement
des fruits. Cela expliquera à beaucoup
de personnes fort intriguées, pourquoi
les fruits sont enveloppés de papier
blanc au point que les arbres parais-
sent avoir mis des papillottes. 11 n'y a
dans les fruits ensachés qu'une pro-
portion de deux pour cent de fruits
véreux alors qu'elle atteint les deux
tiers pour les fruits non protégés. Ce
sont les femmes qui procèdent à la
mise en sacs, dont l'efficacité est telle-
ment reconnue que maints arboricul-
teurs en font poser annuellement plus
de cinquante mille. Cette opération ne
concerne d'ailleurs que les poires et
les pommes, les pêches étant préser-
vées par l'écran de leur vigoureux
feuillage.
Ainsi privé de lumière, l'épiderme
reste très tendre et de teinte fraîche et
délicate. Ajoutons que jusqu'à leur
mise en sacs les fruits sont, dans main-
tes cultures, protégés des intempéries
par des abris de toiles. Les fines pul-
vérisations d'eau fraîche remplacent
le soir, lors des fortes chaleurs, la rosée
qui fait défaut; et elles favorisent éga-
lement le grossissement des Iriiits qui
ne sont pas ensachés.
Si cet abri contre la lumière aug-
mente les dimensions des fruits et af-
fermit la chair et l'épiderme, il cesse
d'être utile aux approches de la matu-
rité. Ils resteraient anémiés si on ne
les exposait aux radiations solaires
qui les colorent si délicieusement, enlu-
minent leur face de carmin, bronzent
les Passe-Crassane, d'une façon d'au-
tant plus intense qu'ils sont plus sen-
sibles à l'action de la lumière.
On doit procéder graduellement,
aussi bien à l'enlèvement des sacs que
l'on déchire par parties, comme à l'ef-
feuillage et seulement une quinzaine
de jours avant la maturité ou la cueil-
lette. On commence cette opération en
profitant d'un temps brumeux, qui mé-
nage la transition. Un brusque passage
de la presque obscurité à l'air et à la
lumière ^■ive pourrait occasionner des
coups de soleil qui détérioreraient irré-
médiablement les fruits.
La valeur commerciale de ces fruits
est encore augmentée en les estampil-
lant ou en les décorant de figurines, de
monogrammes, d'armoiries, de por-
traits, d'autres dessins et de compo
sitions les plus variées, jusqu'à des
photographies véritables, rendues avec
une telle exactitude que les photogra-
phes professionnels ne les désa^•oue-
raient pas. Cette préparation est faite
très souvent sur commande lorsqu'il
s'agit de servir ces superbes fruits dans
des dîners de gala ou dans de grands
banquets. Les personnes non initiées
se demandent quel est l'ingénieux pro-
cédé mis en œuvre, car il ne saurait
être question de peintures. Ces illus-
trations d'un nou\eau genre emprun-
tent le principe de leur procédé d'exé-
cution à la technique de la photogi-a-
phie.
Avant de faire agir la lumièi-e so-
laire pour la coloiation des fruits, on
pose sur la face éclairée, soit une sorte
de cache pour les simples images, soit
une pellicule négatixe. Dans les deux
cas cette opération constitue une \éri-
LES FRUITS DE LUXE
_>23
table manipulation photographique par
contact direct : l'épiderme joue le rôle
de papier sensible, le cache, ou la pel-
licule, de cliché négatif. Il faut dedouze
de petites suspensions, ou des tablettes
fixées sur un petit pied, les supportent
à hauteur convenable et suppriment
ainsi l'action de leur poids. Ou bien
ALLEK liORUEE Uli CUNTRli-PALI LUS ET DE CORHONS Ul:. PU.M.MIEKS
à vingt-cmq jours pour que la pose
soit suffisante et 1 imprcssionnement
parfait. Les fruits ainsi illustrés voient
leur prix augmenter de trente à cin-
quante centimes selon le genre ou la
perfection de l'image.
On conçoit que les multiples opéra-
tions qui se succèdent, depuis les fu-
mures et les travaux du sol, la sélec-
tion, puis l'ensachage des pommes et
des poires, en accroissant le volume, en
augmentent également le poids dans des
proportions parfois considérables. Or,
les pédoncules grêles qui les portent
de\ iennent trop faibles pour ces mas-
todontes. Il n'est pas rare que cer-
taines poires comme les Doyenné
d'hiver et les Passe-Crassane ainsi
traitées ai rivent à peser plus d'un
kilogramme. Dans ces conditions
leur chute est à redouter avant la ma-
turité. Pour parer à cette é\entualité.
encore ils sont soutenus à laide d'at-
taches spéciales fixées à leur pédon-
cule et reliées aux branches robustes ou
au grillage.
Il s'ajoute cette considération, que
les gros fruits, en pesant sur leur
pédoncule, l'allongent forcément en
rétrécissant et en contractant les
vaisseaux conducteurs des liquides
nutritifs qui, circulant en plus faible
quantité, peuvent en arrêter ou en
restreindre le développement. Ce très
ingénieux procédé les faisant reposer,
sur un support, supprime du coup cet
incon\énient et, les vaisseaux restant
gonflés, les fruits ainsi traités ac-
quièrent un \olume plus considérable
encore !
La lutte courtoise, engagée entre les
principaux producteurs de fruits de
luxe, amène ceux-ci à rechercher quan-
tité de moyens qui les aident, (^csl ainsi
224
LES FRUITS DE LUXE
que quelques-uns greffent sur le pé-
doncule des poires l'extrémité des
bourgeons vigoureux, pour que le
supplément de sève dont il profitera
les force à dépasser en grosseur et en
poids les limites qui semblent être
assignées.
Et voilà comment on peut présenter,
comme ce fut le cas à l'exposition hor-
ticole d'automne de Paris en 1901 , une
poire Doyenné d'hiver pesant 1460
grammes, une Passe-Crassane du
poids de 1200 grammes et une pomme
Calville de 660 grammes.
Ces soins minutieux se succèdent
pendant la récolte. 11 faut saisir le bon
moment pour effectuer la cueillette des
fruits d'automne et d'hiver principale-
ment : cueillis trop tôt ces beaux fruits
de luxe se rident, trop tard ils perdent
leurs qualités. L'œil exercé des profes-
sionnelsperçoit les signes qui indiquent
que les fruits sont appelés à être cueil-
lis, lis procèdent alors à ce travail en
commençant parlesplusavancés. Aufur
et à mesure de la récolte, les fruits sont
triés selon leur grosseur, certains re-
çoivent une préparation spéciale et
savante, telles les pêches dont les tons
sont encore rehauss.s pai' un brossage
savant.
C est alors que les fruits d hiver sont
portés dans des locaux de conservation.
Les fruitiers sont agencés avec tout le
confort et la perfection voulue, car
il s'agit de conserver certaines variétés
jusqu'en avril, mai, époque à laquelle
elles triplent parfois de valeur.
Les grands marchands retardent
encore la maturité normale, par l'em-
ploi rationnel du froid artificiel; certains
fruits s'y prêtent très bien, notamment
les pommes Grand Alexandre, lés
poires Doyenné du Comice et Beurré
d Aremberg.
Ces fruits de prix vont alors aux
favorisés de la fortune qui ignorent
de quelle sollicitude ils ont été en-
tourés depuis l'évolution de la fleur.
Quelle satisfaction on éprouve à dé-
guster quelques-unes de ces pommes
et poires si tentantes et si savoureuses!
Plaisirs des sens auxquels participent
le goût, l'odorat et la vue; plaisir de
l'esprit qui a su vaincre la nature en se
donnant la satisfaction de jouir des
dons de fructidor, quand sont venus les
jours sombres de frimaire et lorsque
i.K c/AU i;t i,a c/akim:, iMnnocJKAPiiiKS SUK poMMi s
LES FRUITS DE LUXE
IMPRESSIONS piioto(.;raphiques sur lepiderme des pommes
nivôse a couvert le sol de son blanc
manteau.
Telle est. dans son ensemble et dans
ses applications, cette culture fruitière
modernisée, avec ses procédés ignorés
du grand public et de maints profes-
sionnels : ses artifices, pour augmenter
la grosseur, la beauté, le coloris, la
saveur et la finesse de ces fruits, que
ne reconnaîtraient plus nos arrière-
grands-pères et qui leur attirent les
regards d'admiration, de convoitise
des plus fins gourmets.
Si les cultures fruitières de pêches à
Montreuil, dont la renommée est pres-
que universelle et dont les fruits admi-
rables sont exportés malgré leur fra-
gilité apparente, dans toute l'Europe,
pour être seixis sur les tables des
souverains, ne sont guère menacées.
Wlll. — is.
il n'en est pas de même des autres
fruits. Ceux-ci, malgré leur beauté, ont
déjà à lutter contre une lourde concur-
rence sur les marchés européens et
l'on peut craindre les effets de l'expor-
tation des produits étrangers dans les
principaux centres de notre pays.
La production fruitière de luxe, cons-
tituant une des branches delà richesse
rurale de quelques centres et ne pou-
vant momentanément répondre aux
demandes progressives, le sujet vaut
la peine d'être examiné.
Confiants dans leur renommée, les
cultivateurs français, dont les aptitudes
sont véritablement spéciales et leur
supériorité réelle, ne se sont pas préoc-
cupés de ce qui se faisait à l'étranger.
11 ne se sont pas non plus rendu compte
pourquoi les exportations allaient sans
cesse en diminuant dans les princi-
pales \ illcs de l'Europe orientale. Ce
fut poui cu\ une révélation (.juand ils
2. '6
LES FRUITS DE I.UXE
virent, lors de l'exposition internatio-
nale fruitière de Saint-Pétersbourg, en
1894, les fruits fins du Tyrol méridio-
nal se partager avec les leurs les
fa\eurs du grand public. Ils compri-
rent alors qu'une concurrence redou-
table se développait contre eux au delà
de nos frontières.
Les succès obtenus au Tyrol de-
vaient inciter des imitateurs à ces
nouvelles cultures fruitières; c'est ainsi
qu'en Crimée, en Syrie, en Hongrie,
en Angleterre, en Belgique, en Hol-
lande, dans l'Allemagne du sud. des
exploitations furent créées.
Qu'on ajoute à cela des milliers
d'hectares de vergers en pleine pro-
duction au Canada, au Cap. aux Etats-
Unis. l'Australie, la Tasmanie, on voit
combien la production fruitière natio-
nale est menacée. Grâce aux chambres
froides installées à bord des navires,
les fruits de ces pays arri\ ent déjà sur
nos marchés.
Cependant, la situation est loin d'être
désespérée pour la culture fruitière
française, dont les productions garde-
ront longtemps encore la suprématie,
mais c'est une raison de plus pour
les perfectionner encore et s'attacher
presque exclusivement aux fruits de
choix qui n'ont pas à craindre la
mévente.
Par ses diverses situations, le sol
français offre aux cultivateurs d'iné-
puisables ressources, à condition qu'ils
abandonnent les procédés empiriques
de leurs aînés, et s'engagent sur la voie
que leur tracent les professeurs et
maints arboriculteurs distingués, gens
d'initiative. Si le culti\ateur français
est un peu routinier, il est intelligent, et
on ne peut lui dénier les sérieuses qua-
lités de tra\ail et d'économie qui sont
d'un grand poids.
En F'rance, la production des fruits
fins de luxe est localisée aux environs
de Paris et sur une plus petite échelle
autour de quelques villes importantes
où les terrains sont chers et les précau-
tions que nécessite le climat très
coûteuses.
Ces frais ne sont aucunement néces-
saires dans le Tyrol méridional puisque
la moyenne de la température est plus
élevée; les arbres y sont plantés en
plein champ et soumis à des formes
très simples, peut-être même insuffi-
samment ordonnées. Il y a donc une
grande économie de main-d œuvre,
laquelle se paie d'ailleurs moitié moins
cher qu aux environs de Paris. Dans
ces conditions, la concurrence ne peut
être soutenue que dans les très beaux
fruits de luxe d'espalier, dont ceux du
Tyrol n'égalent encore ni la finesse ni
la perfection. .Mais en ce qui concerne
les fruits de choix, celle-ci devient
écrasante.
Il y a donc intérêt à ce que les nou-
\ elles cultures soient établies dans des
milieux aussi favorables, quant à la
qualité du sol. de la douceur du climat,
qu au point de vue économique. C est
ainsi que l'on pourrait réduire les frais
de production et assurer ainsi des con-
ditions de succès pour l'ax enir.
Les vallées de la basse Auvergne et
notamment la fertile Limagne offrent
à ce point de vue plus d'un point
d'analogie avec les parties les mieux
exposées du Tyrol. Les cultures frui-
tières n'y sont pas à créer, car elles
s'étendent déjà depuis longtemps sur
une très grande surface, au point qu'on
évalue à 10 000 hectares la superficie
complantée en Pommiers Reinettes de
Canada.
Toutefois, ces plantations, qui pour-
raient assurer la prospérité de cette
région, n'y sont point faites et conduites
avec méthode et rationnellement. Les
arbres, plantés un peu au hasard, dans
beaucoup de cas, mal équilibrés et ja-
mais taillés, ne sauraient être consi-
dérés comme modèles; les traitements
contre les maladies et les insectes sem-
blent inconnus. 11 en est de même des
autresopéralions et jusqu'à la cueillette
et 1 emballa«:e des fruits.
LES FRUITS DE LIXE
D'autres régions offrent également
les mêmes avantages ; les cultures
fruitières de Bretagne pourraient être
améliorées notamment. D'autres pour-
ront être créées dans les Basses-Pyré-
nées.
Il y a là un intérêt national en même
ternps qu'un moyen de mettre en va-
leur des terrains qui n'en ont guère
autrement.
Est-ce dire que les merveilleuses
cultures fruitières modèles des envi-
rons de Paris doivent disparaître >
Certes non, leur objet est de produire
ces fruits admirables dont nous avons
parlé et qu'il est difficile d'amener à
cette perfection dans une exploitation
très (îtendue, en raison des soins minu-
tieux qu'ils comportent.
Ainsi, la France qui, malgré l'éten-
due des territoires propres à la culture
fruitière, reçoit encore annuellement
du dehors près de deux millions de
fruits de table (pommes et poires),
pourrait suffire à sa consom-
mation. Les producteurs,
tout en dirigeant encore
leurs fruits de
luxe,
inimi-
tables, produits aux environs de Paris,
sur les grandes villes et sur les tables
des souverains, où il est difficile de les
détrôner, exporteraient encore les
beaux fruits en plus grande quantité.
La France restera donc malgré tout
le verger de l'Europe, peut-être du
monde, pour ses fruits de grand luxe.
Il faut, à ces fruits d'élite qui parais-
sent sur les tables fastueusement ser-
vies, un cadre digne d'eux. Ce serait
dommage de les présenter sans recher-
che. Le talent des décorateurs y pour-
voit, mais, ainsi que me le déclarait
un grand fleuriste parisien, les arran-
gements de fruits sont aussi délicats à
composer que ditTiciles à exécuter, si
l'on ne veut pas tomber
dans les choses ba-
nales et lour-
d es .
PAi'ii.Loriics POUR i.i;s i-oiuiis
228
LES FRUITS DE LUXE
Une personne de goût les groupera
parmi quelque beau feuillage et sur-
tout rehaussera le velouté de leur chair
nue de feuilles de Vigne que l'automne
revêt de tons aussi admirables que
variés, avec un réel souci dart et de
naturel, posant là une poire et une
pomme, laissant s'incliner une grappe
de raisin d'un vigoureux sarment.
L'association des fleurs aux fruits
permet de produire des effets vraiment
heureux, celles-ci donnent à l'ensemble
la légèreté qui manque à ces fruits vo-
lumineux.
Un des plus beaux arrangements de
fruits que l'on ait jamais exécuté fut le
présent qu'offrirent, à l'Impératrice de
Russie, au Palais de Compiègne, les
exposants français de la dernière ex-
position internationale d'horticulture
de Saint-Pétersbourg. Ce chef-d'œuvre
fut exécuté dans l'intérieur même du
palais où j'eus le plaisir de le photo-
graphier. Parmi des fruits étages, des
grappes retombaient, des pampres
vigoureux débordaient du panier,
tandis que çà et là émergeaient des
gracieuses Orchidées. La Tsarine
ne ménagea pas ses éloges à cette
œuvre éphémère d'une valeur inesti-
mable et tint à emporter ces beaux
fruits en Russie.
Mais c'est principalement dans la
composition des grands surtouts, déco-
rant les tables lors des grands dîners
de chasse, que l'association des fleurs
et des fruits permet de réaliser des mer-
veilles. Au centre, des poires et des
pommes étalent leurs formes rebondies
tandisque s'élancent des fleurs exquises
et que sur les côtés retombent lour-
dement les grappes blondes des
raisins.
A la satisfaction des yeux, à la déli-
catesse du goûter, s'ajoute le charme
exquis et odorant de cette jonchée de
fleurs, cadre bien digne de ces fruits
géants qui font rêver aux légendaires
vergers de Chanaan.
Albert M.vuaiené.
Professeur d'hfirticulture.
MODi; DK SDSPKNSION DES POlKKb lui RDI
(Celle-ci pèse près de 2 kilos
LANCIER DU PREFET DAN3 L EXERCICE DE SES FONCTIONS
CE QUE COUTE UETÉ A PARIS
Quand le soleil, au commencement
de la belle saison, reparaît dans le ciel
débarbouillé de pluies, les toilettes
claires de nos Parisiennes, qui n'atten-
daient que sa venue, se risquent dans
1 air attiédi. Les étrangers sextasient
sur l'air de fête épandu sur la grande
ville et les voitures aux longues théo-
ries s'acheminent ^ ers la promenade à
la mode.
Mais les grandes personnes ne sont
pas seules à jouir du spectacle des
\ertes frondaisons et des pelouses acci-
dentées, toute une multitude de bébés
aux figures avenantes, de petits gar-
çons aux jambes nues, de fillettes aux
robes courtes, aux che\ eux pendants,
s'amuse follement dans les allées sa-
blées, mouchetées de soleil.
Pour eux, que des arbres sécu-
laires ombragent leurs ébats, ou qu ils
n'aient pour les protéger de la chaleur
que quelques maigres marronniers, peu
Icui' chaut: le sable humide ou sec
existe partout, on en fait des jardins,
des pâtés, des tunnels, la borne-fon-
taine grise aux armes de la Ville est un
réservoir inépuisable pour les chutes
d'eau et pour les lacs. Et les enfants
s'amusent, sous l'œil bienveillant du
garde, qui n'interviendra qu'au cas où
une inondation imprévue ou une pous-
sière un peu trop dense menacerait
les vêtements des promeneurs.
Ce qui donne à la capitale ce sédui-
sant aspect, c'est l'ensemble des tra-
vaux minutieux, compliqués et divers
qui constitue ce qu'on est convenu
d'appeler « La toilette de Paris ».
A cette toilette, tous les corps de
métiers collaborent activement.
Peintres, architectes, maçons, terras-
siers,cantonniers, jardiniers travaillent
à l'envie de longs jours pour être en
mesure, dès l'apparition du piintemps,
de soutenir leur renommée.
Il serait oiseux d'ajouter que pour
tout cela un budget imposant est néces-
CE QUE COUTE LETE A PARIS
saire. De vastes emplacements, des
constructions multiples, une armée de
bras robustes s'emploient à planter et
à cultiver les pépinières, à semer et à
soigner les fleurs et plantes des terres
municipales, à tailler les pavés de bois,
les pavésdepierre,à bitumer. à asphal-
ter trottoirs et chaussées, à arroser, à
balayer la boue que fait la pluie, la
poussière produite par le soleil.
Mais là encore, la statistique, avec
l'éloquence de ses chiffres, fait rêver.
Qui donc, en faisant abstraction des
promenades, parcs et squares munici-
paux, oserait porter à 95.000, le nombre
des arbres de toute essence qui don-
nent à nos voies parisiennes un peu
de fraîcheur et d'ombre. Rien n'est
pourtant plus exact. Les platanes
arrivent en tête de liste : 26.500. Ce
sont les arbres parisiens par excellence.
Les marronniers ne viennent qu'à la
suite: 17.767 ; derrière ceux-ci, 15.500
ormes, et lès variétés succèdent aux va-
riétés, 2.2 1 2 tilleuls et i .034 paulownias.
Ce n'est pas une chose aisée que de
présider aux travaux d'entretien, d'é-
mondage et de taille de ces 95.000
arbres dont s'enorgueillissent les
promenades parisiennes.
Dans les squares et promenades de
Paris, c'est encore le platane qui l'em-
porte sur ses confrères aux têtes feuil-
lues.
Il est préféré au robuste marronnier
pour son feuillage élégant et touffu,
quoique sa résistance, ainsi que celle
du sycomore, ne soit que de second
ordre. Le marronnier est en effet celui
qui résiste le mieux au séjour empoi-
sonneur des villes, malgré l'opinion
généralement répandue, d'après la-
quelle la chute précoce de ses feuilles
serait le signe d'une \ igueur médiocre
cl d une existence précaire. Les mar-
ronniers sont au nombre de 14.610
dans les parcs et squares municipaux,
on y compte aussi, 15.1)00 ormes,
I 2.000 vernis du Japon. 10.000 érables
et 8.000 sycomores.
LARTILLEUIi: DE LA VILLE DE PARIS
Pour compléter cette longue énumé-
ration il faudrait encore citer les arbres
dits d'agrément, tels que les sorbiers
aux fleurs discrètes, aux têtes pyrami-
dales et touffues, les robiniers, plus
connus sous leur nom vulgaire d'aca-
cias, les hêtres, dont la sveltesse et
l'endurance dépassent celles des chênes
les plus beaux et les plus vigoureux.
Il faudrait ajouter le catalpa, l'arbre
exotique aux larges feuilles et aux
fleurs claires et le micocoulier, la seule
espèce provençale que possèdent nos
jardins, et dont le feuillage chaud et
foncé relève heureusement de sa
nuance sombre les bouleaux mélan-
coliques.
Tous ces arbres proviennent en tota-
lité des trois pépinières de l'établis-
sement municipal. Chacune d'elles a
ses attributions bien définies. La pre-
mière renferme les végétaux ligneux à
feuilles caduques La seconde, tous
les végétaux ligneux à feuilles persis-
tantes, enfin la pépmière des arbres
d'alignement.
Les travaux et fournitures cli\erses
atliibués à l'enliclicn des jubrcs exis-
CE QUE COUTE L'ÉTÉ A PARIS
231
tants et au renouvellement des arbres
morts s'élève à la somme rondelette de
84.786 fr. Elle est loin d'être exagérée,
puisque l'entretien et le renou^•ellement
des bancs sur les voies publiques
s'élève annuellement à 16.600 fr. Sur
cette somme, 3.500 fr. sont réservés à
l'achat de cette peinture jaune et de ce
bronze gris dont l'application sert à
déguiser si parfaitement la poussière
paresseuse et les maculatures les plus
diverses alanguies à la surface des
bancs publics !
Les lettres, au commencement de
l'été, arrivent en foule protestant tou-
tes du peu de ^ ariété qu'apportent les
jardiniers municipaux dans la déco-
ration de leurs plates-bandes et cor-
beilles. Il est fort aisé de voir qu'elles
sont intéressées. En effet, si certaines
essences de ileurs sont proscrites, tels
les œillets et les roses, c'est que de
nombreux amateurs en feraient une
ample moisson au détriment des
finances municipales et au grand
dommage de nos jardins.
Les serres de la\'ille de
Paris en-
tretiennent
donc aussi
des fleurs,
Là encore,
les chiffre-
r e \- é t e n t
une impo-
sante au-
torité qui
laisse rê-
veur l'ama-
teur des pe-
louses dias
prées aux coloris déli-
cats. 200.000 plants de
géraniums sortent tous les
ans des serres municipales,
ainsi que 1 50.000 bégonias.
100.000 pensées, 70.000 myosotis,
20.000 fuchsias, 12.000 reines-margue-
rites et 7.000 héliotropes.
Pour soigner toutes ces boutures et
tous ces semis, une foule de cantonniers
et d'ouvriers est nécessaire. Leurs sa-
laires, les indemnités diverses et les
secours qui leur sont alloués absor-
bent près des trois quarts du budget
annuel affecté aux dépenses des pépi-
nières et des serres du service des plan-
tations, c'est-à-dire près de 300.000
francs. Le transport des plantes dans
les promenades, depuis les arbres
géants jusqu'aux fleurs, coûte environ
13.000 francs. L'entretien des bâti-
ments, des serres et des appareils de
chauffage ne dépasse pas 12. 121 francs,
mais le chauffage lui-même des serres
atteint 42.000 francs. Enfin, l'achat des
matériaux de toute espèce, des usten-
siles de toutes sortes, des boutures et
des graines, sans oublier la fumure qui
sert à les protéger et à les faire croître,
est de 36.000 francs.
Tous les ouvrages d'architecture ue
l-K THAVAII. ItU SABLK DESTINK AUX PAVAi.KS
renferment les promenades publiques
ont eux aussi une dépense pré^ue pour
leur entretien ou leur renouvellement.
Les grilles de clôtui-es exigent une di-
232
CE QUE COUTE L'ÉTÉ A PARIS
TO.N'NKAUX D ARUOSAGE A IRACIIOX AM.MALli
zaine de mille francs de réparations,
depuis le modèle sans prétention des
squares excentriques jusqu'aux chefs-
d'œuvre de ferronnerie qui ferment le
parc Monceau ou le Bois de Boulogne.
La peinture et la modification des pa-
\ liions de gardes, des kiosques, des
remises jardinières édifiées dans les
squares de la Ville revient à celle-ci à
1 13.000 francs.
On comprend facilement l'impor-
tance que peut acquérir, dans cescomp-
tes, le plus petit détail répété à l'infini.
Un seul exemple en donnera l'idée :
l'entretien des zones bi-
tuméeset descontreallées
existantes de l'avenue des
Champs-Elysées se monte
à lui seul à environ 5.000
francs.
Malgré les récrimina-
tions des Parisiens qui
trouvent leur ville trop
dépourvue de jardins spa-
cieux, Paris est une des
capitales qui en contient
le plus. Elle en a plus
que Londres, par exem-
ple. a\cc une surf.ice
moindre. Il n'est pas besoin de
considérer longuement la situa-
tion respective des deux villes
pour être convaincu que la nôtre
est beaucoup plus avantagée sous
le rapport de la beauté, de l'or-
donnance artistique et du minu-
tieux entretien. Il est indéniable
que la surface des emplacements
consacrés chez nous aux jardins
publics est beaucoup plus res-
reinte. Mais nos excellents jardi-
niers ont su en faire de véritables
bijoux et l'on s'oublie souvent à
en considérer les détails exquis
avant d'en embrasser Tétendue
véritable.
Mais nous n'avons pas encore
parcouru toute la partie maté-
rielle du budget d'été de Paris.
Chaque année, vers le milieu du
mois d'avril, le service de la voirie pro-
cède au recrutement des humbles ou-
vriers et ouvrières chargés du net-
toyage des rues et promenades de
Paris pendant la belle saison.
Ces pauvres gens, modestes fonc-
tionnaires que l'argot parisien, en son
langage expressif, désigne sous le titre
lONNiAI \ A llIfAS. iMOIiP l.|.: CA'no'
CE QUE COUTE L'ÉTÉ A PARIS
233
de (( lanciers du préfet )), sont au nom-
bre de 3.880 exactement : l'équivalent
de trois jolis régiments!
Chacun a sa spécialité bien définie.
C'est ainsi qu'il y a 1.362 cantonniers,
1.555 balayeurs et 466 chiffonniers.
N'allez pas croire que ceux-ci sont les
êtres faméliques et sales que vous
voyez accroupis au coin des (( poubel-
les » quand le jour se lève, et qui, très
attentifs à leur besogne, remuent du
bout de leur crochet toutes les ordures
de la maison qu'éclairent les rayons
jaunes de leur lanterne. Non, les chif-
laires, qui est de cinq francs par jour
leur permet de vivre petitement.
Ce personnel est partagéen plusieurs
divisions et brigades dont le bon fonc-
tionnement est assuré par quarante-
quatre surveillants généraux et cent
soixante chefs cantonniers. Le maté-
TONNEAL'X A BKAS, MOUKLE CVLINUKluUE
fonniers cités plus haut sont des sa-
lariés de la 'Ville, et s'ils ne travaillent
que trois heures par jour à l'enlève-
ment des ordures ménagères, ils sont
fonctionnaires comme leurs confrères
les cantonniers et balayeurs et ont droit,
comme eux, à la pension de retraite
que leur vota, ces derniers temps, le
prévoyant Conseil municipal.
En attendant qu'ils puissent jouir de
cet avantage, la solde de cette petite
armée s élève à environ six millions et
demi. Ceux qui la composent ne ga-
gnent point de l'argent à ne savoir
qu'en faire, mais la moyenne des sa-
XVIII. — 15*.
ricl employé au nettoyage de la ville
est composé de 560 machines ba-
layeuses, 500 tonneaux d'arrosages,
200 tombereaux.
La cavalerie destinée à la traction
des équipages municipaux est repré-
sentée par seize cents che\aux soigneu-
sement choisis.
Le prix de revient de ces divers ser-
vices, de l'entretien de leur matériel, le
salaire des ou\ riers qu'on y emploie
est d'un peu plus de neuf millions et
demi, exactement de 9.800.000 francs,
et comme ces di\ ers services s'étendent
sur quinze millions et demi de mètres
2 H
CE QUE COUTE L'ÉTÉ A PARIS
VniTf'RE POUR LR CHAUFFAGE DU GOUDRON
carrés, il s'ensuit que le mètre carré
coûte, en simple nettoyage, soixante-
cinq centimes par année.
Cette dépense insoupçonnable pour
le profane est compensée dans une bien
petite partie, il est vrai, par la taxe du
balayage imposée non sans peine aux
propriétaires, et qui produit 3.S00
francs par an.
Il y a mieux : par exemple, le crédit
employé à l'entretien du pavage en
pierre, près de trois millions de francs
employés comme il suit : d'abord le
salaire des cantonniers, des ouvriers
et ouvrières auxiliaires, c'est-à-dire
950.000 francs en chiffres ronds. Les
fournitures nécessaires aux brigades
de pavage, 75.000 francs. La four-
niture des pavés neufs, et la retaille
des vieux pavés, 1.500.000 francs.
La fourniture de quincaillerie et
d'outils revient à environ 1.500
francs, celle des balais s'élève à
5 ou 600 francs II y a même sur les
livres municipaux, inscrit à l'article
2 du chapitre de la voie publi-
que, en compagnie des autres
fournitures déjà énumérées,
600 francs consacrés à l'achat
de fournitures d'épicerie! On
peut se demander avec un
étonnement légitime ce
que vient faire, en pa-
reille société, cet article
inattendu, et quelle
action le café ou tout
autre article semblable
oeut avoir sur la conser-
vation ou le remplace-
ment de ces blocs de
grès qui sont en train
de détrôner et l'asphalte
et le bois.
Le pavage en pierre est
celui qui jouit du budget le plus
important; l'asphalte ne coûte
que 500.000 francs. Le pavé de
bois exige deux millions. Dans le dé-
tail de ces deux millions, il y encore
ample matière à étonnement : l'épicerie
y monte dans des proportions consi-
dérables : 4.000 francs. Les articles de
bureaux y occupent une place impor-
tante : 1.500 francs. Il y a même un
alinéa qui emploie à l'achat de liquide
pour boisson une somme de 1.600 fr.
11 eût été fort intéressant de savoir si
le liquide en question est du coco ou de
la limonade, Impossible de se rensei-
gner sur ce point, les livres de l'Hôtel
de \'ille inscrivant cette dépense sans
commentaires.
Le bitumage et l'asphaltage de tous
les trottoirs parisiens sont relativement
GCUDR )VNA(;n: ni:s TKorroiRS
CE QUE COUTE LETE A PARIS
255
peu coûteux, eu égard à l'immense
superficie qu'ils ont à couvrir et les
820.000 francs qui y sont affectés y
suffisent amplement. Le sable, le beau
sable jaune des rivières au cailloutis
délicat dont les allées et les contre-
allées sont recouvertes au commence-
ment et à la fin de l'été, est un facteur
qui, lui aussi, n'est pas à négliger :
vingt mille francs de sable, hé là ! De
quoi recouvrir vingt-cinq fois la super-
ficie du parc Monceau. C'est assez
gentil comme volume. Mais le
conseil municipal ne sait rien
refuser à ces petits enfants du
peuple de Paris, à ces pe-
tits diables roses dont la
pelle malhabile s'exerce,
avec une patience inlas-
sable, à tracer sur le
sol des dessins com-
pliqués et vagues.
Pour que tout ce
petit monde prospère,
les enfants et les plan
tes, il faut pour celles- ;,
ci un arrosage qui
abatte leur soif et les
nourrisse en permet-
tant à ceux-là de jouer
avec le sol humide
sans crainte delapous-
sière meurtrière. C'est
ainsi que la pluie d'eau matinale,
du-igée par la main bienfaitrice du
jardinier, donne une fraîcheur déli-
cieuse dont jouissent les enfants et les
promeneurs, et profite surtout par son
humidité aux plantes, dont la végétation
luxurianteombrage les ébats des jeunes,
et quelquefois aussi des grands.
Chaque année en effet, lorsque nous
en arrivons à cette période de chaleurs
étouffantes sans nuages et sans eau,
une question toujours pareille vient se
poser et à laquelle jusqu'à présent nul
n'a pu trouver de solution pratique !
Comment supprimer la poussière?
Nous avons bien, ainsi que je l'ai
déjà dit, un important matériel de ma-
chines-balayeuses dont l'achat et l'en-
tretien nous coûtent jusqu'à 125. 000 fr.
par an. Il semble que d'aussi nombreu-
ses machines devraient nous assurer
des chaussées propres en tout temps.
Dès qu'un nuage est à l'horizon, dès
que le soleil a un peu trop foudroyé le
macadam ou le pavé de bois, on voit
sortir les inélégants véhicules qui font
tourbillonner, d'un rythme lent, cette
ENTRETIEN DU PAVAGE KN GRÈS
poussière qu'ils devraient abattre. ETt
pour ce beau résultat, chef-d'œuvre de
l'Administration, nous payons la jolie
somme de 500.000 francs.
Sait-on quel est le pays qui réalise
aujourd'hui les plus beaux progrès en
matière d'arrosage? C'est la Californie.
Les essais qui furent tentés là réus-
sirent, paraît-il, au-dessus de toute
espérance et se transformèrent en peu
de temps, en un service public fonc-
tionnant régulièrement. Le moyen em-
ployé est très simple. 11 consiste à
arroser la chaussée avec du pétrole
chaud qui fixe la poussière au sol, l'en-
gluant dans une sorte de pâte, d'une
résistance presque illimitée.
236
CE QUE COUTE L'ÉTÉ A PARIS
UN JARDINIER
La mode criera très haut chez nous
contre cette pratique qui aurait peut-
être pour effet de ternir quelque peuje
vernis du souUer ou l'éclat du volant,
mais on ne peut mettre en parallèle ces
petits inconvénients et l'énorme avan-
tage qui en résulterait pour le Parisien
à jamais débarrassé de la poussière.
Les automobiles surtout sont gran-
des enleveuses de poussière, et la jus-
tice immanente des choses veut que
ceux qui les montent en souffrent aussi
bien que les infortunés postés sur leur
passage. Sous ces poids énormes, la
chaussée a vite fait de se désagréger,
les parcelles invisibles montent dans
l'air, arrachées du sol par la vélocité
rotative des larges pneus et nos pou-
mons absorbent une poussière de silex
irritante et malsaine.
Pour éviter d'accroître l'atmosphère
irrespirable de la Ville, les balayeuses
sont le plus souvent précédées de ton-
neaux d'arrosage ayant pour mission
d'agglutinci- l;i poussière et de la jctci'
au ruisseau et qui n'arrivent qu'à faire
de la boue. Le matériel est-il usé? Je
ne le pense pas, car, avec les 32.000
francs quecoûteson entretien, ilest pos-
sible de réparer et remplacer un certain
nombre de machines hors de service.
Je crois avoir démontré dans ce qui
précède le dilemme effroyable où est
enfermé le Parisien . Poussière ou boue !
cela, malgré l'énorme budget dont je
n'ai décrit qu'une partie. Cela me remet
en mémoire une répartie spirituelle
que me fit un jour un fonctionnaire de
la Ville, haut placé, à qui je me plai-
gnais de ce qu'il eût suffit d'une pluie
d'orage un peu violente pour que les
Champs-Elysées présentassent l'aspect
désolé d'un véritable marécage, et cela
par faute de canalisations suffisantes.
— Que voulez-vous, me répondit-il
avec un geste ironique, il en sera ainsi
tant que M. Alpha nd sera mort!...
A la vérité, le nombre des réformes à
faire est si grand qu'on ne peut y^ pro-
céder que petit à petit. Les tonneaux,
les lances d'arrosage déversent sur la
voie publique, chaque été, deux cent
cinquante à trois cent mille mètres
cubes d'eau de rivière ; si après cela il y
a encore de la poussière, on ne peut
que s'en tenir à ce moyen palliatif et
s'en servir jusqu'à nouvel ordre.
La question de l'eau est du reste l'un
des grands soucis de nos édiles, la con-
sommation du bienfaisant liquide va
croissant et l'on ne peut toujours arri-
ver à en assurer le débit régulier,
surtout pendant les grandes chaleurs.
Mais seule, la dépense d'eau qui peut
nous occuper, celle qui sert à alimenter
les fontaines et les bassins publics,
est négligeable.
Ln somme, si l'hygiène de Paris, en
tant que voirie, n'est point tout à fait
parfaite, on ne laisse pas que d'y ap-
porter chaque jour des améliorations
notables. Tel est ce nouveau tonneau
d'arrosage qui circule depuis quelque
temps dans nos murs. Sa forme exté-
rieure est sensibicmcnl la même que
CE QUE COUTE L'ÉTÉ A PARIS
237
cellede ses congénèresdancien modèle,
si ce n'est qu on a supprimé le demi
cercle troué, faisant l'office de pomme
d'arrosoir, dont la régularité de rende-
ment n'était pas sérieuse et dont les
éclaboussures à longue portée étaient
fort redoutées par ceux qui, pressés de
traverser la chaussée, ne pouvaient
faire un long détour pour les éviter.
Cette partie supprimée, on l'a rempla-
cée par deux rouleaux assez volumi-
neux placés à l'arrière et qui, tout en
arrosant dune façon régulière, écla-
boussent beaucoup moins.
Il y a aussi, en ce moment, une mer-
veilleuse machine en construction. Elle
est l'œuvre de M. Borena, ingénieur
en chef des promenades, et est destinée
à produire une pluie artificielle aux
jours de sécheresse et de poussière.
Mue par l'électricité, l'arroseuse au-
tomobile parcourra nos grandes voies
à une vitesse de douze à quinze kilo-
mètres à l'heure, ce qui couvrira d'une
ondée bienfaisante, en moins dune
heure, les grands boulevards, de la Bas-
tille à la Madeleine, les Champs-Ely-
sées et l'avenue du Bois de Boulogne.
La machine reviendra à 18.000 fr.
environ; les essais auront lieu vraisem-
blement au moment où ces lignes paraî-
tront, et s'ils sont aussi satisfaisants
qu'on semble l'espérer, Paris sera doté
au printemps prochain d'un certain
nombre de machines semblables qui
réaliseront ce rêve: La pluie à volonté.
En attendant cet âge d'or, les bras ne
chôment pas, on va ouvrir le petit
square attenant à l'ancienne Académie
de Médecine et qui fut jusqu'ici inter-
dit au public. On étudie diverses ques-
tions ayant trait à l'éclairage des jar-
dins la nuit tombée, on installe boule-
vard Voltaire et ailleurs, des plates-
bandes de gazon, des bassins et des
jets d'eau. On étudie les moyens des-
tinés à transporter, en voitures cou-
vertes et sans contamination pcssible^
les ordures ménagères hors des murs.
Mais que sont quelques millions de
plus pour le contribuable parisien r
Nous paierons donc, et de grand
cœur, pourvu que Paris devienne bien-
tôt ce qu'il devraitêtre; la plus belle des.
capitales et la plus coquette des villes.
P. Bersonnet.
KNTRlvTIKN DKS CORBEILLES
i-E CORPS D IXXOCENT XII TRANSPORTE DE LA CHAPELLE SIXTINE A LA BASILIQUE
SAINT-PIERRE
AUTOUR DU CONCLAVE
XïN
L'Église a des rouages si parfaite-
Tnent organisés, la discipline y est si
parfaite, la hiérarchie si bien éche-
lonnée, qu'une puissante intelligence
comme celle de Léon XIII peut s'étein-
dre sans que l'admirable harmonie du
monde catholique se
trouve même atteinte,
■et la barque de Pierre
poursuit sa route éter-
nelle, à travers tous
les écueils, sans pres-
que s'apercevoir
qu'elle a changé de
pilote.
Certes, la mort
d'un pape ne sur-
vient pas sans faire
surgir les intrigues
ni sans déchaîner les
ambitions.
Mais tel est l'as-
cendant de la dignité
pontificale, si grand
est le respect dont
LA CHAIRE DE S A I NT-P| |: K l< !■
l'Église auréole son chef, que celui-ci,
a peine élu, voit s'abaisser tous les
fronts, même les fronts des anciens
adversaires, désormais courbés dans
l'obéissance et la soumission. Le nou-
veau pape n'a pas encore revêtu sa
robe blanche qu'il est
déjà le souverain le
plus puissant de l'u-
nivers, puisqu'il est
accepté jusqu'aux
confins du globe,
comme l'élu de l'Es-
prit-Saint.
Toutefois cette
transmission du pou-
\oir pontifical nesest
pas toujours opérée
avec cette facilité,
surtout dans les pre-
miers siècles de 1 K-
ghse
On sait que le pape
n'csl le chef de la
chrétienté que parce
AUTOUR DU CONCLAVE
'39
qu'il est le successeur direct de saint
Pierre, comme évêquede Rome. — Or,
à l'origine, l'évêque de Rome, comme
d'ailleurs tous les évêques, était élu
par la voix populaire, qui choisissait son
pasteur sur sa réputation de sainteté.
On pense bien que des élections
ainsi faites n'avaient pas toujours
d'heureux_ ré-
sultats.Lepeu-
ple se trompait
parfois, comme
il se trompe en-
core aujour-
d'hui, et bien
des prêtres fu-
rent revêtus de
la dignité épis-
copale qui n'en
étaient guère
dignes. Le con-
cile de Nicée
essaya de re-
médier au mal
sans y parvenir
complètement .
En ce qui con-
cerne Rome, il
décréta que son
évéque serait
nommé par les
curés des pa-
roisses de la
ville qui furent
pour\us,, du
titre de cardinal. Cette tradition s'est
transmise jusqu'à nos jours, puisque
tous les membres du Sacré Collège
sont curés titulaires d'une paroisse de
Rome.
En 898, le Saint-Siège statuait défi-
nitivement, dans un synode tenu à
Rome, que le pape serait élu par les
cardinaux et le clergé romain, en pré-
sence du Sénat et du peuple, (( mais
sa consécration ne pourra être faite
qu'en présence des députés de l'Empe-
reur qui veilleront à en maintenir la
liberté. ))
Malgré l'excellence de ses intentions.
LFOX XIII
cette malencontreuse déclaration pro-
duisit les plus désastreux effets. C'est
à elle que l'on doit cette lutte de plu-
sieurs siècles entre la Papauté et les
Empereurs, lutte où lepapesedéfendait
à coup d'excommunications contre les
armées de ses adversaires. C'est elle
encore qui suscita cette longue série
d'antipapes et
cette diversité
deschismesqui
désolèrent l'E-
glise.
Ce ne fut
qu au xii'' siè-
cle, en 1180,
sous le ponti-
ficat d'Alexan-
dre III, que fut
définitivement
fondé le Sacré
Collège, au
3« concile de
Latran, par la
bulle Licet de
Vit an ci a dis-
cordia .
(( Si les car-
dinaux,ditcette
Constitution,
ne peuvent s'ac-
corder avecune
pleine et una-
nime concorde,
sur l'élection
du Souverain Pontife, celui-là seule-
ment qui sera élu par les deux tiers
des cardinaux sera, sans aucune excep-
tion ni opposition, considéré par toute
Eglise comme le vrai pape. »
A dater de cette époque, les schismes
disparurent, ainsi que les antipapes.
L'Eglise recouvra la paix.
Néanmoins, certaines élections pon-
tificales amenèrent de fâcheux inci-
dents, et plusieurs furent viciées dans
leur principe faute de réglementation
précise dans les formalités du vote.
Cette réglementation fut enfin établie,
le I --, novembre 1621. par (uégoire XV.
tON AVENE.MKXT
2^0
AUTOUl^ DU CONCLAVE
C'est un véritable code du Conclave où
les moindres détails sont minutieu-
sement fixés, ainsi que les prohibitions
nécessaires et les sanctions encourues
par ceux des cardinaux qui eussent
tenté de les enfreindre.
1° L'élection aura lieu dans un
Conclave fermé.
2° La majorité nécessaire comprend
les deux tiers des votants.
3" Le scrutin aura lieu par bulletins
écrits, à moins que le Pape ne soit élu
par acclamation spontanée et unanime
(le cas ne s'est pas présenté).
4" En cas de non élection au premier
tour, il sera procédé à un deuxième
scrutin. Il ne pourra y avoir plus de
deux scrutins par séance.
^" Nul ne pourra se donner sa voix
à lui-même.
6" Au cas où l'élu n'obtiendrait que
juste les deux tiers des voix, il sera
procédé à un dépouillement afin de
s'assurei que l'élu n'a point voté pour
lui-même.
8° Tous les votants devront prêter
serment de n'élirequun Pape digne de
cet honneur.
14° Si le nombre des bulletins est
supérieur au nombre des votants,
l'élection est nulle de droit.
19° Les scrutins ont lieu deux fois
par jour, le matin après la messe, le
soir après le Veut Creator. Tous les
cardinaux doivent y assister sous peine
d'excommunication.
20° Tous pactes, conventions, pro-
messes, engagements, obligations, etc.
sont interdits aux cardinaux sous peine
d'excommunication .
Cette constitution a toujours été
observée dans toute sa rigueur et
encore aujourd'hui, avant de procéder
à l'élection d'un Pape, tous les mem-
bres du Sacré Collège prêtent serment
d en observer les^prescriptions.
I.E CONCLAVI.
,, i...i . 1 ijl l< I. l.l.KCTION DU PAPK
CI.KMEKT XI, EN I70O
Dès que le Pape a
rendu le dernier sou-
pir, le cardinal camer-
lingue devient le dé-
positaire de l'autorité
pontificale. C'est lui
qui donne tous les
ordres au Vatican et
qui fait notifier l'évé-
nement à la chrétienté.
Son premier devoir est
de constater le décès
du Souverain Pontife.
La scène est cmou-
\antc et pleinedegran-
dcui". Le camerlingue,
re\êtu de vêtements
violets en signe de
deuil, s'approche du
lit, et s'agenouille pen-
dant qu'un pénitencier
de Saint-Pierre sou-
lève le voile qui couvre
le visage du Pape. 11
AUTOUR DU CONCLAVE
241
LE CONCLAVE DES CARDINALX. A ROME, ES lyOg, POUR LÉLECMON DK CLÉMENT MV
se relève alors, et se penchant vers le
cadavre, il le frappe par trois fois au
front avec un marteau d'argent en
l'appelant, à chaque coup, par son
nom de baptême. Après quoi, se re-
tournant vers l'assistance : (( Le pape
est vraiment mort », déclare-t-il. Puis
il prend au doigt du défunt l'anneau
du Pêcheur, insigne de l'autorité pon-
titicale, et dépose la mantelett.i, sorte
de manteau que les cardinaux doivent
toujours conserver en présence du
Pape. Dès cet instant, il devient le chef
provisoire de l'Eglise.
A la mort de Pie IX, le cardinal Pecci
remplissait les fonctions de camer-
lingue. (>'est aujourd'hui le cardinal
Oreglia.
Le camerlingue s'occupe immédia-
tement de la réunion du Conclave.
Le corps du Pape défunt est transporté
à Saint-Pierre, dans la chapelle du
Saint-Sacrement, où les tidclcs vien-
nent lui baiser les pieds. Neuf jours
sont réservés aux obsèques du Pontife.
Ce délai est également destiné à per-
mettre aux cardinaux n'habitant pas
Rome de prendre part à l'élection du
nouveau pape.
Le conclave se tient au Vatican, et la
chapelle Sixtine sert de salle de vote.
Le Vatican est aujourd'hui plus
confortablement aménagé qu'autrefois.
Au lieu des mesquines cellules de jadis,
chaque cardinal possède maintenant un
petit appartement de trois ou quatre
pièces, séparées les unes des autres
par de simples cloisons, de manière à
pouvoir loger près de lui son (( concla-
viste » ou secrétaire, et son domestique.
L'aménagement du Conclave, à la
mort de Pie IX, coûta exactement la
somme de 77.871 francs 67 centimes.
Le dixième jour après la mort du
Pape, le Conclave s'ouvre par la messe
du Saint-Esprit, chantée par un car-
dinal, et par le discours pro eligendo
pnnh'licc. Cette cérémonie a lieu dans
^^2
AUTOUR DU CONCLAVE
ARMES DE LEOX XIII
la chapelle Sixtine. Tous les cardinaux
présents à Rome y assistent.
Après cette cérémonie préliminaire,
les cardinaux se séparent, pour se re-
trouver le soir à la chapelle Pauline.
d"où ils se rendent processionnelle-
ment, au chant du Vetii Creator, à la
chapelle Sixtine. Là, on leur lit la Con-
stitution de Grégoire XV^ réglant l'élec-
tion des papes, et ils prêtent le serment
d'usage entre les mains du cardinal
camerlingue.
Le i8 février 1878, un prélat avait
cru pouvoir se dispenser de cette for-
malité. C était Mgr Ricci, majordome
•sous Pie IX, que l'on appelait « la pru-
nelle des yeux du pape » pour exprimer
la confiante tendresse que le pontife
lui témoignait. .Accablé par la douleur
•depuis la mort de Pic IX. .Mgr Ricci
■était tombé malade.
— Le majordome est très souffrant,
Eminence, il a la fièvre, dit-on au car-
dinal Pecci, alors camerlingue, qui
s'étonnait de ne pas le voir.
— [Qu il se lève et qu'il vienne! J'ai
besoin de lui, répliqua impérieusement
le cardinal Pecci.
Et .Mgr Ricci, pâle, défait, gielol-
tani de fièvre, dut obéir.
Le cardinal Pecci était autoritaire,
mais bon. A peine élevé sur le trône de
Saint-Pierre, il manda auprès de lui
Mgr Ricci.
— Je vous ai fait de la peine, Mon-
seigneur, lui dit-il. je vous en demande
pardon.
Et il le confirma dans sa charge de
majordome des sacrés palais apos-
toliques, et l'appela, peu après, au
Sacré Collège.
\'oici un autre trait du caractère
entier de Léon XIII :
Un jour que le cardinal Oreglia
exprimait, avec sa franchise habituelle,
un avis opposé à celui du Pape, celui-ci
l'interrompit net par ces paroles :
— Souvenez-vous, Eminence, que
si le pape accorde les chapeaux cardi-
nalices, il peut aussi les enlever.
A quoi le cardinal Oreglia répondit :
— Sainteté, si je dois quitter la
pourpre, au moins me consolerai-je en
pensant que j'aurai mérité cette dis-
grâce pour avoir dit la vérité.
Après la prestation du serment, a
lieu la clôture officielle du Conclave.
Une clochette en avertit les étrangers,
pendant que le maître des cérémonies
fait évacuer les salles en répétant la
formule coutumière : Exlr.i omnes.
(Tout lemondedehors). Déjà, toutes les
portes ont été murées, sauf la grande
porte de la sala Regia, par où la foule
achève de sortir. Le camerlingue,
accompagné des trois cardinaux chefs
AKNÏKS I>r CAKKINAI. bVAMPA
AUTOUR DU CONCLAVE
^43
d'ordre, parcourt alors, àja_lueur
des torches, toutes les salles du Con-
clave afin de s'assurer qu'aucune
communication n'est plus possible
entre les membres du Sacré Collège
enfermés au Vatican et le reste du
monde. Quatre « tours )) sont ménagés
pour l'introduction des denrées et la
correspondance admi-
nistrative. Les prélats
delachambre apostoli-
que, les protonotaires,
les évoques et les pré-
lats de la signature
veillent activement à
ce qu'aucune lettre
particulière ne seglisse
dans ces envois.
A partir de ce mo-
ment, les cardinaux
sont emmurés jusqu'a-
près l'élection du nou-
veau pape. Il ne fau-
drait pas croire cepen-
dant qu'ils soient seuls
dans leur retraite. En
1878. il y avait 250
personnes enfermées
au \"atican. Les 60
cardinaux électeurs
avaient tous leurs se-
crétaires et leurs do-
mestiques. On comp-
tait en outre 6 maîtres
des cérémonies, 2 mé-
decins, 4 barbiers, un
menuisier, i maçon, i
pharmacien, i serru-
rier, I vitrier, i plombiei
■cuisine, 4 cuisiniers, 7
à chaque cardinal dans une voiture de
gala qu'escortait un sénéchal, flanqué
d'un échanson et d'un écuyer. Les
membres du Sacré Collège ont renoncé
à cet usage et prennent maintenant
leurs repas, préparés à l'intérieur du
Vatican, dans leur appartement parti-
culier. Le personnel subalterne mange
LE CORPS DU PONTIFE EXPOSÉ DANS I.A CHAPELLE
DU SAINT-SACREMENT
. 2 chefs de
garçons, 24
valets, etc. Tout cela formait une petite
paroisse sous les ordres du camer-
lingue. Les exercices de piété y étaient
réglés et tous étaient tenus d'y assister.
Les cardinaux ont le droit de faire
apporter leurs repas du dehors. Cette
coutume, très ancienne, donnait lieu
autrefois à un cérémonial très curieux
dont les badauds de Rome faisaient
leurs délices. On apportait les vivres
en commun. Le premier scrutin pour
l'élection du nouveau pape a lieu le
lendemain de la clôture du Conclave,
après la messe du Saint-Esprit. Le
Saint-Esprit a fort à faire, si l'on en
juge par le nombre considérable de
scrutins qui ont marqué certaines élec-
tions pontificales. Parfois même on
tente d'arrêter ses lumières, comme en
témoigne une gravure satirique repré-
sentant le Conclave pour l'élection de
Clément XIW en 1701). Les jésuites
24^
AUTOUR DU CONCLAVE
COMMENT ^ON PORTAIT, PENDANT LE CONCLAVE, LES VIVRES AUX CARDINAUX
étaient défavorables, dit-on, à ce can-
didat, et la puissante Compagnie intri-
guait pour le faire échouer. La gravure
représente la salle de vote du Conclave
avec tous les cardinaux, et tout en
haut, sur une corniche, un jésuite
juché qui tente, avec son chapeau, d'ar-
rêter l'Esprit-Saint qui veut entrer par
la fenêtre.
Le malintentionné en fut d'ailleurs
pour ses frais. Clément XIV fut élu.
Au bas de la gravure, l'auteur
adresse aux Jésuites ce salutaire aver-
tissement :
Ainsi, sous un Pontife plein de zèle
Des talents, des vertus le plus parfait modèle.
Gardez-vous de former de chimériques vœux.
Sous le règne desbonsles méchants durent peu.
Quoi qu'il en soit, les élections pon-
tificales n'allaient pas
toujours sans incidents. •
Les scrutins se succé-
daient souvent durant de
longs jours sans aboutir,
et l'on échangeait parfois,
dans la salle de vole,
des propos exempts d'a-
ménité. Léon XIII, alors
simple abbé, raconte
d'une manière humoris-
tique, dans une lettre à
son frère, les péripéties
plaisantes qui accom-
pagnèrent l'élection de Grégoire X'VI..
Cepontifen'obtenaitla tiare qu'après-
de nombreux scrutins, et encore réu-
nissait-il péniblement les deux tiers-
exigés pour être proclamé. En 1846,
Pie IX était élu au 4" tour avec 36 voix.
Léon XIII ralliait au i^"' tour 23 suf-
frages, contre 7 à Bilio et s à de Luca
et à Franchi. Au 2*= tour, il en réunis-
sait 38. Il lui manquait encore 3 voix.
Un troisième scrutin les lui donna.
Le vote, nous l'avons dit, a lieu dans-
la chapelle Sixtine. Au-dessous du
Jugement dernier, de Michel-Ange, est
dressé un autel, sur la table duquel
est posé le calice de vermeil où chaque
cardinal dépose son bulletin. .Vu pied
de l'autel, une table pour le dépouil-
lement du scrutin; et, à proximité.
CIlAMnUE
DFS CARDINAUX AU CONCLAVE ET TOUR
POUR l'entrée des vivres
AUTOUR DU CONCLAVE
245
disposés en fer à che-
val les stalles des car-
dinaux surmontées des
baldaquins, insignes
delà souveraineté, qui
s'abaissent dès qu'est
proclamé le nom du
nouveau pape. Près de
la porte d'entrée s'ou-
vrent deux cabinets de
toilette dont l'un con-
tient les vêtements
blancs que revêt, sitôt
élu, le nouveau Pon-
tife.
Lorsque, en 1878, le
dernier scrutin donna
la majorité au cardinal
Pecci, le sous-doyen
du Conclave vint s'agenouiller devant
lui et lui dit :
— Acceptes-tu ton élection régu-
lièrement faite au Souverain Pontifi-
cat r
— Puisque Dieu le veut, je n'y con-
tredis pas, répond le camerlingue.
— Et quel nom porteras-tu >
— Celui de Léon XIII, en sou-
venir de Léon XII, pour lequel j'ai
AUSSITOT
PROCESSION'NEI.
AUORATION DU PAPK ASSIS SUR l-E M A ITR i;-AU lEL
DE I. lÔGLISE SAINT-PIKRRK
ÉLU, L1-: iSOUVEAU PAPE EST GDONUi
LEMENT A LA BASILIQUE DE SAINT-PIERRE
toujouis eu une profonde vénération.
Et, après avoir revêtu la soutane
blanche, il se rendit à la loggia inté-
rieure de Saint-Pierre, d'où il bénit
la ville et le globe. (( Les bras étendus
pour bénir, avec sa maigreur ascé-
tique, il avait l'air d'une croix vivante
et, dans ce geste ample et solennel,
vicaire de Jésus-Christ et successeur
du Pêcheur d'âmes, il saisit deux cents
millions d'âmes. »
Ce que fut ce ponti-
ficat de ^ingt-cinq ans,
nous n'essayerons pas
de le dire. Bornons-nous
àconstater que LéonXII I
fut un grand pape, à
l'égal des plus illustres,
et que rarement l'EgUse
a éprouvé une perte plus
douloureuse. Et quel
qu'il soit, son successeur
assume une redoutable
tâche.
Ce successeur quel
sera-t-il> Lequel, parmi
les cardinaux p.ipahles,
ceindra la tiare et pren-
dra en mains les clefs de
2^6
AUTOUR DU CONCLAVE
la Maison de Dieur II serait bien diffi-
cile de le dire.
Il n'est pas sans intérêt néanmoins
de rappeler les pronostics sans nom-
bre que les fréquentes maladies de
Léon XIII suscitaient périodiquement.
Les chances de chaque cardinal à la
tiare étaient exposées victorieusement
par leur parti — car il y a des partis
au Vatican — et. chose curieuse, les
arguments en faveur des divers papa-
bili étaient tous puisés à la même
source, dans la fameuse prophétie de
saint Malachie, évêque irlandais du
xii^ siècle.
Tous les papes, jusqu'au 112', sous
le pontificat duquel doit survenir la fin
du monde, y sont désignés par une
devise latine qui, presque toujours,
s'est trouvée présenter une analogie
soit avec les armes de famille du pape
élu, soit avec sa ville d'origine, soit
même avec son propre nom ou des
événements connus de sa vie. Ainsi
.MONSKMiNKUK SVAMPA
Urbain III, dont les armes portaient
un crible, est désigné par la formule
Sus in cribro; Grégoire VIII, cardinal
de Saint-Laurent, avec une épée sur
son écusson, par la devise Ensis Lau-
rentii; Pie III, de la famille des Picco-
lomini, par celle d& De parvo homine;
Luna cosmedina indique Benoit XIII,
de la famille de Luna et cardinal de
Santa Maria in Cosmedin ; et De Capra
et Albergo Pie II, secrétaire des cardi-
naux Capranica et Albergotti.
Ces étranges coïncidences s arrêtè-
rent en 1590,. à l'élection de Gré-
goire XIV. Depuis cette époque, la
prophétie de saint Malachie ne donne
plus que des indications erronées ou
fantaisistes. Sur 27 pontifes on ne
trouve d'approximative que la devise
Lumen in cœlo appliquée à Léon XIII.
Dans cette devise, les déchiffreurs
d'horoscopes ont prétendu voir une
allusion à la comète qui flamboie sur
1 écusson nobiliaire des Pecci.
Comment expliquer le fait
bizarre de cette prophétie qui,
après avoir annoncé 74 papes, l'un
après l'autre, sans erreur, se
trompe ensuite sur tous les autres,
avec la même régularité ? Les
armes des 74 pontifes étaient-elles
composées, conformément aux in-
dications de saint Malachie, dès
l'issue des Conclaves? La chose
est peu probable. Ou faut-il croire,
avec certains critiques, que la fa-
meuse prophétie de l'évêque irlan-
dais est l'œuvre d'un faussaire qui
vivait au xvi*" siècle ?
Quoi qu'il en soit, le successeur
de Léon XIII y est désigné sous la
formule l'unis ardens. Ne fût-ce
que pour permettre à nos lecteurs
de contrôler le pouvoir divinatoire
de saint Malachie, il n'est pas sans
intérêt de rechercher lequel, parmi
les papahili, paraît répondre le
mieux aux indications de la pro-
phétie.
Le mieux désigné des 65 car-
AUTOUR DU COxNCLAVE
dinaax semble être le cardinal
Svampa, archevêque de Bologne.
Au milieu de son écusson rayonne
un grand soleil flambant. L,'ignis
ardens, n'est-ce pas lui > Ses dio-
césains en sont persuadés et pa-
rieraient qu'il est le futur pape.
Un jour, dans un congrès catho-
lique tenu à Ferrare, le cardinal
Svampa, entouré de nombreux
évèques, assistait à une réception
donnée en son honneur. De nom-
breux compliments, en prose et en
vers, en italien et en latin, furent
récités à la gloire de léminent
prélat. Un jeune homme, entre
autres, se mit à déclamer avec em-
phase et salua dans la personne du
cardinal Yi^nis ardens prédestiné
à la triple couronne. Le cardinal
ne broncha pas et feignit de ne
pas entendre. Le jeune déclama-
teur, assez penaud d'avoir manqué
son effet, vint au cardinal quand
les discours furent terminés et lui
dit:
— 'Vous avez entendu, Eminence,
l'augure prophétique >
— L'augure prophétique'- Non, je
n'ai pas entendu...
— Mais comment?-... Votre Emi-
nence ne se souvient pas que j'ai salué
en elle Yignis ardens ?
— Mon cher ami, j'ai pour principe
de ne jamais me sou\'enir de ces plai-
santeries.
Et il lui tourna le dos.
D'autres que le cardinal Svampa
peuvent prétendre à Vignis ardens : le
cardinal Manara, par exemple, dont
le blason de famille contient un autel
fumant, ou le cardinal Pierotti qui. en
sa qualité de dominicain, a dans les
armes de son Ordre le chien symbo-
lique de saint Dominique qui porte
dans sa bouche une torche enflammée.
La fantaisie des interprétateurs ne
connaît point de limites. Les partisans
du cardinal Rampolla ne se sont-ils
pas imaginés de voir en lui Yignis
.MONSEIGNEUR GOT'Ii, C AR DIN AL-MUl N K
ardens, à cause de sa nature ardente et
de son tempérament combatif, à cause
aussi de son pays d'origine, la Sicile,
où l'Etna fume et lance des flammes ?-
Aussi les amis du cardinal Sérafino
Vanutelli, qui est l'adversaire déter-
miné de Rampolla, se sont-ils em-
pressés de revendiquer la désignation
prophétique pour le Grand Péniten-
cier, sous prétexte que les Séraphins.
dans les vieilles légendes, sont tou-
jours représentés avec des ailes fulgu-
rantes et éblouissantes de clartés.
Le doux cardinal Gotti lui-même,
celui que naguère on désignait comme
le successeur probable de Léon XIll,
n'a pu échapper à l'ingéniosité de ses
partisans. Comme quelqu'un s'inquié-
tait de ne pouvoir lui attribuer en
aucune façon Yignis ardens^ un prélat
de ses amis donna l'explication sui-
vante qui satisfit son interlocuteur :
— Tranquillisez-vous, lui dit-il, le
cardinal Gotti est au contraire désigné
348
AUTOUR DU CONCLAVE
avec la plus grande précision. Il appar-
tient à Tordre des Carmélites, dont les
origines remontent au prophète Elie,
qui, comme chacun sait, fut enlevé
dans le ciel sur un char de feu.
En faveur de Gotti, on a même
exhumé une autre prophétie, moins
connue que celle de saint Malachie.
le Vaticinhun memorabile, d'après la-
quelle le futur pape sera (( ceint d'une
corde et viendra du rivage. » Or, Gotti
est carmélite et archevêque de Gênes.
Malgré toutes ces prédictions, le
cardinal Gotti a perdu depuis peu bon
nombre de ses chances à la tiare. Il
rencontra pour son malheur un rédac-
teur du Figaro et se laissa interviewer.
C'était après le procès des Assomp-
tionnistes. Le cardinal ne sut pas ou-
blier qu'il était moine et fit une charge
à fond contre Rampolla, qui avait
abandonné les Pères de la Croix aux
rigueurs du gouvernement français. La
critique était vive, la rancune fut tenace.
Léon XIII et son secrétaire d'Etat par-
donnaient difficilement la moindre dé-
sapprobation de leur politique. Gotti
tomba en une sorte de disgrâce, et
depuis cette époque il vit. entre l'étude
et la prière, dans la solitude d'un cou-
vent de carmélites d'où les journalistes
sont rigoureusement bannis.
Malgré son humble origine, le car-
dinal Gotti a fort grand air, avec quel-
que chose de doux et de hautain tout à
la fois. Il est éminemment décoratif, mais
il possède aussi une profonde science
théologique ; il est en même temps un
mathématicien de premier ordre.
Le cardinal Rampolla est la figure
la plus discutée, la plus prônée, la
plus combattue du Sacré Collège, non
seulement à cause de ses hautes fonc-
tions qui en font en quelque sorte un
vice-pape, mais aussi à cause de son
caractère. Il est dur, hardi, rude, sou-
vent même violent, mais toujours sin-
cère. Il y a en lui quelque chose de ces
cardinaux d'autrefois qui montaient à
l'assaut des villes. Il semble plus fait
pour combattre que pour prier. Aux
cérémonies de Saint-Pierre il passe
inaperçu ; aux Consistoires du Vatican,
il est magnifique d'énergie et d'intelli-
gence. C'est un dominateur. Avec de
telles qualités et de tels défauts, il s'est
fait des amis dévoués et des adver-
saires irréductibles. Le vœu de Léon XIII
eût été de l'avoir comme successeur et
comme continuateur de sa politique.
Mais, au Conclave, s'il est certain de
conserver les voix amies, il est aussi
assuré de n'en pas gagner une de plus.
Le cardinal Oreglia, Grand Camer-
lingue, le cardinal Seraphino Vanu-
telli. Grand Pénitencier, le cardinal
S\ampa, archevêque de Bologne, et
le cardinal di Pietro, Préfet de la Con-
grégation, sont des papes possibles.
Mais quel sera l'élu?
Aucun d'eux, affirment les fins poli-
tiques qui gravitent autour du Vatican.
(3n choisira sans doute un cardinal peu
connu, chargé d'ans, éloigné de tous
les partis, préoccupé seulement d'em-
ployer les dernières années de sa vie
aux fonctions décoratives de la dignité
suprême.
Mais les plus habiles s'y trompent.
Sixte-Quint paraissait bien malade, lui
ausssi, et bien peu dangereux : il fut un
pape de grande allure. Léon Xlll
n'inspirait pas plus de crainte, et il
mena ses cardinaux, pendant vingt-
cinq ans, avec une main de fer.
Mais qu'importe, après tout!
Quel que soit le nou\eau Pontife,
quels que soient son caractère et sa
\aleur, l'Église a ce privilège précieux
qu'elle revêt son chef d'une auréole
sainte et qu'elle poursuit sa destinée à
travers les siècles, immuable et tran-
quille, à l'abri de cette soutane blanche,
dans le recueillement des peuples ca-
tholiques prosternés.
François ( >i<.\s rui;.
»&&y#€«Tt
LA GYMNASTIQUE #— «
B_# CONTEMPORAINE
o o
Notre gymnastique française, faite
surtout d'exercices acrobatiques, est
bien loin de donner les résultats qu'on
serait en droit d'en attendre. J'engage
les lecteurs du Monde Moderne, qui
s'intéressent à ces questions, à
assister un jour à un concours de
gymnastique et d'y étudier, de
vz'sw, la conformation des gym-
nastes qui y prennent part.
S'il leur vient à l'idée d'éta-
blir une comparaison entre
les académies des jeunes
gens qu'ils auront sous les
yeux et celles des statues
grecques qu'ils aurontpu admirer
dansnosmusées.ils seront obligés
d'avouer, ou que les hommes
d'aujourd'hui ont considérable-
ment dégénéré dans la laideur du
buste surtout ou que ceux d'autre-
fois possédaient des méthodes de
culture physique que nous avons
perdues.
C'est cette dernière hypothèse
qui sera la vraie : la pâte humaine n a
rien perdu de sa malléabilité au cours
des siècles, mais jusqu'à ces dernièies
années nous ne connaissions vraiment
plus le secret de la morlclci-.
.WIII — >(..
La gymnastique encore officielle,
dont le colonel Amoros nous a affligés,
ne peut produire de beaux hommes,
dans le sens que les anciens donnaient
à ce mot et dans le sens que lui
donnent encore tous les artistes.
Ce qui frappe dans le profes-
sionnel de cette gymnastique
acrobatique, c'est le très grand
dé\eIoppement du buste et
le peu d'ampleur de la
partie inférieure du corps.
A des épaules énormes
correspondent des hanches
étroites et des jambes grêles.
C'est tout le contraire qui
devrait exister, puisque les
membres inférieurs, servant de
support naturel au corps, doi\ ent
être fortement musclés pour
donner à tout l'organisme une
solide assiette.
Cette anomalie frappante est
le produit forcé de la gymnas-
tique aux agrès.
Cesexercices nécessitent une véritable
transposition dans l'action des membres
et font jouer aux bras le rôle que nor-
malement doivent remplir les jambes.
Le poids du corps est suppoité par les
LA GYMNASTIQUE CONTEMPORAINE
bras, aussi bien dans les mouvements
qui s'accomplissent en dessous de la
barre, du trapèze ou des anneaux — les
bras suspendent alors le corps — que
dans les exercices en dessus — les bras
soutenant le corps.
Un homme qui, depuis nombre d an-
nées, se livre aux exercices du trapèze
et des barres, présente une voussure
de la colonne vertébrale qui atteint
parfois les proportions dune véritable
difformité.
Les épaules aussi sont déformées
par un mouvement de bascule de l'omo-
plate qui, tirée en avant à l'articula-
tion, saille en arrière à son extrémité
inférieure et donne au gymnaste ces
épaules ailées qui caractérisant le phti-
sique très maigre. Elles lui donnent les
apparences d un cachectique, et ce ne
sont pas là, précisément, les attributs
de la beauté plastique. Les moignons
des épaules, les muscles pectoraux et
dorsaux, qui acquièrent du développe-
ment, font paraître la poitrine plus
\ aste dans le sens transversal, mais, en
réalité, l'amplitude des mouvements
respiratoires n'a pas augmenté; le dia-
mètre antéro-postérieur est le même,
il n a pas diminué, mais le mou\ ement
de la respiration se traduit en arrière
par la voussure convexe du dos. La
poitrine n'est pas rentrée, mais les
épaules portées en a\ant en donnent
l'illusion.
Le gymnasiarque de profession, ou
l'amateur qui abuse des agrès, a le
cou enfoncé dans les épaules et le dos
rond.
Telles sont les critiques sommaires,
purement physiologiques et anato-
miques, que l'expérience personnelle
de quinze années de notre \ie. passion-
nément données à la gymnastique aux
engins, dont nous fûmes même, il y a
quelque dix ans, quelque peu virtuose,
nous permettent de formuler en com-
pagnie des maîtres incontestés de la
physiologie athlétique.
Culture Piiysioie.
Jamais peut-être la santé humaine,
la beauté et la force ne furent plus à
Tordre du jour des préoccupations des
hommes qu'à notre époque. Hygié-
nistes, médecins, sociologues, juste-
ment émus de la dégénérescence
effrayante dans laquelle la vie moderne
surchauffée, mangeuse d'existences,
précipite Ihumanité civilisée, se sont
attelés à la tâche de rechercher les
moyens susceptibles d'enrayer cette
décadence et de rétablir l'équilibre
inconsidérément rompu entre nos fa-
cultés physiques et nos facultés intel-
lectuelles.
Ce ne serait assurément pas dans le
cadre de cet article d'expliquer toutes
les causes qui ont pu contribuer à cet
amoindrissement de notre \italité et de
philosopher sur elles. Bien certaine-
ment la longue suite de guerres que
nous avons soutenues de 1792 à 1^1 s
n'y ont pas été étrangères. Elles ont
pris à la France le meilleur de son sang
et le meilleur de son muscle.
.Mais ce n'est pourtant là qu'une
cause secondaire, et les effroyables
hécatombes de la première République
et du premier Empire ne peuvent en-
trer en comparaison meurtrière avec
la consommation d hommes que l'in-
dustrie, la tuberculose, 1 alcoolisme, le
surmenage intellectuel ont faite depuis
un siècle.
Epuisées organiquement, les géné-
rations de travailleurs, les intellectuels
aussi bien que les manuels, plus peut-
être, ont présenté aux yeux observa-
teurs une décroissance constamment
accrue de la force physique. Les défor-
mations infantiles se sont multipliées
et ainsi se sont peuplés de rachitiques,
de scrofuleux, les hôpitaux d enfants.
pau\ res, douces et innocentes créaluies
Nouées à la souffrance exécrable et à la
\ ie sans joie ! Et c est à eux surtout
que doit aller notre immense pitié
parce qu'ils n'ont pas mérité l'héritage
LA GYMNASTIQUE CONTEMPORAIN
de misère qu'on leur a légué. Oui, la
société qui édifie au bord de la nier,
au vent du grand large, ces immenses
hôpitaux, comme celui de Berck-sur-
Mer par exemple, fait œuvre de solida-
rité et de fraternité, mais elle ferait
mieux de travail-
ler avec plus de
conscience à la
régénération de
s;s enfants.
Il va 'sans dire
que de la beauté,
la santé est la con-
dition sine quel
non, et qu il n'est
rien d'affligeant et
de laid comme le
spectaclededéfor-
formation anato-
mique dont tant
de malheureux
sont aujourd'hui
atteints. Et c'est
surtout chez les
enfants que ces
infirmités par-
viennent à leur
suprême degré de
tristesse.
C'est à cette
œuvre de santé et
de beauté que
s'emploie \ icto-
rieusement depuis
quelques années
déjà, la culture
physique telle que
nouslaconcex ons.
Parétymologie,
.a culture phy-
sique n'a qu'un but : la culture du
corps, pour arriver au dé\eloppement
complet de l'homme et le mettre en
possession de toute la beauté et de
l(")Ute la force que la natuie a déposées
eu lui.
lu c'est là une ambition que tous les
lecteurs du Monde Moderne ont sûre-
ment éprouNce. les parents pour leuis
enfants, les enfants pour eux-mêmes.
11 n'est arrivé à personne, en visitant
un musée, le Louvre par exemple, où
se trouvent réunis les plus merveilleux
chefs-d'œuvre de la peinture et de la
statuaire, de ne pas désirer avoir un
fils ou une fille
aussi complète-
ment beaux qu'A-
pollon ou que
Vénus.
Si les artistes
de l'antiquité ont
réussi à symbo-
liser avec une telle
perfection, la
beauté et la force
dans le marbre ou
le bronze, c'est
qu ils avaient sous
les yeux des mo-
dèles dont la per-
fection approchait
de bien près celle
qu'ils ont eux-
mêmes exprimée.
C'est qu'en effet,
nulle part, à tra-
vers tout le passé,
le culte de la
beauté n'a étéplus
en honneur que
chez les Grecs.
Cette beauté, ils
l'aimaient dans la
poésie, dans la
littérature, dans
les arts, mais ils
l'aimaient surtout
dans la forme hu-
maine, et leur sys-
tème d'éducation \ isait la double per-
fectionde l'esprit et du corps. C'est pour
cela que leurs écoles, leurs (i gymna-
ses )) n'avaient qu'une bien lointaine
analogie avec nos écoles actuelles.
On s'y instruisait en marchant et la
culture physique y tenait une place au
moins aussi large que la culture intel-
lectuelle.
LA GYMNASTIQUE CONTEMPORAINE
La plus grande am-
bition d'un Grec était
d'être à la fois un
athlète et un philo-
sophe, de ceindre, aux
jeux d'Olympie, de
Delphes, de Némée et
de l'Isthme la couronne
de lauriers des vain-
queurs,et de remporter
sur l'agora le prix de
l'éloquence.
La gymnastique des
Grecs ne ressem-
blait pas à la
nôtre. Dans leurs
gymnases, vous
n'auriez rien vu
de ces appareils
bizarres qui sont appendus aux
plafonds des nôtres ; quelques
cordes lisses et c'était à peu près
tout, mais les haltères y étaient
à profusion.
Ce sont les Grecs qui ont
in\entéce merveilleux et rustique
appareil dont la simplicité fé-
conde ne connaît point de rivale.
Ils l'avaient d'abord imaginé
pour sauter, mais bientôt ils
l'employèrent aux mouvements
des bras. Les exercices aux hal-
tères alternaient chez eux avec
la lutte, la danse, la penthalte et le
ceste, exercices auxquels venaient s'a-
jouter l'hydrothérapie, la balnéothé-
rapie et le massage.
Et c'est cette gymnastique qui faisait
ces hommes remarquables dont on
admire au Louvre de si merveilleux
spécimens.
La \ Kurr.Mii.K Gyain.\stiquf,
On en conclura certainement a\cc
nous, que notre système actuel d édu-
cation physique est défectueux et
qu'il faut y renoncer quelle que soit la
force que la routine peut lui avoir
imprimée depuis un demi-siècle.
Les Suédois, qui. au point de \ uc
plastique, sont les Grecs modernes,
possèdent une méthode de développe-
ment corporel donnant des résultats
magnifiques et faisant des hommes
beaux comme des dieux antiques. C'est
la méthode de Ling. Elle tend surtout,
d'une façon scientifique rationnelle,
au perfectionnement réel de tout le
corps. Bien que ses mouvements à vide
paraissent au premier abord semblables
aux mouvements d'assouplissement des
autres écoles, il n'en est rien ; en réalité,
dans tous les exercices suédois, qu'on
s'adresse aux muscles dorsaux,
aux latéraux ou aux abdominaux,
l'élargissement de la poitrine est
poursuivi par l'effacement du
ventre, le recul des épaules et la
rectitude de la tête.
On y pratique, en outre, la
suspension au bomme^ sorte de
petite poutre horizontale que
l'on fixe à différentes hauteurs,
et aux espaliers^ séries de bar-
reaux horizontaux appliqués
contre les murs, de même que
les exercices et dé\eloppements
sur le sol: exercices d'exécution
simple et peu fatigante, dont
l'exécution méthodi-
que est très propre
à la correction des
fausses attitudes, à
l'harmonie extérieure du
corps, en particulier de la
poitrine et des épaules, et au
bon accomplissement des
fonctions respiratoires.
Assurément, si nous n'a-
vions en \ ue qu'une gym-
nastique pour sujets débiles
ou déformés, à toutes les
méthodes, c'est la méthode
suédoise que nous préfére-
rions. Et c'est sa théiapeu-
tique qu'il faudrait appli-
quer aux enfants malingres
et souffreteux qui sont ve-
nus au monde héréditaire-
ment ta lés.
LA GYMNASTIQUE CON TEM 1' OR AINE
25'i
Mais la gymnastique de Ling est,
à notre avis, trop exclusivement
médicale ; il faut songer aussi aux sujets
normaux. Il est certainement bien de
tourner constamment ses regards vers
les souffrants pour apaiser leurs maux
et leur donner la santé, mais il ne faut
point pour cela négliger les forts, ou
ceux qui peuvent le devenir, car ce sont
ceux-là qui sont pour l'avenir social
le gage le plus précieux et pour
l'humanité tout entière la certitude du
progrès.
On ^ ante fort la méthode anglaise
de Sandow et nous en avons pourtant
une en France qui vaut mieux quelle,
c'est celle de Desbonnet. Le plus
grand malheur pour lui.
c'est d'être Français.
S'il s'était affublé d'un
nom aux consonnances
d'.outre-Rhin ou d'outre-Manche,
il y a longtemps qu'il serait
célèbre. xMais il est des nôtres
et c'est pour notre bon sens une
raisonsuffisantepour le dédaigner.
Pourtant, sa gymnastique est la
vraie; elle répond victorieusement
aux objections que nous fai-
sions à la gymnastique suédoise,
étant demi-athlétique et demi-
médicale,
juste mi-
^-_^ », j. lieu entre
^ "!S> W^ 9r^^^ les mouvements
élégants, mais
trop doux de Ling, et
les efforts exagérés et
grotesques du colonel
Amoros.
C'est de cette gym-
nastique que Desbon-
net, parti des degrés
les plus bas de la force
humaine, s'est servi
après l'avoir décou-
verte, pour parvenir
aux sommets les plus
élevés delà puissance
musculaire et à une
beauté plastique à peu près
parfaite. Cettegymnastique
est exclusivement for-
mée d'exercices dits
du plancher.
On comprend qu'il
nous est impossible ici
d'en faire une exposi-
tion complète, qui nous
entraînerait bien au delà
des limites d'un article.
Mais il est évident qu'il
ne faudrait pas se payer
uniquement de mots et
que la meilleure manière
de prouver l'excellence
d'une méthode de
culture physique,
c'est de fournir les
exemples de ce qu'elle a donné.
Tout le monde a vu, ou en tout
cas a lu, dans les journaux, qu'un
athlète américain, Lionel Strong-
fort, d'une force colossale s'exhibait
tous les soirs au Moulin-Rouge
dans des poses plastiques et portait
sur ses épaules une automobile
pesant près de mille kilogrammes.
Lionel Strongfort est un élève
du professeur américain Attila et
c'est un des plus magnifiques
spécimens de la beauté humaine
que l'on puisse rêver.
L'Athlète n'est pas une brute.
Il faut aussi qu'une bonne fois poui
toutes, ceux qui voudront nous faire
l'honneur de lire ces lignes, ne soient
pas exposés à confondre les amateurs
d'athlétisme avec ces bateleurs de foires
et de places publiques, ventrus et
empâtés dans la graisse, dont les voix
caverneuses et éraillées groupent les
badauds aux carrefours. Ceux-là sont,
de l'athlétisme, les brebis galeuses, les
lourdauds inélégants, inharmoniques,
qui jonglent avec des poids truqués et
des haltères de zinc creux. Leurs
exhibitions sont un attentat à l'esthé-
-'"H
LA GVMNASTIOUF: CONTEMPORAINK
^f^\ tique humaine, de même
■pT^'; , / que leur langue et leurs
^*t g^ / mœurs sont, générale-
^ ^T ment, de tout point
déplorables. L'alcool est
fort en honneur parmi
eux et beaucoup, qui
tombent des records à
bras tendus avec des
poids de carton, restent
incontestablement plus
aptes à battre des
records de capacité
gastrique. Les femmes
surtout sont ignobles et
laides, déformées au
physique, oblitérées au
moral, ayant perdu de
leur sexe tout ce qui en
fait la grâce, la beauté, ^ l'attrait, le
charme qui captive et retient.
La monstruosité morale, l'atrophie
intellectuelle ont suivi une marche
parallèle et inverse du développement
phvsique. Il semble que chez eux l'exa-
gération musculaiie a \ïdé le cerveau,
frappé danesthésie la substance géné-
ratrice de la pensée.
Ce sont des brutes, des produits fac-
tices d'une éducation irraisonnée et
exclusive, des hypertrophiés de certains
organes de la musculature, des atro-
phiés cérébraux. Une seule partie de
leur dualité s'est développée, la
physique, etcncoïc en dépit des règles
les plus élémentaires de l'harmonie
humaine. Ils sont incomplets, déséqui-
librés, anormaux ; l'alcool et les excès
gastronomiques ont parachexé la lai-
deur.
Un l'hidias, un Praxitèle, un Léo-
nard de Vinci eussent bondi d'indigna-
tion à leur vue. Ce sont eux qui ont
jeté sur 1 athlétisme le discrédit duquel
il commence à peine de sortir.
Le gros pul^lic incompétent et peu
obser\aleui' les qualifie |d'athlètes,
d iiercules, de lutteurs, de faiseurs de
poids. Il entre autant de mépris dans
ces appellations c|U il rlc\iait v entier
de vrai respect pour les véritables athlè-
tes, pour ceux qui dans un beau corps
abritent une belle âme et une belle
intelligence.
Car c'est là l'idéal que nous préten-
dons atteindre, l'idéal auquel sont par-
venus ceux qui se sont confiés aux
principes de la culture physique rai-
sonnée.
Maspoli, voilà assurément un des
hommes les plus forts et les plus beaux
qui soient au monde, un homme qui,
en Angleterre, pays de muscle et de
sport, n'a trouvé personne pour appro-
cher ses records de poids lourds. Eh
bien, cet hommen'est pas seulement un
gentleman dans l'acception entière que
nos formalistes voisins attachent à ce
mot, c'est encore un sculpteur des plus
distingués.
\'oilà deux frères, Léon Sée, ingé-
nieur, Alexandre Sée, artiste peintre.
Ce sont deux athlètes remarquables et
deux intellectuels !
Maspoli, les deux Sée, et tant d'au-
tres que nous pourrions citer, ne sont à
vrai dire, ni des athlètes, ni des intel-
lectuels, ce sont tout simplement de
vrais hommes chez qui tous les ressorts
de l'énergie, de la puissance ont
été poussés aux limites extrêmes-
Tandis que chez eux, par une
culture scientifique, les muscles
augmentaient de
densité et sail- ^■
lissaient dans
ces proportions
admirablesdoù se dégage la
beauté plastique, le cerxeau
n'était point laissé en friche.
Lui aussi, par l'étude, qui
est sa gymnastique à lui,
se développait, augmentait
son mystérieux et formidable
pouvoir. Laflammedebintel-
ligence au sommet de 1 édilice
humain plus fort et plus
beau luisait de son éclat
souverain.
(v'est une sottise de pré-
LA (GYMNASTIQUE CONTEMPOf^ AINE
tendre qu'aux hommes d'étude sont re-
fusées les joies de la large vie des
muscles, de même que c'est une sottise
inverse daflirmer que les adeptes
du muscle sont pour jamais sourds
aux délices profondes de l'intellectua-
lité.
Platon était un athlète et un philo-
sophe. Pascal, qui ne fut qu'un penseur,
devint fou.
La cérébralité goulue mangea l'en-
veloppe trop frêle, se tendit à l'excès
et se brisa.
L'athlétisme entre dans une voie
nouvelle. Dégagé de la gangue ignomi-
nieuse des bateleurs de places publi-
ques, il va reprendre son rôle dans la
cité humaine pour la santé, pour la
beauté et aussi pour la bonté. Car,
c'est encore un fait que la puissance
musculaire porte l'homme à la bonté, à
la patience, à la longanimité, à la ma-
gnanimité.
La méchanceté est une herbe ché-
îive, qui ne peut croître dans l'âme d'un
véritable athlète ; la douce et modeste
ileur de bonté, au contraire, y pousse
et la parfume.
De nos jours, l'athlétisme hellénique
ressuscite, accru des apports de la
science moderne à la physiologie, de
tout ce que l'expérience et ^obser^'a-
tion nous ont enseigné depuis Milon
de C^rotone, mais toujours entier
dans son idéal de beauté, dans sa
suprême grandeur de réaliser la pensée
de Juvénal : mens sana in corporc
saito .
En résumé, le faux athlète est une
brute, le véritable athlèteestun homme
complet, mettant au service de sa va-
leur esthétique et intellectuelle une
puissance décuplée. C'est un ami pas-
sionné de cette beauté dont les grands
artistes de toutes les époques ont fixé
dans le marbre ou sur la toile la su-
blime perfection.
Chercher à l'atteindre et à la réaliser
dans la vie est un rêve qui vaut la peine
d'être rêvé.
Les Fe.M-mes et les Enfants
NE SONT pas exclus DE LA CuLTURE
Physique.
Ce qui fait encore la supériorité de
la culture physique sur toutes les
autres méthodes d'éducation physique,
c'est que ni les femmes ni les enfants
n'en sont exclus.
On sait, en effet, qu'il est impossible
sans danger à une femme de se livrer
aux exercices difficiles de la gymnas-
tique acrobatique.
On a essayé d'introduire dans les
établissements d'éducation et d'instruc-
tion de jeunes filles, la gymnastique
d'agrès, mais il a fallu y renoncer rapi-
dement non pas seulement à cause
d'accidents toujours possibles, vu la
constitution délicate et fragile de la
femme, mais encore par le déveli>ppe-
ment musculaire exagéré qu'elle don-
nait aux membres supérieurs, dévelop-
pement non compatible a\ec l'esthé-
tique féminine.
La gymnastique acrobatique n'est
■56
LA GV-MXASTIQUE CONTE M I' O R A|I N E
pas davantage à la portée des entants,
imprudents par nature et chez qui les
efforts qu'elle nécessite peuvent déter-
miner un arrêt de la croissance.
Il n'en est pas de même pour la cul-
ture physique. Sa faculté de graduer
la dépense musculaire et l'harmonie
des mouvements qui la carac-
térise la rendent appli-
cableàtous. aux enfants,
aux femmes, aux
hommes, quelles
que soient leurs
forces et leurs con-
ditions morbides.
Elle aide et favorise la croissance des
enfants, donne aux formes féminines
plus de grâce : à la tenue, au maintien,
plus d'élégance et de souplesse.
Aussi, diminuer dans l'espèce hu-
maine la somme des souffrances, f^ué-
rir les malades, supprimer les diffor-
mités, donner aux faibles, avec la santé,
la force et la beauté, aux forts plus de
puissance, à tous la faculté de jouir
pleinement de la
vieetde la léguera
d'autres en un tré-
sor qu'on a le
devoir d'accroître
sans cesse, déve-
lopper tout l'être
jusqu'aux limites
extrêmes de la per-
fection humaine,
telle est l'ambition de la culture phy-
sique.
Elle a déjà prouvé que cette ambition
n'est pas au-dessus de ses moyens.
Albert Surier.
L^ANNIVERSAIRE
Ils s'étaient connus au bal, et le flirt
léger, éclos à la lumière des lustres et
bercéparunevalsetzigane, était devenu
peu à peu un véritable amour.
Lorsque Yvonne deMazeilles passait
au bras de Georges de Vaumont, on ne
pouvait rêver un couple plus harmo-
nieux. Elle était fine et mignonne
comme un bibelot détagère, avec des
mains et des pieds d'enfant. Des che-
veux très fins moussaient en auréole
d'or autour d'un visage mutin, au nez
légèrement retroussé; un teint très
pur, une bouche délicatement ciselée
et des yeux bruns dont l'expression
douce et sérieuse corrigeait ce que le
visage avait d'un peu trop gamin. C>e
contraste piquant était son grand
attrait, car il ajoutait à sa grâce fragile
de blonde le charme enveloppant des
brunes.
XVIII. — I-.
Georges de Vaumont était grand,
mince, souple, avec cette aisance élé-
gante que seule donne la race, ce je ne
sais quoi indéfinissable qu'on reçoit en
naissant, mais qu'on n'achète pas.
Ses cheveux châtains faisaient valoir
son teint mat où brillaient de splen-
dides yeux noirs, tour à tour passion-
nés et rêveurs, câlins et impérieux;
une fine moustache soyeuse ombra-
geait une bouche un peu moqueuse,
s'ouvrant sur des dents éclatantes.
Jeunes tous deux, de même caste,
de même fortune, ils étaient faits l'un
pour l'autre. Aussi, après une saison
où ils a\ aient presque toujours dansé
ensemble, le monde apprit a\ec plaisir
leur mariage.
'^'\onne ci'oyait que ce jour-là n'arri-
verait jamais et elle disait à ses amies:
— Je ne croirai à mon bonheur qu'en
258
LANNIVERSAUŒ
descendant les marches de l'église!
Ils se marièrent à Mazeilles, petit
village de Normandie où la famille
d'Yvonne habitait un ancien château
seigneurial donné par Louis XI\\ en
1678, à Guy de Mazeilles. après la paix
de Nimègue.
Leur voyage de noce dura six mois;
ils visitèrent l'Italie, l'Espagne, la Pa-
lestine et la Grèce. Tous les deux très
artistes, vibrant à l'unisson, ils eurent,
pendant ce voyage, des jouissances
rares, exquises, car il semble que l'on
s'aime deux fois lorsqu'on s'aime de la
même manière.
A leur retour à Paris, ils s'installèrent
dans un élégant petit hôtel à Passy, où
ils vécurent loin du tourbillon mon-
dain, savourant jalousement leur bon-
heur.
Un joli bébé était venu accroître leur
joie. Cet ange aux cheveux bruns était
le vivant portrait de son père : même
regard, même sourire, et plus tard
même démarche fière.
C'était la gaieté de la maison, ce
petit Guy: malheureusement, en ve-
nant au monde, il avait dérobé un peu
de la belle santé de sa mère qui, depuis
sa naissance, était restée souffrante.
Sans être vraiment malade, elle était
devenue très frêle et avait dû aban-
donner sa distraction favorite : monter
à cheval avec son mari.
Le tennis, le patinage qu'elle aimait
aussi beaucoup et où elle excellait, lui
étaient également interdits. Heureuse-
ment, très bonne musicienne, elle ac-
compagnait son mari, qui avait une
voix chaude, magnifiquement timbrée.
Aussi, le soir, c'était à eux deux d'inter-
minables concerts, et souvent le jeune
Guy. qui adorait déjà la musique,
séchappait de sa chambic dans sa
longue robe de nuit, et, passant sa lélc
mutine à travers la porte, criait :
iira\o, papa, encore!
C'élail un enfant d'une intelligence
et d une sensibilité extraordinaires.
In jour, il a\ait ahjrs quatie ans.
voyant sa mère plus fatiguée que de
coutume, il lui avait dit en l'embras-
sant :
— Petite mère chérie, je voudrais
aller au ciel demander au bon Dieu de
te donner la santé; il me semble que
si je pouvais lui parler, il ne me le
refuserait pas !
Le temps passait; le jeune ménage
était toujours aussi uni, aussi heureux
qu'au premier jour. Pour ne pas laisser
sa femme seule, Georges sortait très
peu; il occupait ses loisirs en peignant
avec un goût très sûr, de jolies aqua-
relles, et son triomphe avait été une
miniature de son fils qui venait d'avoir
huit ans.
Un soir, en rentrant, M. de \'au-
mont dit à sa femme :
— De\ine un peu qui je viens de
rencontrer, malheureuse et triste à
faire pitié > Ma cousine de la Jarre ! Tu
sais que j'étais très étonné de ne plus
avoir de ses nouvelles; son mari s'est
ruiné au jeu et, comme un lâche, il s'est
tué, la laissant seule au monde et sans
fortune.
— Tu aurais dû l'amener, Georges,
j'aurais essayé de la consoler un peu.
— j'y ai pensé; aussi je l'ai invitée à
déjeuner pour demain.
— Comme tu as bien fait! I
faudra l'entourer beaucoup, pauvre
femme, et lui donner un peu l'illusion
d'avoir encore une famille!
Le lendemain à onze heures, Georges
ai rivait avec sa cousine. C'était un type
étrange, d'une beauté peu banale.
(>asquée de chexeux noirs, de ce noir
bleuté si rare, qui descendaient en
épais bandeaux autour d'un ovale très
pur; une peau fine et blanche qui lais-
sait transparaître aux tempes un l'éseau
bleuâtre; une bouche d'une rougeui'
d arbouse, aux lèvres finement arquées,
un peu dédaigneuses peut-être, et des
veux gris vert, étincelants, frangés de
longs cils noirs qui \oiiaient leur éclat
métallique et inquiétant ; un profil de
madone, mais des veux de sirène.
L' A N M V E R s A I R E
J59
Sa taille ondoyante, admirablement
proportionnée, était moulée dans une
élégante robe noire, sobrement garnie
de crêpe.
La voix était harmonieuse, avec des
inflexions caressantes et rappelait
parfois celle de Georges.
Tout de suite, Yvonne fut gagnée
par le charme étrange, mais indiscu-
table, qui émanait de V^alentine. Sans
être gaie, ce qui eût été de mauvais
goût, M""^ de la Jarre sut captiver sa
cousine, causant avec esprit et finesse.
Elle glissa sur la mort de son mari et
la triste situation où elle était restée
avec beaucoup de tact, en disant seule-
ment combien il était pénible de vivre
seule, sans enfant.
— Ah! si j'avais un amour comme
celui-ci! dit-elle en prenant Guy sur ses
genoux. Tu m'appelleras tante, n'est-ce
pas chéri, cela me rendra si heureuse!
— Non madame, dit Guy poliment.
— Et pourquoi r
— Parce que vous n'êtes pas ma
vraie tante et je ne veux pas mentir.
— Mais on te le permet; ça ne fait
rien; n'est-ce pas Georges >
— Allons, Guy, dit celui-ci, pas
d'enfantillage; tu appelleras cette
dame, ma tante, ou bien tu sortiras de
la pièce!
— Eh bien papa, j'aime mieux sortir,
dit le petit homme en regardant \'a-
lentine, et de son pas décidé, il quitta
le salon.
Cette scène a\ait jeté un malaise
inexplicable; pour le dissiper, on lit un
peu de musique.
La journée s'avançait, \'alentine se
retira et, le quartier étant un peu désert,
Georges l'accompagna.
Restée seule, Y\onne alla retrouver
Guy dans sa chambre d'études; l'en-
fant était occupé à faire ses devoirs et
n'avait pas entendu entrer sa mère.
— Comment Guy, on ne vient pas
demander pardon d'avoir été méchant
aujourd'hui > Pourquoi as-tu désobéi
tantôt?- (> est très mal; tu vois comme
tu as fâché papa! Cette dame t'aime
beaucoup, elle a du chagrin de ne pas
avoir un petit garçon comme toi pour
lui tenir compagnie, et il faut que tu
l'aimes aussi, mon chéri.
— Non. jamais, maman! dit le petit
garçon avec une énergie bizarre; je la
déteste, elle a l'air méchant avec ses
vilains yeux verts, et j'ai bien vu comme
elle était contente de me faire gronder !
Et puis dans mon cœur, maman, il n'y
a plus de place. Dans la première moi-
tié, il y a le bon Dieu, dans la seconde,
papa et maman, et c'est tout ! Ah ! et
puis, dit-il en souriant, il y a aussi un
petit coin pour Dick !
Celui-ci était un petit poney irlandais
qu'on lui avait donné pour ses étrennes
et qu'il montait déjà très gentmient
\'oyant sa mère qui souriait, il lui
jeta les bras autour du cou, dans un
élan de tendresse, en disant :
— ■ \'ous n'êtes plus fâchée, maman,
puisque vous riez ?
Et entre deux baisers Guv fut par-
donné.
II
M'"" de la Jarre était devenue mam-
tenant la compagne inséparable d'Y-
vonne. Elle passait de longues heures
auprès d elle, lui faisant de la musique,
lisant ses auteurs favoris et tâchant par
mille moyens de distraire ses heures de
réclusion.
Souvent Al'"' de X'aumont. ne voulant
pas la priver de sortir, disait à \'alen-
tine de monter sa jument .ariette et de
faire quelques promenades avec Geor-
ges et Guy.
Très bonne amazone. M'"' de la
Jarre avait accepté : mais le plus sou-
vent Guy restait à la maison, aimant
mieux se priver de son plaisir favori
plutôt que de sortir avec cette pseudo-
tante qu'il n'aimait pas.
i'ous les ans, au mois de mai, les de
X'aumont partaient pour iMazeilles. Les
parents d Yvonne étaient morts et
L A N N I V E R s A I R E
n'ayant pas de frère, le château lui était
resté.
Mais cette année-là, Georges parais-
sait vouloir retarder le départ.
Il prétextait une foule de raisons
bonnes ou mauvaises : le temps était
encore un peu frais, il y avait des répa-
rations à faire dans leur villa qu'il
voulait surveiller, bref les mille motifs
qu'on trouve lorsqu'une chose nous
tient au cœur.
Les semaines passaient, et on était
encore à Paris, Yvonne regrettait ce
retard, moins cependant que Guy, qui,
cette année-là surtout ne voyait le
moment de partir sachant, qu'au châ-
teau, il ne verrait pas M'"'^ de la Jarre.
Chose bizarre, le petit garçon, si
affectueux en général, avait toujours
conservé une antipathie contre \ alen-
tine, et malgré les avances de celle-ci
et les reproches de ses parents, ce sen-
timent avait toujours grandi. Il était
poli, mais c'était tout, jamais un baiser
ni un mot caressant.
Quand elle était là, il s'asseyait dans
un coin, ne perdant pas un de ses
mouvements et semblant la surveiller
du regard. Il sentait, avec cet instinct
très sûr chez les sensitifs, qu'à cause
d'elle son père, qu'il adorait, était plus
sévère avec lui.
La veille du départ pour Mazeilles
arriva enfin. Ce soir-là, \'alentine de-
MÙt dînera la maison lorsqu'elleenvoya
dire qu'étant un peu fatiguée, elle ne
sortirait pas.
Lllcirait leur dii-e adieu le lendemain
à la gare.
Le dîner fut pénible. On aurait dit
qu'une gêne indéfinissable était dans
lair. Un souflle d'orage pareil à ces
poussières impalpables qu on ne peut
chasser, mettait son malaise entre ces
ùtressi apparemment heureux. Georges
était soucieuxet faisait desefforts inou'is
pour n en rien laisser voir; seul un pli
traversant le front liahissait sa con-
trainte morale.
(iuv.au contraire. étail très gai. plus
que d'habitude, mais cette gaieté même
paraissait irriter son père qui, deux ou
trois fois, le réprimanda durement, ce
qui amena de grosses larmes dans les
yeux de l'enfant.
Le repas terminé, après être rentré
au salon, Yvonne dit à son mari :
— Chante-moiquelquechosece soir;
tu deviens paresseux maintenant. Je
vais t'accompagner Sans /oz', c est mon
morceau préféré, tu le sais, et il y a un
siècle que je ne l'ai entendu.
Elle avait déjà ouvert le piano lors-
que son mari lui répondit :
— Mon Yvonne, je regrette de ne pas
céder à ton désir, mais je dois sortir.
Pourquoi pendant cette réponse vit-
elle briller devant elle les prunelles
d'acier de \ alentine, pareilles à deux
glaives qui lui tenailleraient le cœur?
— Ah! vraiment, dit-elle très pâle,
tu ne peux pas passer avec nous cette
dernière soirée?
— Non, c'est impossible; un ami a
absolument besoin de me parler et je
suis même en retard.
Et après avoir tiré sa montre, M. de
\'aumont quitta la pièce.
— Comme c'est ennuyeux, maman,
que vous n'ayez pas fait de musique
ce soir! justement nous étions tout
seuls, dit Guy avec un soupir. Enfin
nous allons bien nous rattraper au
château, dis maman? Tu ne me gron-
deras pas, n'est-cc-pas! Nous serons si
heureux tous les trois !
(( Si tu savais comme ça me fait de la
peine de l'entendre appeler papa
(( Georges )). Je ne \eux pas qu elle
l'appelle encore comme tu le fais ! Il est
à nous. Papa, rien qu à nous, et elle ne
doit pas nous le prendre ! »
\in entendant ces mots, Yvonne tres-
saillit, comme si Guy, avec son petit
doigt d'enfant, avait touché une fibre
endolorie de son être, une fibre qui
commencerait à souffrii-. Elle-même
s'étonna de cette impiession. .Allait-elle
de\enir jalouse maintenant?
Mais cette cousine, si Geortircs l'axait
YVONNE, C EST AUJOUKu'lHj'l SA l-KIE
L'ANNIVERSAIRE
aimée, il laurait épousée autrefois, di-
sait la raison tout haut. Oui, mais alors
c'était presqu'uoe enfant, insinuait
doucement la jalousie et aujourd'hui,
c'est une femme dans toute sa splendeur,
une fleur épanouie, tandis que toi,
maladive, tu déclines chaque jourl
— Oui, mais j'ai l'amour de Georges,
cet amour de dix ans dont je suis si sûre.
Hélas! de quoi est-on sûr ici-bas, et
peut-on dire en amour qu'on ne trem-
ble pas r Et toi-même, pauvre cœur,
que fais-tu en cet instant, sinon douter >
De même que nos yeux, lorsque nous
sommes dans l'obscurité, finissent, au
bout de quelque temps, par apercevoir
de vagues contours, dans le cœur
d'Yvonne se dessinaient des faits en
apparence insignifiants, mais qui s'en-
laçaient entreux comme se soudent les
anneaux d'une chaîne.
La femme de chambre, qui venait
chercher Guy. interrompit ses pensées
douloureuses. Elle baisa tendrement
la tête bouclée de son Hls dont les pau-
pières étaient lourdes de sommeil, et
essaya de chasser cette obsession
cruelle en prenant un li\ re. Mais elle
tournait les pages machinalement et
seuls ses yeux lisaient : enfin, lasse et
énervée, elle remonta dans sa chambre.
.\\ant de se mettre au lit. elle alla
embrasser Guy comme tous les soirs.
L enfant dormait d'un profond som-
meil; sa tête joliment penchée sur son
bras replié, comme un oiseau frileux,
et ses belles boucles brunes, qu'elle ne
pouvait se décider a couper, éparses
sur loreiller. Un rêve heureux devait
le bercer, car l'arc délicat de ses lèvres
se détendait dans un doux sourire, le
même qu avait son père, et sa ressem-
blance avec lui était si frappante qu'en
mettant ses lèvres sur ce fumt blanc.
Yvonne crut, dans une même caresse,
étreindrc ses deux grandsamoursd ici-
bas.
Le cœur doucement réconforté par
ce baiser et sentant ses ncrls apaisés,
elle rentra chez elle ; elle allait éteindre
la lampe lorsque ses yeux rencon-
trèrent dans le demi-jour de la pièce,
un objet brillant tombé sur le tapis; et,
le ramassant, elle vit que c'était le mé-
daillon que Georges portait toujours à
sa chaîne. Elle le lui avait donné avec
son portrait pendant leurs fiançailles.
C'était un ovale très simple en or mat,
avec les armoiries et la devise de
Georges finement tracées : <( Quand
l'honneur marche devant, Vaumont
suit par derrière. » Jamais son mari
ne s'en séparait, maintenant il conte-
nait aussi le portrait de Guy à un an.
— Comme Georges va se tourmenter
s'il croit l'avoir perdu dans la rue! se
dit Yvonne.
Elle allait poser la breloque sur la
table, lorsque presque inconsciemment
elle l'ouvrit...
Un mort se dressant de\ ant elle ne
l'aurait pas fait frémir davantage; au
lieu des deux portraits qu'elle croyait
\oir, sur la soie bleue se détachait une
fine miniature de Valentine! C'était
bien son visage pâle aux lèvres ar-
dentes, avec ses yeux verdâtres, dont
le regard cruellement énigmatiîjue
semblait la défier; les épaules et la
gorge d'une blancheur d'albâtre, déli-
catepient encadrées de tulle noir —
Yvonne jeta un cri déchirant, le cri
d'un être qu'onsupplicie, qu'onégorge,
le râle de son cœur saignant. Oh ! l'hor-
rible douleur, l'infâme trahison! Etre
trompée dune façon si lâche, si misé-
rable par celle qu'elle avait accueillie
comme une sœur et qui, traîtreusement,
lui volait son bonheur!
Et lui! Son Georges qu'elle adorait,
qu'elle plaçait si haut au-dessus des
autres! quelle chute lamentable avait
fait l'idole !
i^icndonc n a\ail pu le retenir, ni sa
femme, ni son enfant Quel cynisme
horrible lui avait-il fallu pour mettre
le portrait de cette femme à la place
des autres! Comment son honneur ne
s était-il pas ré\oltér
Par quels liens, quel chaimc mysté
L'ANNIVERSAIRE
rieux le tenait-elle esclave pour avoir
à ce point annihilé sa conscience, sans
que rien en lui ne tressaillît devant ce
sacrilège.
A cette heure, Yvonne n'en doutait
pas, il était près d'elle, il avait voulu
lui consacrer cette dernière soirée.
Elle comprenait maintenant pourquoi
il ne voulait pas partir.
Agenouillée près du lit, elle sanglo-
tait amèrement, mesurant avec épou-
vante l'étendue de son malheur.
Les heures passaient, et cette dou-
loui'euse veillée continuait toujours,
veillée funèbre, celle de son bonheur
mort.
Un coup frappé à la porte la fît tres-
saillir; c'était ia femme de chambre
qui apportait un mot de Georges,
envoyé par le chasseur du cercle :
(( Chère Yvonne
« Mon ami se bat demain matin et
m'a prié d'être son témoin. Je ne veux
pas le quitter ce soir; je rentrerai de-
main pour vous accompagner à la gare.
(( Georges. »
— Ohl le misérable, murmura
Yvonne, il ose parler d'affaire d'hon-
neur ! El froissant avec dégoût le court
billet, elle le fit flamber sur la bougie.
Quand le papier ne fut plus qu'un peu
de cendre, elle s'approcha de la table,
et, tremblante, écrivit ces mots :
« Georges, je pars en vous laissant à
celle qui est vraiment digne de vous en
lâcheté et en trahison. J'emmène mon
fils. Ne craignez rien ; continuez en
paix votre infamie. Je ne vous ferai pas
de procès, ne voulant pas traîner dans
ia boue le nom qu'il doit porter.
« Dieu veuille vous accorder un jour
le pardon que je ne vous donnerai
jamais.
« ^'VONNE. »
l^^llc mit la lettre dans l'enveloppe
a\cc le médaillon cl la cacheta.
Le lendemain matin, à six heures,
Yvonne et son fils partaient pour Ma-
zeilles, et quand Guy avait demandé
pourquoi on n'attendait pas son papa,
il n'avait eu que ces mots pour réponse :
— Ton père est parti et ne reviendra
pas!
II
Peu de jours après son arri\ée au
château,M"''^deVaumonl avait été prise
d'une fièvre violente
La secousse avait été trop forte pour
cette nature délicate et ce retour chez
elle, dans ces tristes conditions, avait
été un douloureux calvaire.
A chaque pas qu'elle faisait se dres-
sait le cher fantôme de son bonheur.
C'était là qu'elle s'était mariée, là que
Guy était né et, de chaque pierre du
château, des souvenirs se détachaient,
réveillant dans ce pauvre cœur meurtri
la blessure inguérissable.
La jeune femme avait été pendant de
longs jours entre la vie et la mort,
mais sa jeunesse avait triomphé. I lélas 1
on vit plus souvent avec sa douleur
qu'on n'en meurt !
Sa santé semblait même s'être raffer-
mie, et on aurait dit que la vie, par
cruauté, l'avait rendue plus forte afin
que sa faculté de souffrir en fût par là
même augmentée.
Guy, au contraire, était très changé ;
chez cet enfant, impressionnable à
l'excès, la souffrance morale s'était tra-
duite par un abattement extraordi-
naire; ce changement brutal dans son
existence l'avait meurtri et, comme une
lleur transplantée, il dépérissait à vue
d'œil ; son teint se plombait, sa petite
figure si ronde naguère s'était allongée
et ses yeux enfoncés brillaient a\ec un
éclat fiévreux. Lui si gai autrefois, res-
tait de longues journées sans bouger,
lisant ou travaillant, mais toujours
sérieux, avec une expression de tris-
tesse na\ rante sur un si jeune visage.
î64
L'ANNIVERSAIRE
jamais il ne prononçait le nom de son
père depuis qu'un jour où il avait
demandé si enfin « Papa reviendrait )),
il avait vu sa mère pâlir comme une
morte et sangloter toute la journée.
Le printemps avait deux fois fleuri
les haies embaumées de roses et les
glycines revêtaient de leurs grappes
délicatement nuancées les murailles
grises de Mazeilles. La \ïc se traînait
triste, monotone; Yvonne ne quittait
pas le château. Ses seules visites
étaient pour les pauvres du village, aux
veux desquels elle personnifiait la cha-
rité.
Un soir elle lisait, ayant Guy à ses
côtés, car il se blotissait toujours près
de sa mère, lorsqu'elle le sentit fris-
sonner et remarqua qu'il était plus
pâle que d'habitude. Elle lui passa la
main sur le front : il était moite de
fièvre. Elle le mit au lit: mais le voyant
très agité, elle fit appeler le docteur.
Celui-ci déclara aussitôt que l'enfant
était atteint d'une méningite d'autant
plus grave qu'il était déjà très affaibli.
Sa mère lutta douloureusement
contre la maladie, le disputant à la
mort. Enfin le soir du troisième jour,
il paraissait aller mieux, la fièvre étant
tombée; et Yvonne orisée par ces jour-
nées d'angoisse s'était légèrement
assoupie, tenant dans ses doigts la
petite main diaphane, lorsque 1 enfant
se dressant sur son lit dit :
— Papa, papal
— Guy, mon ange, je suis là, n'aies
pas peur.
— Petite mère chérie, je vois papa
qui est si malheureux... et qui nous
appelle. C)h! maman, il faut lui par-
donner, s'il nous a oubliés pendant si
longtemps. Oui papa... je t'aime tou-
jours et je \iens... je \iens t'em-
brasser....
Et en disant ces mots, il iclomba en
arrière, avec un dernier souriie. pâle,
les yeux levés comme dans une exta-
tique vision. Yvonne se précipita sur
lui. mais hélas! trop tard; la petite
âme blanche était partie là-bas, vers
l'éternité.
IV
Les grands cyprès prenaient, avec
les reflets du couchant, une apparence
fantastique, et sur la tombe blanche
devant laquelle M"'' de Vaumont était
agenouillée, un dernier rayon du soleil
d'automne venait mettre une auréole
d'or. Le soir tombait, Yvonne priail
toujours.
Tous les jours, la malheureuse
femme, deux fois frappée dans son
cœur, venait passer de longues heures
près de cette tombe, mais aujourd'hui
sa pieuse station se prolongeait davan-
tage : c'était le onzième anniversaire
delà naissance de Guy.
Comme la vie avait été impitoyable
pour elle ! Rien au monde ne lui restait!
— Mon Dieu, murmura Yvonne, les
mains crispées sur la grille du monu-
ment, je n'ai plus la force de souffrir;
vous m avez tout pris sur la terre, tout
ce qui faisait ma joie. Ayez pitié de moi
et prenez ma vie, cette vie si misérable,
sans consolation, sans espérance! J'ai
bu jusqu'à la dernière goutte l'amer
calice, mais, pitié pour moi, mon Dieu,
je n'en puis plus! il n'y a pas au monde
quelqu'un qui souffre plus que moi !
— V^ous vous tiompez ^ \ onne, dit
près d'elle une voix tremblante, il y a
ceux que déchire le remords !
La jeune femme se retourna, brus-
quement surprise; Georges était près
d elle. Elle eut un mouvement de recul
en le voyant et, pâle comme les fleurs
qui entouraient la croix de marbre,
elle lui dit frémissante :
— Eloignez-vousd ici, \ ous me faites
horreur. C'est à cause de \ ous qu il est
mort! Vous avez brisé nos deux vies et
votre présence estun sacrilège. Laissez-
moi tout ce qui me reste ici-bas. le droit
de pleurer en paix !
( )h ! pai" pitié, ^ \ onne, ne parlez
pas ainsi ! I )epuis deux mois que je suis
L'ANNMVEF^SAIRE
revenu d'Afrique, où j'ai cherché la
mort <jui n'a pas voulu me prendre,
chaque soir je viens ici; je me cache
comme un criminel pour m'agenouiller
sur la tombe de mon fils! Ah! quelle
expiation !
(( Je viens le prier de iaire un miracle,
de détruire la haine que je devine en
vous. Jamais, vous le voyez, je n'ai
essayé de vous rencontrer, sachant que
je vous aurais fait trop souffrir, mais je
ne puis plus vivre sans savoir si lécher
enfant que nous pleurons a pensé à moi
avant de mourir, s'il ne m"a\ait pas tout
à fait oublié! Oh! Yvonne, je vous en
supplie, au nom de tout l'amour que
vous lui portiez, dites-moi s'il a
prononcé mon nom, répétez-moi ses
dernières paroles; vous n'aurez pas le
courage de me le refuser! »
Yvort-ne se taisait toujours, et dans le
silence du soir, on n'entendait que sa
respiration haletante ; enfin, d'une voix
brisée par l'émotion :
— Soyez heureux, ses derniers mots
ont été pour vous, il a dit qu'il fallait
vous pardonner de nous a\ oir oublié
pendant si longtemps . Et il vous a par-
donné... Mais lui, c'était un ange. . Et
moi je ne peux pas... je ne pourrai
jamais! Et "h'\onne éclata en san-
glots.
Georges poussa un cridejoie,et tom-
bant à genoux à côté de sa femme, il lui
dit à voix basse :
— Yvonne, c'est aujourd'hui sa fête;
rappelez-vous comme autrefois nous
lui apportions ensemble ce qu'il dési-
rait! S'il était encore ici, de ses petites
mains il rapprocherait les nôtres. Pour
lui, non pour moi, hélas! qui en suis
bien indigne, cédez a sa dernière
demande, exaucez son vœu, Yvonne,
et pour ce premier anniversaire qu'il
passe au ciel, accordez ce pardon qu'il
réclamait !
... Avec la nuit tiède, parfumée des
senteurs de septembre, une atmos-
phère de paix et de calme semblait
s'étendre et envelopper les êtres et les
choses...
Un combat terrible se livrait dans le
le cœur de la malheureuse mère; enfin,
après une lutte suprême, elle tendit la
main à Georges. ..
Et Yvonne entendit dans son cœur
l'écho d une voix d'enfant qui du haut
du ciel disait : (( Merci! »
M.-L. Maitioi.y
'CllATF.Af DE KRONBORG A ELSEXEUR "- VUE PRISE DE I.A MF.K
LE CHATEAU DE HAMLET
Un écrivain, dont l'enfance s'écoula
entre les murs du château de Kron-
borg, d Elseneur, M. Jacob A. Riis.
publiait naguère, dans une revue
américaine, ses sou\ enirs et les impres-
sions ressenties plus tard au cours
d'une visite qu'il fit aux lieux où fut
son berceau. Nous empruntons à cette
étude la plupart des détails que nous
donnons ici sur ce château, doublement
consacré par la légcndeet par Ihistoire
Ce n'est pas le sou\enirde llamlel
qui est surtout \ivant, aujourd'hui,
au Kronborg et parmi le peuple d'I'^l-
seneur : l'ombre qui hante les salles
basses et les souterrains du vieil édi-
rice est celle de Holger Danske, le Bar-
beroiisse danois, qui attend, dans les
casemates de la forteresse, l'appel su-
prême que lui criera le Danemark au jour
du danger. .Alorsilsurgira,répée haute,
et chassera du^^ys l'envahisseur victo-
rieux. Que ne s^est-il montré en 1863,
à Dannavirke, sur le champ de bataille
où, depuis mille ans, les Danois ont si
souvent combattu pour leur indépen-
dance r L'appel de la patrie démembrée
n'était-il pas assez pressant!-
LE CHATEAU DE HAMLET
Le touriste qui visite leKronborg, en
quête de légendes et d'émotions rétro-
spectives, ne manque pas, lorsqu'il est
dans la cour intérieure, de tirer la corde
d une cloche qui résonne aux étages
supérieurs. Aussitôt une femme paraît,
une lumière à la main, et lui fait signe
de la suivre vers les portes du souter-
rain où Holger Danske tient toujours
prêt le glaive vengeur. Elle le conduit,
par les détours de longues galeries voû-
tées où l'humidité secondense en gouttes
et où l'obscurité est si épaisse qu'il
tremble en pensant qu'une de ces gout-
telettes suffirait à éteindre leur flam-
beau, jusqu'à l'entrée d'un souterrain
plus profond, que l'eau et les ébou-
lements rendent inaccessible. Là se
trouve une porte murée qui donnait
accès à un passage débouchant dans un
jardin, bien au delà des ouvrages exté-
rieurs du château, de façon à permettre
de prendre à revers les assaillants. Les
Suédois en avaient connaissance et su-
rent déjouer la tactique lorsqu'ils s'em-
parèrent de Kronborg. au milieu du
xvii^ siècle. Ils ont laissé dans les case-
mates, comme souvenirs de leur occu-
pation, des fourneausL gigantesques,
d'immenses chaudrons et d'autres usten-
siles qui témoignent encore du terrible
appétit des conquérants. On montre,
profondément enfoncé sous 1 eau sta-
gnante des douves, un caveau où ils
tinrent longtemps enchaînés le curé
Mendrick Gerner et deux de ses compa-
triotes, qui avaient comploté de rendre
le Kronborg aux Danois. L'un des trois
y mourut, peut-être dévoré par les rats!
Un autre, l'ingénieur des fortifications,
subit le supplice de la roue, et, en rece-
vant le coup de la mort, se moquait
encore de ses bourreaux. Le curé seul
fut mis à rançon et rendu à la liberté
après d'indicibles tourments.
On montre aussi dans la muraille,
épaisse en cet endroit de 4 à 5 mètres,
une profonde cavité, d'où l'on retira,
il y a un quart de siècle environ, une
trentaine de squelettes, tristes restes
des victimes qui y furent murées on ne
sait ni quand, ni pourquoi, ni par qui.
Un peu plus loin, la vieille femme
qui vous guide vous arrête devant un
bloc de granit dont la face supérieure
est concave et polie, à côté d'une grande
pierre fendue en deux.
— C'est ici le siège de Holger Danske.
dit-elle. Il est absent à cette heure, mais
c'est ici qu'il demeure. Cette pierre lui
sert d'oreiller. Vous voyez comme elle
est usée à l'endroit où pose son oreille.
Et si vous comprenez sa langue et que
vousinsistiez un peu,elle vous racontera
sans doute quelques histoires comme
celle-ci.
Depuis des siècles, Holger Danske, la
tête appuyée sur sa main et sa longue
barbe blanche épandue sur la table de
pierre, attendait l'appel suprême de son
pays. Un jour, il entendit un pas ei un
heurt à sa porte. C'était un des galé-
riensemprisonnésdansles casemates de
la forteresse, à qui l'on avait offert sa
grâce s'il se risquait seul auprès du
héros. L'homme, à tout hasard, s'était
muni d'une grosse barre de fer. Au
moment où il entrait, le chevalier se
leva. Les poils de sa barbe en pous-
sant avaient pénétré dans la pierre, qui.
à ce mouvement brusque, se brisa en
deux: mais il n y fit pas attention.
— - Qui es-tu? demanda-t-il, tandis
que ses yeux brûlaient 1 homme comme
des tisons ardents.
— Un fils du Danemark, répondit
hardiment celui-ci.
— Alors donne-moi ta main en témoi-
gnage que tu dis vrai; et il lui tendait
son dur gantelet grand ouvert.
L'homme, se fiant à l'obscurité, mit.
au lieu de sa main, la barre de fer dans
le poing du géant. Holger la prit et,
en la serrant, la tordit comme un rameau
de saule. Puis la laissant aller, ployée
en fer à cheval, il dit :
— (> est bien. Le Danemark n'a pas
encore besoin de moi. Je \ois qu il y a
de l'étoffe dans ses enfants. \'a 1
Quant à llamlet, sans les étrangers,
2bS
LE CHATEAU DE HAMLET
il n'y en aurait nulle trace au château
d'Elseneur . Longtemps les touristes an-
glais S'en retournèrent, désappointés de
n'y avoir point vu le tombeau de Ilam-
let. C'est la demande qui crée l'offre, le
plus souvent. On ne s étonnera
donc pas qu'un beau matin, au
haut d'un monticule inconnu jus-
qu'alors, un fut^de gianil
se trou\a dresse, portant
le nom du mélani.o!i
Si iiamlet est complètement oublié
dans toute la cité d'Elseneur, sans en ex-
cepter même l'antique cloîtredu Carmel
où les moines marmonnaient leurs
pricics plus de deuxsiècles avantque le
château fût bâ-
ti.etdontleder-
nicr prieur fut
\.ndiedb(>hi is-
tensen qui
LE VIKUX COUVf;NT DV CAKMtl. A ELSENKUR
Danois. En une saison, les touristes an-
glais l'eurent débité et emporté dans
leurs poches. L'année suivante, même
phénomène. Mais les hôteliers d'Else-
neur sont gens pratiques, et, aujour-
d'hui, le tombeau de iiamlet consiste
en plusieurs charretées de pierres et de
scories mises en tas. Les curieux de
reliques peuvent y butiner à l'aise. A
la fin de chaque saison, les déchets des
verreries du pays fournissent de quoi
combler les vides.
sauva le texte original de la Clnoniquc
de Saxo Grammaticiis^ il y a dans le
di'ame de Shakespeare d'indubitables
réminiscences de ivronborg.
Je ne rappellerai pas ce que le poète
anglais doit à cette vieille chronique,
dont l'auteur mourut vers l'an 1204,
soitqu'il ail pu la lire dans le texte latin,
soit qu il n en ait eu connaissance que
par une traduction anglaise publiée de
son temps; mais il est curieux de con-
stater que l'année où fut inauguré le
LE CHATEAU DE HAMLET
269
Kronborg, sur remplacement de la
vieille fontaine nommée par les habi-
tants des noms caractéristiques de
Floundeborg (le burg du Carrelet), et
de leHook (le Harpon), une trouped'ac-
teurs anglais contribua sans doute aux
réjouissances données par le roi de Da-
nemark à cette occasion ( 1 586). En tout
cas, cette troupe jouait à Elseneur à
cette époque, comme en font foi les
comptes de la cité, conservés dans les
archives royales de Copenhague. Les
acteurs nommés dans ces documents
s'appelaient William Kemp, Thomas
Stephens,GeorgeBryan, Thomas King,
Thomas Pope et Robert Percy. Ne
peut-on pas supposerque Shakespeare,
qui venait de quitter Stratfort-sur-
Avon, faisait partie de la compagnie
dans un emploi trop inférieur pour être
citer II y a, dans sa vie, juste à ce mo-
ment, une lacune qu'aucun de ses bio-
graphes n'a pu combler, et l'on sait de
façon sûre que trois au moins des ac-
teurs ambulants d'alors, Kemp, Bryan
et Pope, furent, pendant huit ans, ses
camarades de théâtre, de 1595 à 1603,
l'année même où fut publiée la pre-
mière édition de Hamlet.
Quoi qu'il en soit de ce voyage pos-
sible de l'apprenti comédien Shake-
speare, le poète dramatique connut
certainement Elseneur et le Kronborg,
sinon de ses propres yeux, du moins
par les récits et descriptions que lui en
firent ses collègues et compagnons.
Comment s'expliquer autrement qu'il
ait choisi l'île de Seeland pour y placer
des personnages d'une action que Saxo
Grammaticus, son inspirateur, situe
dans le Danemark continental > N'est-ce
pas qu'Elseneur et son château étaient
les seuls points du pays danois sur
lesquels il possédât des détails précis >
Il exagère, il est vrai, la hauteur des
falaises, que le beffroi de Kronborg
dépasse de plus de la moitié; mais
l'exagération est permise aux poètes,
et Shakespeare est de ceux qui ont le
plus et le mieux usé de la permission.
Par contre, sa topographie de la forte-
resse est exacte : on reconnaît encore
l'esplanade des remparts où les gardes
aperçurent pour la première fois le fan-
tôme du roi mort; et la nuit, lorsque
la lune découpe en ombres sur le sol
les moindres saillies de la forteresse, il
n'est pas besoin d'un grand effort d'ima-
gination pour se figurer encore qu'un
spectre passe dans le vent. Il est fa-
milier avec la grande salle des cheva-
liers, que Frederik II avait fait tendre
d'une immense tapisserie où étaient re-
présentés, d après ses dessins, cent onze
rois de Danemark, depuis Valdemar le
Victorieux jusqu'à lui et son fils Chris-
tian. C'est en cette salle qu'a lieu l'en-
trevue de la reineet dellamlet, au cours
de laquelle celui-ci perce d'un coup
d'épée, en criant : (( un rat! )) le cham-
bellan Polonius, caché derrière la ten-
ture, et qu'il prenait pour son oncle, le
roi meurtrier. La vieille chronique fait
poignarderl'espion sousun tas de paille
où il s'est réfugié. Pourquoi le poète
aurait-il changé cette indication, si sa
mémoire n'avait pas gardé l'image d'un
cadre plus réel? Et ceci devrait, soit
dit en passant, faire modifier le jeu de
scène où Ilamlet, contrastant la noble
figure de son père avec la basse physio-
nomie de Claudius, montre à sa mère
deux miniatures qu'il a sur lui. Ce sont
les deux portraits de la tapisserie que le
poète voulait qu'il indiquât d'un geste
indigné.
Cette tapisserie historique, après
avoir failli brûler en 1629, fut trans-
portée dans lepalaisde Frederiksborg,
lequel fut entièrement détruit par un
incendie, en 1X^9. On sauva cepen-
dant un fragment du précieux ou\rage
contenant les portraits de quinze rois ; il
est aujourd'hui au musée des antiquités
de Copenhague.
Un autre souvenir tragii-iuc, mais plus
certain et presque moderne, s attachi'
au château de Kronborg. On y fait voir
au visiteur la tour qui servit de prison
à la reine Caroline, pendant le procès
LE CHATEAU DE HAMLET
qui aboutit à la décapitation du comte
deStruensée, longtemps ministre tout
puissant de Christian VII et favori de
la reine. M. de Riis a rencontré à New
\ ork l'arrière-petit-neveu de cet homme
remarquable, tombé victime de la ja-
lousie des seig-neurs, qui éveillèrent la
après le restedu royaume qu'elleconsen-
tit à faire profession de luthérianisme.
Mais en 1573, Frederik II lui fit expier
son amour du plaisir: il la purgea des
gens nuisibles, en même temps que des
porcs et des chiens errants qui l'in-
festaient. Les règlements étaient d'une
grande rigueur, sur-
tout à l'égard des
femmes de mauvaise
\ie. Avant d'être
chassées de la ville,
les joyeuses ribaudes
étaient fouettées et
m a r q u é es au fer
rouge. Reprises, ont
lesessorillait. Si elles
revenaient une troi-
sième fois, on les en-
fermaitdans des sacs
F.SPLANADK DES
REMPARTS DU CIIATKAU
jalousie du roi. Le
dernier des Struen-
sée était un pauvre
cordonnier améri-
cain qui, vaincu par
la misère, se tua
dans son taudis.
Les temps de la
grandeur d'Elsc-
neurctdeKronborg
sont passés. Dèsl'é-
poque de la Réfor-
mation, la ville était
devenue, par l'effet
naturel de sa situa-
tion, la clef du commerce dans les
mers septentrionales; elle était célèbre
par ses richesses et par la vie gaie qu'y
menait sa population de marins. Aussi
i.A promenadk du i-antome
qu (Ml jclail aux eaux du Sund. Je ne
sais au juste combien de temps ce décret
d une vertu draconienne fut en vigueur,
— quatre ans. dit-on. — mais je crains
ne mit-elle pomt d en ihousiasme à fort que le succès n'en ait été qu'éphé-
adopter les dehors plus austères de hi mère. P'rederik fut plus heureux dans
Religion, et ce ne fut que huit ans sa défense de donner au nouveau châ-
LE CllATKAU DE HAMLKT
LE CHATEAU Ml'
!)[•: I.A SAl.LK
llAMI.i;r
DES CIIEVAI.IEIIS
I,A GRANDE SALLi: PKS CHEVALIERS
teau qu'il faisait élever les vieux
noms populaires de Carreletou
du Harpon : tout contrevenant dut
lui payer comme amende la valeur d'un
daim gras. Mais les habitants s'habituè-
rent vite au nom plus relevé, plus
flatteur pour eux-mêmes de Kronborg
,BurgdelaCouronneUet letrésor royal
ne s'enrichit pas beau coup de cechef.
11 eut bientôt de plus sérieuses res-
sources. Une fois le Kronborg terminé,
ses remparts furent armés de canons
formidables, toujourschargés, la gueule
braquée vers la mer qu'ils comman-
daient de toutes parts. Peut-être le navire
qui les eût bravés en cinglant le long
des côtes de Suède eût-il vu leurs bou-
lets tomber impuissants dans les ilols :
la menace suffisait , apparemment ; car
toutes les marines du monde sesoumi-
272
I.E CHATEAU DE HAMLET
rent lorsque Christian IV établit un
droit de passage sur les vaisseaux qui
traverseraient le Sund, les obligeant à
déclarer la valeur exacte de leur cargai-
son, qu'il se réservait d'acheter s'il le ju-
geait expédient. Cet ingénieux strata-
gème assurait mécaniquement, pour
ainsi dire, la sincérité des capitaines et
patrons marchands; car, si l'un d'eux
majorait le chiffre pour tromper le
roi, il versait au péage une plus grosse
somme; et si, pour éviter cet inconvé-
nient, il donnait, dans sa déclaration,
une estimation trop basse, le roi se
portait acheteur et bénéficiait d'autant.
Cet impôt prélevé par les gardiens de
la mer du Nord et de la Baltique se
perpétua, avec des modifications, jus-
qu'au milieu du siècle dernier. Ce ne
fut qu'en 1857 que les États intéressés
rachetèrent au Danemark son droit de
péage au passage du Sund. Le nouveau
port a été creusé à l'endroit où s'élevait
la maison de recette, en entamant les
dépendances du château, où un chantier
de constructions navales occupe l'em-
placement de ce qui était autrefois le
glacis méridional.
— Où est le bon temps } disent les
anciens d'Elseneur. On voyait ici jus-
qu'à 800 navires à la fois, attendant le
vent favorable pour passer, car les re-
morqueurs à vapeur étaient inconnus.
Et s'il tardait quelques jours à soutller.
c'était chez nous que s'approvision-
naient les équipages. On faisait des
affaires alors !
En vain leur objecte-t-on que la cité
est en voie de reprendre son ancienne
splendeur; que ses chantiers maritimes,
son service de bac à vapeur entre l'île
de Seeland et la Suède, son chemin de
fer qui la relie à la terre ferme sont
autant d'éléments d'une prospérité qui
s'accroît de jour en jour. Ils sentent,
confusément peut-être, mais invincible-
ment, que, la ville devînt-elle plus opu-
lente qu'elle ne le fut jamais, ce n'est
plus l'antique cité,rElseneur des anciens
jours ; et ils ne veulent pas êtreconsolés.
— Pourtant, disait M. de Riis à l'un
d eux en manière de réconfort, vovez
donc, la navigation ne diminue pas,
bien au contraire. J'ai relevé la statis-
tique de 1894. 11 a passé cette année-là
devant Elseneur plus de 3 5 500 navires,
dont près de 20 000 steamers.
— Oui. oui, répondit l'autre d'un ton
maussade. Ils passent. De mon temps
ils s'arrêtaient... et payaient.
B. DE LA MOTIIF.
'I ij'' ://'
l.E FAUX TOMBKAU DE llAMl-ET
PLOUGASNOU
Plougasnoul nom presque inconnu,
pays qu'on ne sait d'abord trop où
situer. Cependant c'est le voisin immé-
diat de ce poétique et curieux Saint-
Jean-du-Doigt, fameux en Bretagne et
un peu partout. Mais voilà! anomalie
étrange, le voisinage, qui devrait le
servir, lui fait tort. On va admirer
l'église ogivale de Saint-Jean-du-
Doigt; on baigne dévotement ses yeux
dans l'eau guérissante du Doigt —
Dour ar bis — de Saint-Jean ; on visite
son Trésor, sa Fontaine, sa jolie vallée
verdoyante, sa plage gracieuse encais-
sée entre deux montagnes, sans
paraître se douter qu'à dix minutes de
là, à l'Ouest, sur la hauteur, se trouve
Plougasnou et son intéressante église,
qu'un peu plus loin, à une demi-heure
à peine, toujours dans l'Ouest, Primel
dresse sa pointe hardie, ses rochers
escarpés, sa vaste plage balayée par
les lames.
Car c'est ainsi qu'il est situé, ce bourg
de Plougasnou, entre l'ardeur de la
Religion et l'épouvante de la Nature,
comme un repos mélancolique, le pla-
teau de l'apaisement définitif, d'où les
yeux peuvent contempler tour à tour,
presque à égale distance, la llêche
aiguë de Saint-Jean-du-Doigt, jaillis-
sant de sa source de verdure vers le
ciel, la pointe pyramidale et les roches
noires de Primel, enveloppées de
l'écume blanche d'une mer grondante.
Il n'y a peut-être pas de Imurg brc-
XVIII. — i8.
ton qui produise une impression
pareille à celle causée au voyageur par
son arrivée brusque au milieu de Plou-
gasnou.
Quelques maisons, flanquées de jar-
dins, alignées le long du côté droit de
la route par laquelle on y pénètre en
arrivant de Morlaix, et, immédiatement
après, on débouche sur la grande place.
Or cette place, qui compose àelle seule
la partie la plus importante de Plou-
gasnou, c'est le cimetière: le cimetière,
cœur même du bourg, un cœur mort
dans un organisme vivant. C'est que,
pour cette âme mystique et croyante de
la vieille Bretagne, la mort est la vie,
et que, le culte des ancêtres dominant
tout, les Bretons vivent sans terreur en
société de leurs morts.
Donc ce cimetière est là, formant un
terre-plein central un peu exhaussé
dans l'encadrement de quatre rues.
Sur trois côtés les maisons plongent
toutes leurs fenêtres, comme autant de
regards lixes, sur les tombes réguliè-
rement alignées dans ce champ de
l'éternel repos. Simplement clos d'un
mur bas, il enferme dans son enceinte
l'église, qui s'étend sur le quatrième
côté de ce grand quadrilatère, aux
angles duquel \iennent s'amorcer des
rues de quelques maisons.
Plougasnou remonte,comme paroisse,
à une très haute antiquité ; sous le nom
de Ploicathnou, elle faisait partie de la
chàlclicnic de Woriaix-Lanmeur. don-
^7^
PLOUGASNOU
née vers 103^ au \Mcomte de Léon par
le duc Alain III de Bretagne, et beaucoup
de seigneurs possédaient des fiefs dans
la paroisse, les Goesbriand, les Ker-
merchou. les Kermabon : mais le plus
important de tous était le seigneur de
Guicaznou. auquel Plougasnou doit
son origine.
Si l'on en croit les vieilles légendes
de Bretagne son origine se perdrait
même dans la nuit des temps.
Si les maisons de Plougasnou. sans
doute brûlées et détruites souvent, ne
prouvent pas cette préhistorique ori-
gine, — car la plus ancienne, placée au
chevet de léglise, porte la date de
1764. et les autres sont de 1816, 1822.
1830 ou de dates plus récentes. — l'é-
glise elle-même, au contraire, avec ses
styles différents, qui vont du Roman
à la Renaissance, son clocher d'une
époque, son porche d une autre, sa
nef d'une autre encore, est une preuve
suffisamment é\ idente. non seulement
de son âge respectable, mais aussi de
l'importance que la paroisse a eue
dans l'Histoire, mêlée qu'elle a été à
tous les événements, y compris aux
guerres sanglantes de la Ligue.
C'est donc à elle qu'il faut s'adresser
pour pénétrer les secrets du pays, con-
servés dans ses archives de pierre.
D'abord ce clocher, dont la tour
carrée, appuyée de contreforts, est un
peu lourde sans doute, et n a pas la
grâce effilée des flèches gothiques,
mais dont la forme massive, flanquée
de sa tourelle solide contenant l'es-
calier, les quatre galeries robustes
à balustres pleins, les quatre cloche-
tons à jour taillés dans la pierre, les
symptomatiqiies gargouilles représen-
tant des canons biaqués aux angles,
sont bien la \i\anie image de 1 époque
où il fallait que i Iglise, mystique cita-
delle de la l'Di. lut en même temps
une forteresse réelle du pays, et donnât
une idée de sauvegarde, de force maté-
rielle, alors que les habilanis de Plou-
gasnou devaient combattre à la fois
l'ennemi du dedans, le Ligueur, et
l'ennemi du dehors, l'Anglais toujours
menaçant ou l'Espagnol audacieux.
Ainsi que l'indique une inscription
placée à la base de la tour, celle-ci
remonte à l'année 15N2.
Avec ses piliers et ses murs blanchis
à la chaux, sa nudité humble, ses voûtes
aux boiseries peintes en bleu cru. ses
dalles inégales et disjointes, sur les-
quelles s'alignent les chaises de paille
et les bancs de bois, l'intérieur de
l'église, divisée en trois nefs, présente
a premièrevuelaspect misérable etrude
de la plupart des églises de Bretagne.
Mais dès que les yeux se sont habitués
à la demi-obscurité qui y règne, on est
aussitôt frappé par la diversité des
styles qui la composent, plus sensible
encore ici qu'à l'extérieur.
Après un coup d'œil rapide au bas-
côté gauche, qui est moderne, sauf
l'autel à colonnestorduesdu xvn'^siècle,
encadrant un tableau du Rosaire, avec
la date 1668. donné à l'église par le
Recteur Jean Le Court, on ne peut
s'empêcher de remarquer, malgré leur
simplicité, sur leurs piliers carrés les
trois arcades lomanes à pleins cintres
du collatéral sud, qui rejettent cette
partie de l'église de plusieurs siècles
en arrière, au moins jusqu'au onzième,
et font d'elle une de ces vénérables
aieules de la Foi, ayant presque mille
ans d'existence.
Près de la porte du clocher, à côté
des fonts baptismaux, une cheminée
s'ou\re dans la muraille; il n'est pas
rare d en tiouver de semblables dans
les vieilles églises bretonnes. Le Rec-
teur de Plougasnou m'apprend que
deu.x hypothèses essaient de donner
une explication de leur présence en cet
endroit. La pix'micie, c'est que ces
cheminées auraient été destinées â
chauffer l'eau de la cu\c baptismale, à
l'époque où le baptême avait lieu par
immersion; la seconde, c'est qu'elles
auraient ser\ i à faire cuire les aliments
destinés aux réfugiés, à l'époque où
PL0UGA8N0U
l'Église, donnant asile, il fallait nourrir
ceux qui y cherchaient un refuge. Et
une rapide évocation me montrait
l'étrange et saisissant tableau que,
dans l'un ou l'autre cas, devait pré-
senter cette église de Plougasnou, en
ces époques de Terreur ou de Voï pri-
mitive.
Mais, de toutes les curiosités de
l'église, la plus intéressante, sans con-
tredit, est cette chapelle du xv« siècle,
appelée chapelle de Kericuff; elle a
l'avantage, aussi bien extérieurement
qu'intérieurement, de former un tout
complet, avec l'enfeu seigneurial des
Kermabon qui creuse, entre deux écus-
sons effacés accolés à des pinacles
décorés, sa quintuple arcature en acco-
lade tleuronnée, au-dessous de la
fenêtre gothique percée à côté du
porche de 1616, — avec ses frises
représentant un enlacement de grappes
de raisin et de feuilles de vigne taillées
dans la pierre et surmontées d'une
sablière de bois sculpté, où des anges,
de distance en distance, ailes repliées
derrière le dos, tiennent de\ ant eux à
deux mains l'écusson aux armoiries
des Kei ma bon.
En outre, cette chapelle, qui à elle
seule mériterait d'attirer et de retenir
les touristes, porte sur
son autel une bizarre
statuette crûment colo-
riée de la Trinité. Dieu
le père, la chevelure et
la barbe blanches lar-
gement épandues sur
ses épaules et sur sa
poitrine, vêtu d'un
manteau rouge ga-
lonné d'or, la tête
ceinte d'une haute
tiare à triple couronne
d'or que surmonte une
colombe, tient entre
ses mains le corps du
Christ nu, les hanches
voilées d'un pagne
doré, la couronne d'é-
pines enfoncée dans son front, d'où
coule le sang, les pieds posés sur le
globe du monde. Il est assis sur un
siège dont les bras sont formés par des
cariatides féminines, nues, terminées
en sortes de consoles, dans le goût de
la Renaissance.
Près de la porte sud, à l'intérieur,
on voit encore, dans une niche en
forme d'arc roman, une très ancienne
statue de saint Pierre, en granit colorié,
les cheveux roulés, et ayant un peu
l'aspect du Roi saint Louis. Coiffe
d'une tiare rouge à couronne tleuron-
née de lys d'or, vêtu de rouge, la main
gauche appuyée sur un livre, il élève
de la main droite un fragment de clé,
et son allure fait songer aux figures
peintes par Mantegna. Il est en grande
dévotion dans Plougasnou.
Un autre personnage curieux, vivant
celui-là, et qui touche aussi de près à
l'église, c'est le suisse ou bedeau ;
dans le pays les enfants et même les
habitants ne l'appellent que le Chien
de l'église (ar-c'hi). Ce surnom lui
vient de ce que, autrefois, il avait été
ordonné au bedeau de Plougasnou de
faire confectionner un morceau de bois
en forme de chien, un dusse-chien^
pour s'en servir à chasser ces animaux
COIFFE DE CliRK.MOMK UK Fl.OU G ASN'OU
276
PLOUGASNOU
de l'église. De lait cela n'est pas inu-
tile. J'ai moi-même, un jour que je
travaillais près delà chapelle de Keri-
cuff, à l'intérieur, été détourné de ce
que je faisais par un bruit étrange, une
sorte de lappement dont je ne pou-
vais deviner la provenance. M'étant
retourné, j'aperçus un chien en train
de se désaltérer paisiblement dans un
bénitier de métal déposé devant le
catafalque qu'on venait de dresser au
milieu de la nef pour une cérémonie
de bout de l'an.
Le bedeau de Plougasnou porte un
costume tout à fait remarquable. Il
s'enveloppe d'une longue robe noire
comme celle des juges, avec deux
larges parements écarlates allant de-
puis le cou jusqu'à terre, le même
parement à chaque manche et une
grande pièce de cet écarlate derrière
le col entre les deux épaules: sur la
tête une sorte de toque à turban et à
galons écar-
lates. C'est
ainài
qu'il
JKDF.AU OU
UK L KGI.ISK. I>K l' I-OLO AS NOU
conduit les processions : c'est danscette
tenue noire et rouge qu'il me fît péné-
trer dans la sacristie où l'un des
vicaires me montra le Trésor.
Le Trésor de Plougasnou renferme
quelques pièces de réelle valeur. Un
très beau calice de la Renaissance, dont
le milieu, représentant huit apôtres,
remonte certainement à une époque
plusancienne, aurait servi assure-t-on,
de modèle au merveilleux calice d'or
de Saint-Jean-du-Doigt, si renommé.
11 a été légué à l'église par Hervé
Postic, vicaire de 1570 à 1590.
L'ostensoir, très original, date proba-
blement de Louis XIII, avec ses deux
anges latéraux porteurs de palmes.
Enfin la grande croix de procession en
argent ciselé, à sonnettes et à figures
en relief, qui a été remarquée à l'Ex-
position de 1900 au Petit Palais des
Champs Elysées, a une histoire. C'est,
en réalité, la croix de l'église de Ca-
rantec, gros bourg sur la rivière de
Morlaix, vis-à-vis le château de Tau-
reau. Pendant la Révolution en 1793,
la croix de Plougasnou, comme bien
d'autres objets de piété, fut cachée chez
de braves gens, qui voulaient la sous-
traire au pillage; plus tard, le
calme revenu, par suite d'un ma-
lentendu, elle fut portée à l'église
de Carantec, qui la garda,
et celle de Carentec fut
remise à l'église de Plou-
gasnou.
Un autre souvenir de
cette époque frappe les re-
gards dans le cimetière en-
tourant l'église : c'est, au
chevet, située presque sous
la rosace, à l'Est, une
vieille tombe portant cette
épitaphe, qui constitue à
elle seule, un morceau
d'I lisloirc :
CI-GlT
Lk coups ni- \ K.MCK.XHLE
1:1 L)isi;Ki:r mkssike uoai
PLOUGASNOU
endroit en contrebas, une de ces
dalles d'un gris noir d'ardoise,
comme jetée au hasard au milieu
des herbes folles, tout effritée.
Les caractères en relief attirant
mes regards, je m'en approche
machinalement, et je déchiffre,
CHARLES MARIE- MICHEL-
CKLESTIN LEROUX DE KEK-
MNON, AUMONIER DE MON-
SIEUR LE COMTE DE PRO-
VENCE ( DEPUIS LOUIS XVIII ),
CHANOINE DE l'ÉGLISE DE
BEAUVAIS,AriBÉDE STE GAU-
BURGE, EN PERCHE, NÉ AU
CHATEAU DE KERNINON, EN
PLOULEc'h, le 26 XBRE
1755, DÉCÉDÉ AU MANOIR
DE KERICUFF KN PLOUGAS-
NOU, LE 12 AVRIL 1814.
Fidèle a dieu et au roi, il
souffrit la persécution pen
dant la tourmente révoll-
tionnaire.
Beati estis, cum maledixe-
rint vobis et persecuti vos
fuerint, et dixerintgmnemxlum
ADVERSUM VOS MENTIENTES, PROPTER ME. GaU-
DETE ET EXULTATE QUONIVM MERCES VESTRA CO"
PIOSA EST IN COELIS.
Math. V. 11-12.
Non loin de cette sépulture qui s'é-
lève, intacte, bien conservée et respec-
tée, à côté de la petite porte extérieure
par laquelle on pénètre dans la sa-
cristie, parmi d'autres, dont la terre a
été bouleversée et les pierres tumu-
iaires brisées, je remarque, sous les
grands arbresombrageant le chevet de
l'église et dominant la route, en cet
CHAPELLE DE UKRICL'KF ET rORCIIE SUD (lOld)
ému, ces mots suggestifs, ainsi dis-
posés :
CI GIT LE CORPS DE .MADAME .MARIE
.M.\GDRLAINE DÉSIRÉE DE GOESHRIAXD
PASTOUR DE K JAN DÉCÉDÉE LE S .WRII
li^O^ — REQUIESCAT IN.
L'inscription se termine là, brusque-
ment, a\ant le mot pack qui de\ait la
clore, et qui y manque, symbolique-
ment, comme si la paix fût en effet re-
fusée à la pau\re morte ciiassée du
2-jH
PLOUGASNOU
cimetière où elle pensait reposer éter-
nellement 1
Les noms ont réveillé en moi tout un
passé intéressant : Pastour de Kerjan!
)e me souviens que lorsque la reine
Anne, en i :ïos, visitait la Bretag^ne,elle
fut atteinte à Morlaix d'une enflure aux
yeux qui la poussa à se rendre en pèle-
rinage à Saint-Jean-du-Doigt, pour y
chercher auprès de la sainte relique du
Précurseur la guérison de son mal.
Mais, avant d"y arriver, elle s'arrêta à
la Croix du Manoir de Kerjan. Là,
Jeanne de Quélen. épouse de Jean
Pastour de Kerjan, offrit à la reine une
collation de petits gâteaux beurrés, et.
depuis, cette croix s'appela la Croix du
petit gâteau de heurre [Çrojz conignic
an aman).
Et maintenant, la tombe de cette
descendante des fameux Pastour de
Kerjan semble oubliée, négligée de
tous, et Ion jette de côté cette pierre
dévorée par le temps, comme si, dans
ses lettres naï\es, elle ne contenait pas
un peu de notre Histoire, un peu aussi
de la plus touchante de nos Légendes.
Aujourd'hui, ce vieux cimetière est en
train de disparaître, et avec lui bien
des sou\'enirs. car un vote de la muni-
cipalité a décidé de le désaffecter pour
en faire une place. Plougasnou y per-
dra sa plus saisissante originalité.
L'année 1901, aux mois de juillet, août
et septembi-e, il m'a été donné d'as-
sister à lexécution de cette translation,
par les habitants, des ossements de
leurs ancêtres, du \ieux cimetière au
nouveau cimetière placé au mucl du
bourg, le long de la route qui conduit
à la plage de Saint-Jean-du-Doigt.
Rien de plus étrange que ce spec-
tacle, rien qui donne mieux la synthèse
du caractère breton, de cette âme bre-
tonne, habituée à voisiner, mieux en-
core, à vivre avec la mort et a\ec les
morts.
Au moment où je traverse le cimc-
tièic, des dalles funéraires sont jetées
de côté et d'autre, l'une dressée ;'i l'en-
vers et appuyée contre l'église ; sem-
blables à d'énormes ardoises, ces dalles
portent en relief des lettres grossières,
inégales, qui donnent à l'inscription
quelque chose d'une écriture barbare
et primitive, et produisent l'illusion de
caractères runiques.
Chacun travaille là à son heure, à
sa guise. Un garçon d'une quinzaine
d'années creuse méthodiquement une
fosse, rejetant par petites pelletées la
terre au dehors du trou avec une len-
teur minutieuse; près de lui un enfant,
une serfouette à deux dents à la main,
fouille de nouveau cette terre rejetée
et en extrait les moindres débris d'os
qu'il place en tas de côté : ce sont les
restes des grands parents. Plus loin,
une femme se servant d'une bêche, et
deux marmots de 2 à 8 ans. de leur
houe, de leur pioche, font le même
travail de sélection ; déjà des fragments
de boîte osseuse, de petits os, tout cela
couleur de rouille, s'entassent devant
l'aîné des petits cjui nettoie soigneuse-
ment ces reliques d un grand-père,
d'une grand'mère, peut-être même de
parents bien plus proches, car il n'v a
que six ans qu'on n enterre plus dans
l ancien cimetière.
Une femme, qui maniait a^ec une
certaine indifférence un crâne humain,
et à laquelle j'en faisais l'observation,
me répondit : (( Oh! qu'est-ce que cela
fait. C est une ancêtre à moi, morte en
1 8 1 1 . ))
ici, on \it avec les ossements des
a'ieux et on les manie, on les range par
petits tas, sans la moindre émotion, on
pourrait presque dire sans le moindre
respect : les bonnes gens de Bretagne
n'ont ni nos nerfs, ni nos sentiments,
ni nos manières de voir.
Une dame de Paris, qui a des pa-
rents enterrés dans ce cimetière et y
possède une di/aine de tombes, ayant
été a\ertie par lettre de ce transfert
obligatoire, a\ ait tenu à venir assister
en personne à cette lugubre cérémonie,
l'allé l'aconlait a\cc indignation qu une
PLOUGASNOU
271)
femme du pavs avait proposé de lui acheter les dalles de ces tombes pour
en paver chez elle une salle à manger. Vivre, se réjouir, déjeuner, dîner ban-
queter sur des a-aî7, des Dêccdc, des Ucciuicsc.it m p.icc. celle idccl axait
soulevée dhorreur ! Affaire dhabitude pourtant, de mœurs, de latitude; un
prêtre de Plougasnou me disait que. dans la région, les dalles mortuaires
sont l'objet
de maisons
Pendant
du porche de
deux enfants
son champ
deviner les
veau un peu
d'un commerce courant, et que l'intérieur de beaucoup
est ainsi pavé.
que, songeant à tout cela, je m'arrête un moment près
l'église, pour examiner curieusement la lemme aux
qui manie sa bêche, comme si elle fouillait la terre de
pour récolter des pommes de terre, et que je cherche à
pensées pouvant se dérouler en cet instant dans son cer-
rudimentaire, le rythme dune chanson m'arrache à cette
observation .
Une jeune fille, à la grande coiffe de cérémonie,
s'avance par le sentier tracé entre les tombes et
chantonne à mi-voix, très absorbée en foulant d un
pied indifférent cette poussière des morts. Les
paroles aux rocailleuses sonorités bretonnes frappen
mes oreilles avec quelque chose de connu. J'écoute,
attentif :
Chantons les amours de Jeanne.
Châtiions les amours de Jean.
Jean aimait Jeannette,
Jeannette aimait Jean ;
Mais depuis que Jean est l'épou.x deje..nne,
Jean naime plus Jeanne,
des ancê-
KGI ISK DE PLOlir.ASNOI' (COTK SL'II^ Kl \ K C I M K I I !■ K K ANCIHN
2So
PLOUGASNOU
très, tristes reliques de bien des Jean,
de bien des Jeanne, et peut-être, sans
vouloir comprendre, sans écouter le
présage moqueur de la chanson, elle
se rend, ainsi parée, là-bas, à l'Ora-
toire de Plougasnou, pour y déposer,
suivant la croyance séculaire du pays,
la boucle de cheveux qui lui assurera
un mari avant la lin de l'année.
Mais ce ne sont pas seulement les
sépultures que l'on transporte de l'an-
cien cimetière dans le nouveau. On a
commencé par y placer deux petits
monuments qui comptent parmi les
plus intéressants de Plougasnou et qui,
par leur présence, complétaient admi-
rablement l'église. Le premier monu-
ment, une haute et mince croix de
granit, au piédestal exhaussé de deux
marches, devant laquelle se trouve
une petite chaire à ouvertures ogi-
vales. C'est, en Bretagne, une sorte
de tribune publique, servant non seu-
lement au recteur et à ses vicaires pour
y publier les bans ou y annoncer des
cérémonies religieuses, mais qui, au-
trefois, à son ancienne place au milieu
du bourg, était occupée, une fois la
messe terminée, par le secrétaire de la
mairie, et devenait une tribune pour
lire les lois nouvelles, informer des
ventes de la semaine et autres affaires
communales ou litigieuses. Il arrivait
môme à des particuliers d'en user pour
inviter leurs amis à quelque fête parti-
culière, comme celle du boudin, la
saignée du cochon. Cela s'appelait
monter sur la Croix. Sans doute, en ce
nouveau lieu, il n'en sera plus de
même, et les amateurs du pittoresque
y perdront un spectacle curieux.
L'autre édifice, autrefois placé à
l'Est de la place, en face de l'hôtel de
Bretagne, tenu par Le Lons, et de la
maison Poupon, c'est une chapelle fu-
néraire, qui ne ressemble à aucune de
celles qu'on peut voir en Bretagne.
Trois pignons ouchevelssemblahles,
de forme pyramidale, peut-être sym-
bole de la j'i inilé. \icnncnt s'amorcer
au toit couvert d'ardoises que sur-
monte une ornementation de plomb à
jour, trèfle à quatre feuilles formant
croix. Ce toit repose sur quatre piliers,
dont les deux plus avancés, détachés,
sont ronds sur une base carrée et por-
tent un chapiteau sans décor ; les deux ^
autres, privés de chapiteaux, forment
corps avec la maçonnerie circulaire
servant de chœur à cette singulière
petite chapelle ouverte à tous les vents
et sans clôture ni porte.
Au-dessous de chaque pignon latéral
une petite fenêtre d'aspect roman; une
plus grande placée plus bas, perce le
pignon central, séparé des deux autres
par un contrefort extérieur; quatre
monstres émergent en gargouilles de
la base des pignons ; les deux de l'ar-
rière, engagés à mi-corps, jaillissent
du mur; les deux autres, mi-partie
statue, mi-partie bas-relief, sur les
côtés, représentent l'un une sorte de
lion, l'autre une inquiétante figure
humaine encapuchonnée, sur un corps
de bête.
A lintérieur, au fond, sous la fenê-
tre principale, un petit autel de pierre
que flanquent les statues peintes de
saintEloi et de la Vierge, les mains croi-
sées sur le ventre. Tout un système
de poutres apparentes forme la voûte.
Il y a quatre grands arcs en ogive,
dont trois avec clé de voûte, formée
d'un ornement cubique, sorte de chou
fleuronné ; la quatrième clé de voûte,
centrale, fait descendre du toit une
surprenante figure de Dieu le Père,
portant le globe de la main gauche, la
droite rapprochée du corps dans un
geste de bénédiction. Assis dans une
chaise à haut dossier, il montre une
face barbue, sous une coiffure mitrale,
semblable au bonnet des grenadiers
russes de la garde Préobajensky.
La dernière et certainement la plus
mystérieuse des curiosités de la pa-
roisse, c'est cequ'on appelle r()raloire
de Plougasnou, édicule dressé en
pleins champs, à cinq minutes à peine
PLOUGASNOU
2«I
du bourg, le long du sentier de tra-
verse reliant le bourg à Saint-Jean-du-
Doigt, et partant du chevet de l'église
dans la direction de l'Est.
Tous les voyageurs d'Orient qui l'ont
vu. particulièrement le savant archéo-
logue Léon Palustre, qui le signale
dans son ou-
vrage sur la Rc-
îiaissance hre-
tonne. ont été
frappés de sa si-
mi 1 il ude d'as-
pect avec les tom-
beaux antiques,
si particuliers,
que l'on trouve
en Asie Mineure,
le long des côtes
de l'archipel
grec.
En effet, à pre-
mière vue, l'illu-
sion est surpre-
nante. C'est la
même apparition
subited'uneiden-
tique toiture
courbe, sur la-
quelle cinq arê-
tes longitudi-
nales superpo-
sent les lames de
pierre comme les
i^m b ri ca ti o n s
d'une souple
cuirasse métallique; c'est la sem-
blable maçonnerie de grand appareil
que paraissent percer des bouts de
solives, qui sont en pierre et traversent
l'intérieur du monument. On y ren-
contre les mêmes pignons opposés, dont
l'un surmonté d'une espèce d'acrotère.
Seules, les ouvertures de chaque
côté, entre les pilastres, et la grande
baie d'entrée différencient un peu
rOratoirede Plougasnou d'un tombeau
de cette héro'ique Xanthos, autrefois
prise et saccagée par Cyrus,d'un sar-
cophage planté sur le promontoire
STATUETTE DE L.A.
DE Kl-
d'.\ntiphellos, d'une sépulture de Pi-
nara, au pied du mont Cragus, ou de
quelque autre monument tumulaire de
la Lycie.
La date cependant, tracée en relief à
l'arrière du monument, le rapproche
bien plus de nous: i6i i . l'année qui
suivit la mort de
1 lenri 1\', la pre-
mière de la Ré-
gence de Marie
de M é d i c i s ,
Louis XllI ayant
dix ans. Mais,
sauf pour les pi-
lastres et leur dé-
coration, on n y
découvre rien
des styles pré-
férés par les ar-
chitectes du
temps, et l'on
peut se deman-
der où l'anonyme
constructeur de
cette chapelle, si
différente des
édifices religieux
ou civils de cette
époque, a été
chercher les sour-
ces de son inspi-
ration. Peut-être
en cette Asie Mi-
neure funéraire
qu'il avait pu
visiter, par des. hasards de guerre ou
de voyage, et dont le persistant souve-
nir avait continué de le hanter après
son retour en France >
Là ne se borne pas la singularité de
l'Oratoire. Nous la rencontrons, tout
aussi énigmatique dans les deux caria-
tides qui supportent, sur le flanc Sud
— l'édicule étant orienté de l'Est à
l'Ouest— l'architrave de l'entablement
sur la frise duquel court une inscription
en relief.
Ce sont un homme et une iemme
nus, placés de chaque côté d'une petite
TRINTl l';
RICUFF
CHAPELLE
aS:
P L O U G A S N O U
porte latérale ouverte au centre même
de la paroi, auprès d'une fenêtre. Ici
nous reconnaissons la coutumière oi-ne-
mentation de la Renaissance, dans la
forme des quatre balustres décorant
l'édifice, dont deux avec figures, et fai-
sant pendants aux balustres
tout unis de la partie Nord.
Maisl'énigmegîtdansla per-
sonnalité de ces deux statues.
Que reprcsen'cnt ces pcr-
Au-dessous des mots de Dieu ci de
hlctre Dame, dans le mur plein, un
écusson laisse distinguerdes armoiries;
ce sont celles des Le Floc'h de Kcrbas-
quiou et des Tromelin du Merdy, — mi
partie au Cerf passant ci aux deiix/asces.
LA CHAPELLE KUXIÎUArUE
sonnagesr Aucun éclaircissement de
ce double mystère n'émane de l'Ora-
toire de Plougasnou.
L'inscription n'en dit rien fcette ins-
cription placée au-dessous de la cor-
niche, et qui, commençant d'une ma-
nière fantaisiste de chaque côté de la
grande ouverture occidentale, se pro-
longe, par le côté Sud, pour se terminer
à l'arrière, s'effritant de plus en plus.
Cependant, en s'aidant des doigts
pour suivre les contours de chaque
lettre, et des yeux, lorsque le soleil, A
jour frisant, allonge un peu les om-
bres des caractères en relief, il est pos-
sible de la rétablir dans son intégi alité.
Elle est ainsi conçue :
I).\.M0ISKI.LK ANNF, lU'. KKKDAN DAAMll
I)0\ AKIl'OKF. DF. KKASTAN M A FAICT FAIKF.
FN LMONFVK DF, DIF.V F,T DR Nl< DAMF DF
r.oi<i;iTK 16 1 I
La baie d'entrée, arrondie en voûte
entre deux pilastres à moulures est sur-
montée d'une sculpture peu \isible.
vraisemblablement une tête en relief de
la \'ierge; au-dessus un écusson avec
la croix, armoiries des Corran, et, cou-
ronnant le tout, un ornement en pal-
mette formant éventail.
Au fond de l'Oratoire, un balustre
central soutient la table de pierre de
l'autel, et un œil de bœuf s'ouvre,
ovale, sur la campagne. Trois statues
coloriées, portées sur des consoles can-
nelées Renaissance décorent l'édicule.
Au centre, une statue sans tête, sans
forme, aux \ êtements teintés de blanc,
d'or et de bleu ; à droite, un saint tenant
un li\rc, les yeux claii-s et fixes, peint
en brun rouge, en jaune, en blanc et
en bleu, quelque saint local ; enfin à
gauche une \'ierge de granit gris, por-
tant l'enfant Jésus, un peu de rose
pâli aux joues, de rouge à la bordure
de la robe et du bleu dans les pru-
nelles.
La légende attribue à cette chapelle
des vertus très s|5éciales. i'oute jeune
PLOUGASNOU
2^3
fille qui, dans la nuit du is août, vient
déposer dans une petite cavité placée
à droite de l'autel, une mèche de ses
cheveux, est sûre de se marier dans
l'année.
A plusieurs reprises, en effet, j'avais
pu voir la cavité presque pleine
de mèches de cheveux de toutes
les couleuis, même gris et
blancs, ce qui m'avait un peu
inquiété quant à 1 âge des
jeunes filles. On m'apprit
alors que l'Oratoire n'avait
plus son antique vertu maritale,
mais qu'il guérissait mainte-
l'oRATOIRE (cOII-: SL'Ii)
nant les migraines, de sorte que fem-
mes et filles de tout âge s'adressaient
dévotieusement à lui.
Pour ma part, j'ai cependant trouvé
des traces évidentes de la persévérance
encetteprécédente croyancequ'on m'af-
firmait disparue.
Ainsi, le lendemain du m août de
l'année luoi, j'y ai découvert, solitaii'c
et charmante, une joHc boucle de che-
veux noirs noués d'un ruban de soie
blanche a\ec, sous le même lien, une
marguerite. touchante olfrancle d'une
jeune fille invoquant, avec la ferveur
des époques de F'oi, la bonne Vierge
pour trou\er un mari avant la lin de
l'année.
Je me suis demandé, ilest vrai, si
c'était bien l'offrande d'une simple
bretonne de Plougasnou ou
de Saint-Jean-du-Doigt, et
s'il ne fallait pas plutôt
y reconnaître la supers-
tition plus raflinée de quel-
qu'une des petites Parisien-
nes, alors en villégiature
dans le pays, et voulant
essayer de ranimer sa
croyance moins na'ive à cette
source de Foi primitive.
Car c'est la Foi dans toute sa candeur,
une Foi qui se complique de supers-
tition, une Foi où la légende fleurit
comme une touffe de giroflée sauvage
aux interstices de granit des vieilles
églises bretonnes, qui forme l'atmos-
phère en\ eloppante et douce de toute
cette région de Plougasnou, de Saint-
Jean-du-Doigt, de l*rimel, où la cam-
pagne est si verte, les champs de blé si
ondulants, la mer tc^ur à toui- si tran-
quille et si sauvage.
f.à. les élè\cs de Saint-Sulpicc vien-
2S,
PLOUGASN'O U
nent en vacances dans l'hospitalière
maison de Kermaria, dirigée par un
prêtre bienveillant, se reposer de la
sévère étude des Pères de l'Eglise.
Là ce même bienfaiteur a fondé
cet intéressant orphelinat de la
mer Kerjob, destiné à recueillir les
pauvres enfants, auxquels la tem-
pête a arraché leur père, et à faire
d'eux plus tard des pilotes intré-
pides, des sauveteurs sans peur et
des héros de notre marine glo-
rieuse.
Et levoyageur, soitqu'il pénètre sous
la voûte sombre de cette église presque
ignorée et si curieuse de Plougasnou,
soit qu'il rêve dans le champ du repos
devant les trois pignons symboliques
de la chapelle funéraire du cimetière,
soit qu'il cherche à déchiffrer le mys-
tère de l'Oratoire semblable aux millé-
naires sépultures des côtes de l'Asie
Mineure, retrouve, insaisissable, cares-
sant et énigmatique, quelle que soit sa
Foi, quelle que soit la libre conviction
philosophiquede soncerveau, lecharme
qui lavait saisi, enveloppé, ravi, dès
ses premiers pas, en sortant de Morlaix
pour remonter au Nord, vers le pays
délicieux des brumes, des rêves, des
légendes, des traditions et des sécu-
laires croyances.
GUST.WE TOUDOUZE
PLOUGASNOU PORCHK ET SAClilSTlE
LANGE DE LA GUERRE
GrONurc extraite d'un journal allemand de propagande
L ALLEMAGNE SOCIALISTE
Jamais, peut-être, les luttes poli-
tiques allemandes n'ont été suivies par
le public français avec une attention si
soutenue. C'est qu'on a conscience, à
tous les degrés de l'opinion, que la par-
tie engagée, là-bas, est exceptionnelle-
ment grave, quelle a une portée inter-
nationale, et qu'à ce titre, nous y
sommes intéressés presque aussi direc-
tement que l'Allemagne elle-même.
Pour nous, observateurs, le conflit
se présente-t-il sous la forme, en quel-
que sorte normale, qu'il affecte dans
les autres pays ?• Evidemment non. Nul
ne songe, en effet, à ce que représentent
au juste les diverses factions qui sont
aux prises; nul ne s'inquiète de savoir
en quels groupements s'émiettent ou
se combinent les éléments de majorité
dynastique ou d'opposition purement
parlementaire . Nationaux - libéraux,
conservateurs, progressistes, catho-
liques, etc.. tout cela occupe le fond
de U scène, et nous ne voyons au pre-
mier plan qu'un seul homme, l'empe-
reur, face à face avec un seul parti :
le parti socialiste. Cette vision-là tra-
duit l'exacte réalité des choses, car
c'est bien entre Guillaume il et le socia-
lisme que la bataille se livre, c'est-à-
dire entre r.\llem;ignc ini-fcodalc. mi-
bourgeoise, et l'Allemagne de la mine,
de l'usine et de l'atelier.
Alors, une question se pose. Ce parti
socialiste allemand qui, si longtemps
hors la loi, tient ainsi en échec un sou-
verain disposant d'une puissance ma-
térielle formidable, ce parti, comment
s'est-il formé? D'où vient-il > Quelle
est l'idée qui l'inspire et quels sont les
hommes qui le dirigent) A l'étranger,
on en parle beaucoup, on le connaît
peu; et quand on en parle, c'est trop
souvent pour dire de véritables énor-
mités.
Nous nous proposons, par cette
courte étude, de renseigner exactement
nos lecteurs. Au lendemain d'une
campagne électorale qui marque un
triomphe sans précédent, il nous a paru
de bonne actualité, non moins que
d'utile information, d'esquisser à
grands traits l'historique de la Sociale-
Démocratie, ou Arheiler partei. Nous
classerons simplement des faits, lais-
sant à chacun le soin de les commenter
et d'en tirer profit.
I^i^ui avoir une idée nette du courant
qui entraîne l'Allemagne contempo-
286
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
raine, il faut remontei- à sa double
origine — origine intellectuelle, origine
de fait — et décrire les courbes par
lesquelles il a passé. Sorti de l'agitation
française qui remua si profondément
l'Europe dans la première moitié du
xix'= siècle, le socialisme allemand avait
déterminé, vers 1S40. le mouvement
ouvrier de W'eitling et de V Association
des Justes, et le mouvement théorique
de la Ligue communiste qu\,- par la
plume de Marx et d'Engels, en jan-
\ier 184N, lançait son fameux M.m:-
feste au prolétariat international. La
fusion de ces deiix éléments, préparée
par cette publication retentissante,
devait s'accomplir l'année d'après, en
pleine tourmente révolutionnaire. Mais
l'insurrection de l'Allemagne du Sud
écrasée, la République française abat-
tue, le vent de réaction qui souffle sur
l'Europe disperse les honimes et les
idées. Plus rien ne reste debout. On
entend parler encore au procès de Co-
logne, en i8s2, dans lequel Liebknecht
se trouve impliqué, de la Li gue commu-
niste : c'était sa fin... 11 faudra des
années de sourd travail pour que la
semence germe à nouveau.
Telle fut la phase initiale du socia-
lisme allemand, et telle est la tradition
à laquelle pouvait se rattacher Lassalle.
lorsque, en 1862, il rouvrait le débat
et commençait son agitation.
Il ne le voulut point.
Politiquement, Lassalle s'en tenait
au suffrage universel, que M. de Bis-
marck s'était laissé arracher, dans l'es-
poir que la classe ouvrière s'en servi-
rait surtout contic la bourgeoisie
alleman.lcet que la monarchie y trou-
verait des garanties de paix et de
durée. Il n'est guère probable que le
chancelier de fer fut aujourd'hui de la
même opinion. Dans le domaine éco-
nomique, Lassalle préconisait la com-
mandite, parrEtat,des sociétés ou\ riè-
resdcpioduction qui,uni\ crsalisées,au-
raient réalisr, progressi\emcnt et paci-
fiquement, l'inévitable transformation
sociale. C'était faire, pensait-il, (( l'éco-
nomie d'une ré\olution. » Au fond, il
n'y avait là qu'une réédition allemande
du programme qu'opposaient, en
I''rance, avant 1848, les républicains
purs, à VOrganisalinn du Travail., de.
Louis Blanc. « Nous sommes encore
loin, écrit Engels, des hardiesses tran-
chantes et de l'âpre conclusion du
Manifeste communiste\ et cependant,
l'apparition de Lassalle marqua la
seconde phase du socialisme en Alle-
magne, car avec lui se crée un mouve-
ment ouvrier auquel se rattache, par
des liens positifs ou négatifs, amicaux
ou hostiles, tout ce qui, pendant dix
ans, a remué le prolétariat allemand. »
Il serait trop long de noter les péri-
péties de cette campagne, il suffit de
rappeler que ce fut le 23 mai 1863 que
Lassalle fonda Y Union générale des
Travailleurs allemands. Polémiste ner-
^eux, tribun inspiré et plein de fougue,
le jeune réformateur exerça sur les
masses une sorte d'attraction magné-
tique. Nulle autre parole que la sienne
ne troubla plus profondément l'âme
populaire, et l'on put croire, à cet ins-
tant, que l'Allemagne entière était
conquise à sa pensée. Sa fin tragique
ne fit qu'exalter le culte dont il était
l'objet. Et quand on ramena son ca-
davre à Breslau. il y eut. à toutes les
gares, de la frontière suisse aux tristes
plaines silésiennes, de telles exagéra-
tions de douleur et de deuil, que la
plume socialiste de César de Paepe
protestait, à Bruxelles, contre cette
(( déification i)du mort.
L'homme disparu, le courant i^iuil
avait déchaîné ne s'arrêta point. 11
laissait un parti déjà puissant, desdis-
ciples jugés dignes de continuer son
œuvre ; mais les ouvriers allemands
allaient-ils s'isoler dans la conception
lassallicnne, alors que partout, en Eu-
rope, le ré\eil des idées de 1848 se
produisait confusément >
Sans tarder, les faits de\ aient répon-
dre. Un mois à peine après i.i mort de
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
2HJ
Lassalle,rinternationale tenait à Lon-
dres son meeting de fondation. On
était en septembre if^64 ; et dès iSô:;.
Wilhelm Liebknecht. bientôt doublé
par Bebel, reprenait ouvertement l'agi-
tation que les fusillades de \><\q avaient
interrompue. Tan-
disque cette propa-
gande nouvelle
s activait, l'Interna-
tionale, qui ser\ait
d'appui extérieur,
grandissait a vue
d'œil. En 1866, à
sa conférence géné-
rale de Genève, elle
ne comptait encore
que 70.000 adhé-
rents: mais en 1867.
au congrès de Lau-
sanne, elle en grou-
pait 300 000 et au
congrès de Bruxel-
les, en 1868, on
atteignait le million.
Ce fut cette année
même que le jeune
(( Parti démocrate-
socialiste », dont
Liebknecht et Be-
bel avaient jeté les
bases, s'assemblait
à Nuremberg. 11
adoptait les statuts
de l'Internationale,
et le Manifeste com-
muniste devenait, à
la fois, sa charte
constitutive et son
drapeau. En 1869,
le congrès d'Eisenach donnait son
organisation définitive au nouveau
parti. Dès ce moment, c'est la lutte
sans merci entre le gros des forces
lassalliennes et le groupe des Eisena-
chiens, lutte d'autant plus féroce
qu'on ne se dissimule point, de part
et d'autre, qu'au vainqueur appar-
tiendra désormais la direction de
l'Allemagne ouvrière.
Bien qu'elle dominât tout le conflit,
la question économique n'entrait pas
seule en jeu; on était aussi mortelle-
ment divisé sur les questions de poli-
tique pure, et spécialement sur la ques-
tion nationale, comme la posaient les
l.KS CÔA
d'apic"
I,lllO\S CONTKF. Lie SOCI AL1> M l".
; le juiiriiiil ;illcm;incl lier ]]'ahrcJa.oh
graves événements qui venaient de
s'accomplir. Après les guerres de 1864
et de 1866, nul doute ne pouvait sub-
sister, quant au but poursui\i par
M. de Bismarck. ( )n allait à l'unité, mais
on y allait par la (( caserne prussienne ».
(>étail le triomphe du parti féodal,
avec lequel marchait, depuis 1860, —
grâce un peu au succès de. M. deCavour,
le parti des professeurs et des cuistres.
2^H
L'ALLEMAGNE i^OCIALISTE
LIEBKNECHT
Berlin devenait ((la Mecque de l'Alle-
magne )), comme Turin avait été (( la
Mecque de l'Italie ».
Le nationalisme intransigeant de
Lassalle, et peut-être encore l'idée
vague qui le hantait, d'un roi social,
l'avaient mis du côté des hobereaux.
Partisan intraitable de la plusgrande
Prusse, il se fit l'auxiliaire de la poli-
tique d'unification selon le mode bis-
marckien. Il fut de ceux — et le sou-
\enir en pèsera éternellement sur sa
mémoire — qui conseillèrent l'inique
agression contre le Danemark et le
criminel démembrement du peuple
vaincu. Or, c'est ce nationalisme étroit
que devaient encore exagérer les dis-
ciples qu'il avait laissés derrière lui,
notamment leD' Schweitzer. Ondevine
quels rapports ceux-ci pouvaient entre-
tenir avec les hommes d'Eisenach qui,
eux, arboraient \a devise du. Manifeste
commumsle : (( Prolétaires de tous les
pays, unissez-vous! »
Centralistes, les eisenachicns Té-
taient, sans doute, restant fidèles au
programme qu'on avait piqué, en i S49,
à la pointe des baïonnettes, et dont le
premier article disait, à la façon fran-
çaise : '• Rcpuhliquc une et indivisible. ))
.Mais, — en ceci prcsijuc d'accord avec
les fédéralistes du Sud, — ce qu'ils
entendaient par cette formule, c'était
surtout l'absorption de la Prusse par
une Allemagne régénérée.
Ils répudiaient avec horreur cette
unité par la dictature prussienne, à
laquelle s'acharnait M. de Bismarck,
et qui faisait de l'Allemagne asservie
« une seule enclume sous le même
marteau ».
Aussi la guerre de 1870 porta-t-elle
au comble l'antagonisme des deux
partis. Bien que Liebknecht et Bebel,
grâce au suffrage universel récemment
instauré, fussent entrés, dès février
1867, au Reichstag de l'Allemagne du
Nord, les eisenachiens ne représen-
taient encore, dans la masse proléta-
rienne, qu'une infime minorité. On ne
se battait plus seulement à coups de
phrases, mais à coups de gourdin. Les
réunions publiques s'étaient transfor-
mées en champs clos, où l'on s'assom-
mait en des rencontres furieuses. Il
faut revivre cette époque dans les do-
cuments du temps, pour mesurer la
violence des haines soulevées alors
contre notre pays. Même après Sedan
et la chute de l'empire, même après
la proclamation de la République, les
lassalliens sont les plus ardents parmi
LALLEMAGNE SOCIALISTE
289
LA PAIX
Par dessus les armes brisées, reconcilions les peuples clans 1 amour et dans la paix. »
Gravure extraile du journal socialiste illustré : Sud-ieutschcr Postillon.
la meute hurlante quL derrière les
fourgons des armées allemandes, pousse
à la guerre du scalp, à l'extermination
sauvage de la France.
Et comme il est entendu que nous
sommes des chauvins — on nous le
reproche assez, surtout en Allemagne
— ce fut l'heure, précisément, où, sur
les Boulevards, sur la place de la Con-
corde et devant rHôtel-de-Ville , les
ouvriers de Paris, et a\cc eux les plus
Wlll. — i.j.
bourgeois de nos républicains, chan-
taient en chœur :
(( Les peuples sont pour nous des frères,
Et les tyrans des ennemis!... »
Se mettre en travers des folies de la
rue, braver des foules que (( la gloire
des armes allemandes » avait littérale-
ment fanatisées, c'était, on en convien-
290
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
dra, une tâche malaisée autant que
périlleuse. Cependant, les hommes
d'Eisenach n'hésitèrent point. Seuls
contre tous, les deux élus, Liebknecht
et Bebel, avec une vaillance dont le
gouvernement de la Défense nationale
devait leur exprimer officiellement sa
gratitude , surent remplir jusqu'au
bout le plus difficile et le plus ingrat
des devoirs. En Prusse, en Saxe, en
Bavière, partout ils multiplièrent les
réunions, protestant contre une guerre
entreprise uniquement dans (( Imtérêt
dynastique », et invitant les travailleurs
allemands « à joindre leur opposition
à celle de la démocratie française. »
Ceci, en juillet 1870. Et le 21 du même
mois, refus motivé au Parlement —
c'était Bebel qui occupait la tribune —
de voter les crédits militaires demandés
par M. de Bismarck.
Le 5 septembre, les nouvelles de
Paris à peine connues, le Comité exé-
cutif du parti lançait, de Brunswick,
une proclamation sensationnelle qui
allait provoquer des arrestations en
masse, et dont le préambule portait
en gros caractères : (( Hourrah pour
la République française! » La conclu-
sion en était : (( Pas d'annexion, paix
honorable avec la France! » Et ce sont
ces mots-là qui, désormais, paraîtront
tous les jours en manchette dans le
Volhsslaal^ l'organe officiel du parti.
Le journal s imprimait à Leipzig, où
demeurait alors Liebknecht. h.tudiants
et bourgeois brûlaient les exemplaires
dans les brasseries et sur les places
publiques, au milieu d'acclamations
délirantes. A Brunswick, le (( compa-
gnon )) Bracke, arrêté avec les autres
membres du Comité exécutif, a la
suite de la publication du manifeste,
et conduit en prison, chargé de chaî-
nes, faillit être écharpé dans les rues.
Quant à Liebknecht, sa maison était
quotidiennement menacée, et un soir,
à l'issue d'une réunion exceptionnel-
lement tumultueuse, où le député so-
cialiste avait pris la parole, l'assaut en
règle fut donné. Des bandes d'ouvriers
lassalliens vinrent briser les vitres à
coups de pierres , en chantant le
Wacht am Rheim !
Dans tous les meetings le sang cou-
lait, et, des salles trop étroites, les ba-
garres se prolongeaient au dehors, et
souvent s'aggravaient.
Au Reichstag, scènes non moins
odieuses. Liebknecht et Bebel par-
laient sous les injures et les huées.
Qu importe ! Les pires outrages n'em-
pêchaient point la protestation d'écla-
ter. Elle trouva de tels accents que,
lorsqu'on en recueille l'écho, dans ces
feuilles jaunies où déjà fouille l'Histoire,
on est étreint à la gorge, et l'on sent le
frisson passer sous la peau. Qui donc
pourrait entendre sans une émotion
poignante, le dernier cri qui s'échappa
des lèvres de Bebel, quand l'iniquité
suprême fut consommée :
— (( Je proteste contre l'annexion
de l'Alsace-Lorraine, parce que je la
considère comme un crime contre le
droit des peuples et comme une honte
dans l'histoire du peuple allemand! »
C'était l'argument sentimental ; il
ne devait guère plus toucher les vain-
queurs que les strophes enflammées de
1 lerwegh, dont la lyre vibrait de nobles
colères. Mais on en avait d'autres, à
l'usage spécial de ces diplomates cas-
qués, qui se riaient de l'indignation
des poètes etdes tribuns. Sedoutc-t-on
que, dès après Sedan, le parti d 'Eise-
nach prédisait à l'Allemagneimpériale,
en cas d'annexion, la fatalité de l'al-
liance franco-russe? Ici, il faut citer
tout au long, car le document, par
certains côtés, a une valeur prophé-
tique :
— (( La camarilla militaire, les pro-
fesseurs, les bourgeois, les politiciens
d'estaminet, prétendent tous que
l'annexion de l'Alsace-Lorraine serait
le meilleur moyen de protéger
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
-9'
LES ALI,IANCES
Il s'agit d'atteindre
d'après le journal allemand de
rAllemagae contre la France. Ce
serait, au contraire, le meilleur moyen
d'éterniser en Allemagne le despotisme
militaire, jugé nécessaire contre cette
Pologne occidentale, l'Alsace-Lorraine.
Que les Alsaciens et Lorrains aspirent
au bonheur d'être gouvernés par les
Allemands, le Teuton le plus enragé
n'oserait l'affirmer. C'est le principe
du pangermanisme et de la sécurité
EUROPÉENNES
l'ange de la paix
propagande Dcr Wahrc Jacob
des frontières qu'on proclame, et qui
du côté de l'Est (Russie) amènerait de,
beaux résultats pour lAllemagnc et
pour l'Europe !...
(( Quiconque n'est pas complctcmcr.t
étourdi par les clameurs du moment,
ou qui n'a pas intérêt à égarer le peu-
ple allemand, comprendra qu'une
guerre entre l'Allemagne et la Russie
doit naître de la guerre de 1870, aussi
-'9-'
L'A L LE M A G ,\ E S () C L\ L I S TE
I-E TRAVAIL ET LA PAIX, D APRÈS LE TABLEAU DE II .-G. JENTZSCH
fatalement que la guerre de 1870 est
née de la guerre de 1866... Si les vain-
queurs allemands prennent l'Alsace et
la Lorraine, c'est la France, unie à la
Russie, combattant l'Allemagne. Inu-
tile d'insister sur les funestes consé-
quences d'une pareille éventualité. »
Voilà le terrain sur lequel on se pla-
çait pour tenir tête aux (( preneurs de
1 annexion, aux coquins et aux imbé-
ciles », comme dit la proclamation de
Brunswick, dont les (( travailleurs alle-
mands ne devaient pas tolérer les cri-
minels desseins ». C'est cette thèse
que développent tous les articles du
Volksst.iat et que Liebknecht et Bebel,
dans leurs discours, reprennent à la
iribunedu Reichstag. Cela leur valut, à
1 un et à l'autre, une condamnation à
deux années de forteresse, prononcée
par la Cour de Leipzig
Cette courageuse attitude, malgré
les passions qu'elle soule\ail, troubla
profondément I opinion ouvrière. Et
lorsque Liebknecht et Bebel, traînés en
prison, durent suspendre la lutte, la
brèche était ouverte dans les rangs
jusqu'alors compacts des lassalliens.
La rude poigne de M. de Bismarck
allait l'agrandir. On voyait enfin quel
maître l'Allemagnes'était donnée ; et ce
fut, en réalité, une politique de recru-
tement pour la démocratie socialiste,
qui poussa (( à l'ombre des lauriers
glorieusement conquis ».
Insensiblement, l'antipath ie grandis-
sante pour l'autocratie prussienne se
changea, dans le monde ouvrier, en
impopularité à l'égard de ceux qui en
avaient été les alliés ou les serviteurs.
Aussi, aux élections de 1874, les eise-
nachicns, ou marxistes, comme on les
appelait dès lors, entraînaient-ils aux
urnes une armée numériquement égale,
ou presque, à celle de leurs ad\ ersaires.
Ils groupaient, en effet, 171.351 suf-
frages, avec 6 élus, contre 180.3 19 voix
et les 8 députés de la fraction lassal-
lienne. Au Reichstag, il fallait bien
\i\ rc côte à côte ; les angles s'arron-
cliicnt. Puis, en attendant la loi d'e\-
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
LENDEMAIN D i;i,F.CT10N
Gravure extraite du journal socialiste illustré Sûdeutsche Postillon
ception, vinrent les persécutions bis-
markiennes, qui frappant indifférem-
ment les lassalliens et les marxistes,
leur imposèrent la nécessité d'une ac-
tion commune. Sans le vouloir ni s'en
douter, le chancelier de fer achevait, au
creuset de sa politique, la fusion des
éléments ouvriers.
Le dimanche 22 mai 1875, les deux-
fractions réconciliées siégeaient à
Gotha. Le programme issu de ce con-
grès n'était et ne pouvait être qu'un
compromis. Mais il fallait aboutir.
L'année suivante, on se retrouve en
Congrès et l'on adopte l'organisation
définitive, en un seul parti, de toutes
les forces socialistes. Face à l'Alle-
magne impériale, et contre elle, l'Alle-
magne ou\rière avait, elle aussi, réalisé
son unité.
C'est alors que M. de Hiemark ré-
solut d'employer les grands moyens.
11 avait déjà présenté au Conseil fédé-
ral un projet de loi contre les socia-
listes, que leReichstag avait repoussé.
Le double attentat de llredelet de No-
biling (mai-juin 1878) lui permit de
revenir à la charge et servit de pré-
texte à la loi du 2 1 octobre 1878, connue
sous le nom de loi d'exception. Elle
eut pour premier effet la suppression
des 42 journaux politiques du parti, de
la revue scientifique Die Zukunft et du
journal illustré Die neue Welt, la fer-
meture de 14 imprimeries, la disso-
lution de tous les groupes et de leurs
caisses. Du 21 octobre 1878 au i" juin
1886, il disparut 948 journaux et im-
primés divers . Ces suppressions
avaient entraîné i . 109 ordonnances,
dont Qs signées directement par le
chancelier.
Le nombre des associations suppri-
mées est de 246, se subdivisant, par
Etats, comme suit : Prusse, 7 1 — Saxe.
70 — Messe, 47 — Bade, \■^ — Ham-
bourg, 9 — Bavière, 8 — Wurtemberg,
7, — Brème, 3 — etc. et se subdi\isant,
par nature, en 18 chambres syndicales,
100 sociétés ouvrières ou électorales,
iS organisations du parti proprement
d it, 7 associations professionnelles, etc.
?94
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
Les moindres villages ne sont pas
épargnés; citons notamment Stotteritz,
près Liepzig, qui a 5 associations dis-
soutes.
L'état de siège est proclamé dans les
principales ^ illes de l'empire, à Berlin.
Hambourg. Altona, Leipzig, PYancfort-
sur-le-Mein, Offenbach, Stettin, etc. A
Berlin, en une seule journée, on compte
68 expulsions. L'internement des sus-
pects, danscertaines zones depro\ince,
a lieu par simple mesure de police.
Pendant un an, le parti essaie de
fonder des journaux non politiques,
soit littéraires, soit d'annonces, qui,
tous, sont étranglés. Finalement, on
décide de créer à l'étranger, a\ec le
concours financier de llochberg, le
Sozialdeiuokr.il, dont le premier nu-
méro paraît à Zurich, le 28 septembre
1879. Le journal est hebdomadaire, et
il s'agit de trouver, chaque semaine,
un moyen nouveau pour le faire péné-
trer clandestinement en Allemagne.
On y réussit presque toujours, grâce
à l'habileté et au dévouement de l'ad-
ministrateur Motteler, à qui ses exploits
ont valu le surnom de directeur de la
Poste ronge.
Toutes ces suppressions de journaux
et d'imprimeries, toutes ces expulsions
mirent à la charge du parti des milliers
de victimes qu'il fallut secourir à l'aide
de cotisations régulières. C'est ainsi
qu'a été créé le « fond de secours »
avec des caisses locales et une caisse
centrale. Par la même voie des cotisa-
tions, on a également constitué un
« fond de frais de justice », avec une
organisation analoguede caisses locales
et d'une caisse centrale. Malgré les
difficultés de la situation, le parti a
déjà son budget parfaitement assuré.
Et c'est là sa grande force.
Dans 1 impossibilité de tenir ses con-
grès en .\llemagne, la démocratie
socialiste les organisa hors frontières.
et parfois si habilement que M. de
Bismarck n'en sut la tenue que plu-
sieurs semaines après que tout était
terminé. Le premier de ces congrès se
réunit à Wyden, en Suisse, au mois
d'août 1880. Il comprend ^6 délégués.
Le congrès répond aux persécutions
gouvernementales en biffant du pro-
gramme les mots ((par les voies légales»,
comme ne répondant plus à (( la situa-
tion nouvelle créée par M. de Bis-
marck )).
Le deuxième congrès a lieu en avril
1S83, à Copenhague. Les délégués qui
V assistent sont au nombre de 60. C'est
dans ce congrès que fut faite la décla-
ration qui accentuait l'attitude révolu-
tionnaire du parti : (( Aucune illusion
touchant la possibilité d'une solution
pacifique n'est plus possible... Seule-
ment, c'est à l'évolution naturelle des
choses à marquer l'heure de la catas-
trophe finale. »
Après une longue enquête de dix-
huit mois, ces deux congrès furent
suivis de poursuites devant le tribunal
de Chemlitz. On relevait le délit de
société secrète, mais l'acquittement fut
prononcé. Le ministère public fit appel;
l'affaire revint devant le tribunal de
Freiberg, en Saxe : les prévenus étaient
Bebel, Auer, \'ollmar, V'iereck,
l''rohme, Dietz, députés; Ulrich, Muel-
1er et lieintzel. Les cinq premiers, et
Ulrich, furent condamnés à neuf mois
de prison; les autres, à six mois. A la
suite de ces condamnations, le Sozi.il-
demokral^ dont les comptes rendus
avaient servi à l'accusation, annonça
qu'il cessait d'être l'organe officiel de
la démocratie socialiste.
Le troisième congrès se tient à Brug-
gen, près Saint-Gall ( Suisse) en octobre
1887. Cette fois, le nombre des délé-
gués, qui va toujours en augmentant,
est de 80. C'est dans ce congrès que fut
prise la résolution de repousser tout
compromis avec les autres partis poli-
tiques : (( En cas de ballotage entre
candidats adxersaircs, le congrès re-
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
295
commande Tabstention. En outre, tout
candidat socialiste doit donner une
adhésion pleine et entière au pro-
gramme du parti et se déclarer ouver-
Tement démocrate socialiste. » Rappe-
(( Parlements ouvriers » devient plus
grande, d'année en année, de même
s'accroît l'importance électorale du
parti. Aux élections de juillet 1878,
faites dans les conditions de terreur
LES '• ENNEMIS HKKKD . T A . RliS ^ APKKS .^A ■'A^^"-^^
Gravure extraite du journal illustre Dcr II a/ne J.^.ob
Ions encore que c'est là qua été décidé
le premier congres international, qui
s'est tenu en juillet 1889, a Pans et
auquel la démocratie socialiste alle-
mande se fit représenter par plus de
80 délégués.
De même que limporlancc de ces
qui suivirent l'attentat de Moedel et
celui de Nobiling, le chiffre des voix
réunies par les candidats socialistes se
maintint à 4^7-1^8.
Ce n'est qu'aux élections de i8M.
alors que la loi d'exception avait pro-
duit son plein effet, que le chiffre des
7q6
L ALLEMAGNE SOCIALISTE
VOIX baisse sensiblement ; mais depuis,
tous les scrutins marquent un progrès
considérable dans le développement et
le recrutement du parti. En 1881, on
compte 12 élus et 312.000 voix; en
1884, il y a 24 élus et 550.000 voix; en
1887, seulement 11 élus, mais 763.000
voix; enfin, en 1890, le parti conquiert
3S sièges et groupe près d'un million
et demi de suffrages.
Voilà quel était le résultat de douze
années de régime exceptionnel . L'expé-
rience parut décisive aux hobereaux
les plus obstmés, et la loi du 21 octobre
1878 ne trouva plus de défenseurs,
lorsque M. de Bismarck tomba du pou-
voir, en 1890. La chute du chancelier
de fer marqua la rentrée de la démo-
cratie socialiste dans le droit commun.
Ce fut, en quelque sorte, sur le cadavre
politique de ce vaincu, que le congrès
de Halle, bientôt après, décrétait
(( l'Allemagne reconquise ». Depuis,
le prolétariat allemand a tenu ses
assises annuelles en territoire de l'em-
pire.
Sous l'action de la liberté relative
que lui accordait le nouveau règne, on
pensait que la démocratie socialiste
allait s'effriter, se disloquer. On comp-
tait aussi sur des causes intérieures de
désorganisation bien que, au congrès
d'Erfurt de 1891, l'unité doctrinale eût
été réalisée par l'adoption d'un nou-
veau programme. Ce sont là des prévi-
sions qui ont été singulièrement déçues,
et, selon le mot de Liebknecht, le parti
a prouvé ((. qu'il est assez discipliné,
assez maître de lui, assez sûr de sa
méthode, pour évoluer dans toutes les
situations qu'on lui crée )). Il a résisté
aux mesures extra-légales du chance-
lier de fer, il redoute moins encore la
liberté, par cela même qu'il est un parti
d'éducation, de discussion et de propa-
gande. La liberté qu'on lui laisse.
d'ailleurs, est des plus restreintes, et
rien n'indique mieux la méfiance que
le suffrage universel inspire au pouvoir
central que les entraves matérielles,
mises traditionnellement à l'exercice
du droit de vote.
Les élections, constatons cela, ont
toujours lieu dans la semaine: le di-
manche, en effet, ferait la partie trop
belle aux travailleurs. Hors de l'usine,
hors du chantier, ils pourraient se voir
et s'entendre, ils pourraient surtout
voter en masse. De plus, on a porté
l'électoral à vingt-cinq ans, ce qui
écarte des urnes l'élément le plus
jeune, le plus ardent, le plus actif.
Enfin, on a maintenu la gratuité des
fonctions législatives, dans le but de
clore la porte du Parlement aux élus
ouvriers, privés d'indemnité et par con-
séquent de pain. Il faut que le parti
salarie lui-même ses représentants.
Ce sont là, sans compter les restric-
tions multiples apportées à la propa-
gande écrite ou parlée, de désastreuses
conditions de lutte; et cependant, de
période électorale en période électorale,
s'affirme la vitalité croissante de la so-
ciale démocratie.
j'ai dit qu'aux élections de 1890, le
parti avait réuni près d'un million et
demi de suffrages et enlevé 35 man-
dats. En 1893 le chiffre des voix
monte à 1.786.738 et celui des élus à
44. En 1898, la hausse s'accentue :
56 députés et 2.107.076 voix. Enfin,
cette année, le parti obtient un gain
de près d'un million de \oix, puisqu'il
a groupé exactement 3.010.472 voix,
qui lui donnent 81 sièges.
L'effort de cette année est le plus
considérable qui ait été tenté, depuis
que le parti existe. Les femmes ont
« donné )) avec un entrain remarqua-
ble. Ce sont elles qui collaient les affi-
ches et distribuaient les bulletins. A
Hambourg, les ouvrières se prome-
naient dans les rues avec de grandes
pancartes sur lesquelles on lisait :
(( Votez pour le socialiste. » A Leipzig,
et dans plusieurs villes importantes,
les cabaretiers et les brasseurs avaient
refusé leurs salles pour les réunions
publiques. Le parti a riposté en les
I. AI.I.E.MACÎNE SOCIALISTE
97
LES DERX
Image de propagande d'après un
frappant d'interdit, et presque tous ont
capitulé.
La campagne générale est dirigée
par un comité siégeant à Berlin, qui
prend le titre de Comité électoral cen-
tral. C'est à lui que doivent être adres-
sées toutes les demandes de subsides.
Bien avant la convocation des élec-
teurs, le comité donne aux adhérents
du parti toutes les instructions néces-
saires, les avisant en outre que, bien
que la caisse centrale soit à leur dispo-
sition, on compte que chaque circons-
cription tiendra à honneur de couvrir
elle-même les frais de sa campagne.
Quant au programme, il est identi-
que pour tous les candidats, du moins
dans ses parties essentielles. Il n'est
pas inutile d'en donner ici les considé-
rants
(( Le parti socialiste n a rien de com-
mun avec le socialisme d'Etat, c'est-
à-dire le svstême consistant dans la
1ER? CANONS
tableau du musée Wier;z, h Bruxelles
centralisation de la production au profit
de l'État, dans lasubstitution de l'État à
l'initiative privée, donc dans la con-
centration aux mains seules de l'Etat
de l'exploitation économique et de
l'oppression politique des travailleurs.
« L'émancipation de la classe ouvrière
doit être l'œuvre des travailleurs eux-
mêmes, d'autant plus que les autres
classes et partis ont pour fondement le
principe capitaliste et tendent tous, en
dépit de certaines compétitions d'inté-
rêts, au maintien et au renforcement
des bases de l'organisation sociale
actuelle.
(( Le parti socialiste ne combat nulle-
ment pour la conquête de nouveaux
privilèges de classe, mais pour l'abo-
lition des classes sociales elles-mêmes
ainsi que pour l'égalité des droits et
des de\oirs pour tous, sans distinc-
tion de sexe ni de race. »
Suivent, comme revendications im-
29*'
L'ALLEMAGNE SOCIALISTE
médiates, une douzaine d'articles qui
reproduisent, presque littéralement, le
programme traditionnel du radicalisme
français.
Un pointsur lequel le parti s'est tou-
jours montré intraitable, c'est celui des
créditsmilitaires, queses représentants
se font un point d'honneurde ne jamais
voter. Il affirme énergiquement une
politique pacifique, et il n'est pas une
de ses glorieuses déclarations de 1870
qu'il ait reniées. Les gra\ uresque nous
publions, et qu'on trouve piquées au
mur, jusque dansles chaumières, mon-
trent, d ailleurs, l'esprit de la propa-
gande.
Telle est, dans ses origines, dans son
développement et dans ses principes,
cette démocratie socialiste allemande
que nous a\ ions à faire connaître à nos
lecteurs. On se demande si l'empire ne
va pasforger contre elle des armes nou-
velles, s'il ne reviendra pas aux moyens
violents dont il a usé et abusé ? Cela
ne changerait rien, immédiatement, à
l'attitude du parti. Mais il est bon de
constater, cependant, que dansla masse
ouvrière, une certaine vibration céré-
brale s'est produite, et qu'on songe,
peut-être, plus que naguère, à des éven-
tualités qu'on croyait encore très loin-
taines... C'est comme un nou\el état
d'esprit qui se dessine, et le symptôme
est a noter.
— (( En Allemagne, disait Henri
Heine, la foudre elle-même est alle-
mande; elle n'est pas prompte et
roule lentement son tonnerre... »
DuC-QuERCY.
,l)crduicst(|ucl^!
■' rU(M.r,l AIUKS Lll'. lOUS PAYS, UM.Sï IV.- VO L S 1
D';iprcs une afTichc de propatjancle
Les souverains sont les dieux du
jour. Il nest question que d'eux dans
les gazettes. On veut connaître jus-
qu'aux moindres détails de leur exis-
tence, pénétrer jusque dans leur plus
stricte intimité.
Comment mieux s'y prendre qu'en
analysant leur écriture!
Si Buffon a dit avec beaucoup de
raison : « Le style c'est l'homme »). on
pourrait ajouter avec plus de vérité
encore: (( L'écriture c'est l'homme », car
s'il y a beaucoup d'hommes qui pensent
et qui écrivent, il y en a un bien plus
grand nombre qui écrivent et qui ne
pensent pas
Et que de gens qui déguisent leurs
pensées, sans
songer à tra-
vestir leur écri-
ture !
L écriture est
bien \raiment
le miroir de
l'âme et les ré-
sultats obtenus
par les maîtres
en grapholo-
gie, sont là, du
reste, pour con-
firmer mes pa-
roles.
On comprend
donc tout l'intérêt que présente une
collection d'autographes.
SlGNATl'RE DR NICOLAS II, KMPI-RF.UK DE RUSSIE
Malheureusement pour les collec-
tionneurs, il est très difficile, pour ne
pas dire impossible, de se procurer des
autographes de souverains, car n'allez
pas croire que les lettres qu'échangent
entre eux les souverains soient des
lettres autographes. Le soin d'écrire
ces lettrés est confié à des calligraphes
et à des artistes enlumineurs de grand
talent, qui font, de chacune d'elles, une
^éritable pièce d'art.
Ce fut le président Carnot qui, le
premier, adressa a l'empereur de Rus-
sie Alexandre III, une lettre qui était
un vrai chef-d'œuvre de calligraphie et
d'enluminure. Ce beau travail était dû
à la plume d'un noble inconnu, qui fut
aussitôt sacré
grand artiste.
Le protocole
des affaires
étrangères
s'empressa de
se l'attacher.
Et ce fut une
excellente re-
crue, car ce
virtuose d'un
art particulier
est arrivé à faire
de vraies mer-
veilles, com-
parables aux
chartes danlan. C'est surtout dans les
lettres adressées aux souverains des
SIGNATURES DE SOUVEFÎAINS
pays exotiques que cet artiste peut
donner libre cours à son réel talent.
Pour ces documents en effet, la richesse
SIGNATURE n ALPHONSE XIII,
ROI d'eSPAGNE
du décor est particulièrement recom-
mandée. Les messages sont écrits en
gothique sur un grand parchemin,
encadré d'un élégant dessin de fine
dentelle bleue, gaufrée d'or par petits
fers spéciaux et portant une calligra-
phie en couleurs et que rehaussent de
superbes initiales d'or. L'artiste peut
Et voilà comment nos souverains
correspondent entre eux.
Leurs lettres sont toujours écrites
par des calligraphes distingués, les
sou\'erains ne font qu'apposer leur
signature.
C'est donc leur signature qu'il fau-
dra étudier, pour connaître leur carac-
tère. Mais la signature seule est d'une
indiscrétion extrême. On peut, en effet,
changer son écriture; mais en général
la signature ne varie pas.
D'un coup de plume, l'homme met,
dans sa signature, l'essence même de
son caractère. Les personnages les plus
considérables eux-mêmes n'échappent
pas à cette loi, et si vous le voulez nous
allons passer en revue les signatures
des principaux souverains d'Europe.
(( A tout seigneur tout honneur! »
SIGNAT! RE LE M A R I E-CHRISTIN F, REINE D ESPAGNE
tracer à son gré sur ce parchemin les
arabesques les plus capricieuses et
dessiner les fantaisies les plus origi-
nales.
Le protocole exige plus de sobriété
pour les lettres aux souverains d'Eu-
rope. Au parchemin est substitué le
papier. La feuille de ce papier est un
peu plus grande que celle du format
dit papier ministre; elle est plus
épaisse et sa tranche est dorée. On
écrit au recto et au verso. La lettre
commence toujours par ces mots écrits
en grosse ronde: <( Emile Loubet, Pré-
sident de la République française, à...»
Les lettres adressées au Pape de-
mandent un autre format et une autre
écriture. La feuille de papier est simple
et rectangulaire, de la forme d'une
grande carte de visite. L'écriture doit
être de l'anglaise du style le plus pur.
Commençons d'abord par celle de
notre ami et allié l'empereur de Russie.
La signature de Nicolas II est recti-
ligne horizontale, ce qui indique la
persévérance; l'orgueil énergique est
dans le grand N qui commence son
nom et l'opiniâtreté dans le crochet
qui le termine. Un point sur 1'/, très
fortement accentué, dénote une grande
vigueur de réalisation. Son paraphe.
^-^ ^// Jf'^^
sicN A nui': nu pape li:on xmi
large et vigoureux, est celui d'un volon-
taire implacable.
lu le tsar passe pour un doux, un
SIGNATURES DE SOUVERAINS
301
Imaginatif, mais derrière son exquise
bonté, se dresse l'autocrate de toutes
les Russies, fier de sa grandeur et de
sa puissance, a écrit un graphologue
des plus érudits, portant bien haut
l'orgueil de son nom en lequel, olym-
pien, gigantesque et calme, il s'isole
de la foule qu'il domme et protège de
toute sa majesté.
La signature d'Edouard ,\'II révèle
minutieuse analyse qu'en a donné un
graphologue autorisé :
La première chose qui se manifeste.
un pacifique,
mais aussi un
C'est encore
ferme et iné-
se manifeste
dans les signa-
ture s de M .
R 0 o s e V e 1 1 ,
d'AlphonseXIlI
et du pape
Léon XIII. Le
un pondéré,
volontaire,
une volonté
branlable qui
SIG.NATURE D ALEXANDRA,
REINE D'AN(iLETERRE
c'est un crochet (opiniâtreté) sui\"i d un
trait vertical ascendant, plein de har-
diesse (audace extrême, énergie ne
connaissant pas d'obstacle), puis un
angle suraigu (dureté, agressivité)
SIGNATURE DE GUILLAUME II. EMPEREUR D ALLEMAGNE
parafe de ce dernier est très signifi-
catif.
De toutes les signatures de souve-
rains, la plus intéressante est assuré-
ment celle de l'empereur d'Allemagne.
Guillaume II a l'une des signatures
SIG.VATURE DE FRANÇOIS-JOSEPH, EMPEREUR D .VUTKICIIE
les plus extraordinaires qui soient au
monde. Elle mérite d'attirer tout spé-
cialement noire attention. N'oici la
qui commence la première hampe énor-
mément surélevée du W (sentiment
éclatant de sa propre supériorité sur
tout le reste de l'univers), lequel \V se
termine par une tête empâtée que pos-
sèdent aussi, du reste, plus ou moins,
toutes les lettres à boucles
supérieures à la ligne, intel-
ligence parfois troublée soit
par l'abondance des idées,
soit par la puissance des ins-
tincts. Passons à Vm. Bien
curieuse en semblable écri-
ture, cette lettre finale, la
plus petite de la signature
gladiolée (diplomatie impé-
sa largeur de base (expan-
sivité des manifestations extérieures,
cncombiancc, besoin d'occuper le plus
nétrable)
SIGNATURES DE SOU'VERAINS
de place possible) concorde bien avec
la hauteur impériale du W. Enfin,
un parafe monumental souligne son
nom. D'abord, une courbe très gra-
cieuse (sens esthétique indéniable),
SIGNATURE DE ROOSEWELT, PRESIDENT DES ETATS-UNIS
puis une suite dondulationsde boucles
(souplesse d'esprit et de caractère, dé-
sir de plaire, besoin d'être aimé), puis
encore un grand trait horizontal, sou-
lignant le nom (orgueil du nom créé,
fierté d'être lui-même), et tout en haut,
un immense crochet bien différent du
dur crochet initial. Celui-ci est doux et
signifie le goût marqué de l'approba-
tion, la volonté d'occuper les esprits et
d'être approfondi. Guillaume II écrit sa
signature d'un seul trait (déductivité
poussée aux dernières limites).
Bien différente de celle-ci est la si-
gnature de François-Joseph.
Son écriture très inclinée, indique
une sensibilité féminine. Ce monarque
est d'une extrême franchise (lettres ou-
vertes par le haut et toutes de même
hauteur), mais c'est un taciturne (écri-
ture illisible). 11 souffre, mais son ima-
gination est très vive (grands mouve-
ments de ÏF et du parafe), toutes les
lettres liées révèlent une logique puis-
sante. Son graphisme est ferme et
ardent, et l'ensemble de son écriture
dénoie une intelligence fort éle\ ée.
Quant à la signature de M. Loubet,
c'est celle d'un phi-
losophe content de
son sort.
Jetons mainte-
nant un '^oup d'œil
sur les signatures
des souveraines, et commençons par
la malheureuse reine de Serbie, qui
\ ientde mourir si lâchement assassinée.
Je ne vois dans cette écriture lien de
tragique, rien d'agité, rien de tour-
SIGNATURE DE URAliA, REINE DE SEUlilE
mente, a dit quelque part M™' de Thèbes.
J'y remarque, au contraire, les signes
d'un esprit pondéré, équilibré, sachant
ce qu'il fait et où il va. Aucune éléva-
tion d'âme, poursuit la célèbre chiro-
mancienne, instruc-
tion des plus ordi-
naires... senti-
ments... bas, grand
sentiment de person-
nalité. Un détail tout
à fait intéressant, note M""^ de Thèbes,
c'est l'absence du paraphesouslasigna-
ture de Draga. C'est là un signe qui
ne trompe jamais. Toutes les personnes
qui ont joué un rôle tout à fait impor-
tant dans le monde, par leur puissance,
par leur savoir, par leur génie, par
leur bonté, par leur méchanceté ou par
leurs vices, ont eu des signatures sans
paraphe.
Et maintenant, ne trouvez-vous pas
que la signature énergique et posi-
ti\e de la reine d'Angleterre Alexandra,
ressort bizarrement à côté de l'écriture
fine et délicate de la reine douairière
d'Espagne Marie-Christine >
On peut affirmer, avec des gra-
phologues éminents, qu'une signature
détermine, aux yeux des initiés, l'ex-
pression d'un caractère.
Mais, m'objecterez-vous, il y a des
gens qui changent cinq ou six fois leur
signature pendant leur vie.
Je vous répondrai à cela que ces
changements sont toujours en rapport
a\ec une variation de caractère, et
j'ajouterai même que les hommes
ayant toujours conservé leur signature
première sont très
rares, car c'est là la
preuve d'une gran-
de ténacité, et dam ;
« Souvent homme
\ ai'ie ! »
En tous cas, quelle qu'elle soit, la
signature révélera toujours l'état d'âme
de celui qui l'a tracée.
KOUKKT 1*>LDE.
REGINE, LA CUISINIERE
— irfaut^que maman en prenne une
vieille, il faut absolument que ce soit
unevieille — oui — je lexige. Madame
ma mère n'est vraiment pas assez
sérieuse.
C'est ainsi que parlait mon père
avant que Régine n'entrât dans la
maison.
— Voyons Ilermann. répondait
grand'mère, et son doux visage de
vieille femme, encadré d'un petit bon-
net, se le\ait tout effaré de son assiette
à soupe. Elle mangeait chc/. nous,
comme toujours, deux fois par semaine.
Quand ce fait devait se produire, il
fallait chaque fois qu'on aille inviter
solennellement Madame la Conseillère
de légation, qui habitait l'étage au-
dessus. Mais à ce moment-là, elle était
forcée de venir prendre ses repas
chez nous, car elle n'avait pas de
cuisinière.
Dans la maison, on parlait de la cui-
sinière de grand'mère avec des airs
3"4
RÉGINE LA CUISINIERE
mystérieux, presque sans paroles, mais
d'une manière qui en disait long.
Nous, les jeunes, nous étions aucou-
rant. Nous savions que la cuisinière
de grand'mère avait eu un enfant.
Pourquoi ne le disait-on pas tout sim-
plementr pourquoi se cachait-on en
chuchotant mystérieusement > Cela
nous paraissait tout à fait ridicule.
Tout le monde a des enfants, pourtant !
Après nous êtremisd'accord là-dessus,
nous décidâmes avec générosité de ne
pas troubler par des questions cette
bizarrerie des grandes personnes.
— Donc, maman, je veux que tu en
prennes une vieille. C'est déjà la
seconde, sinon la troisième fois, que
là-haut.... non... non... c'est impos-
sible — avec ta légèreté, maman,
— je te demande pardon — mais...
— Comme tues drôleldit notregrand-
mère en riant, comme elle seule savait
rire. Oh, ce rire ! Je donnerais beau-
coup pour l'entendre encore une fois.
Les jeunes gens d'aujourd'hui ne rient
plus comme cela, avec cette vraie jeu-
nesse de tempérament. C'était le rire
d'une autre époque, qui résonnait
encore chez nous de temps à autre —
l'écho dune époque heureuse et insou-
ciante. Je crois que c'est un bonheur
sans égal que nous ayons grandi au
son de ce rire.
— Je ne vois là aucune raison de
rire, mère, dit mon père avec dignité.
Je trouve que le cas est assez sérieux.
Tu ne surveilles pas tes domestiques,
ilsfont ce qu'ils veulent, tu ne t'occupes
de rien.
— .\h! répliqua grand'mère, je
commence à comprendre. Je menti-
rais en disant que j'aime les vieilles;
— mais pour te faire plaisir, j'en
choisirai une vieille — oui, tu peux y
compter.
Et voilà comment Régine, la cuisi-
nière, entra dans la maison.
— Regarde-la. dit grand'mère, le
jourdeson arrivée, pendantque Régine
traversait la cour.
Grand'mère fit venir mon père à la
fenêtre.
— Eh bien. • — tu sais... dit mon
père quand il eut regardé.
— C'est une vieille, insinua grand'
mère, la voix malicieuse.
— Oui, je le vois bien, répondit mon
père d'un ton vexé.
— Elle doit être très vertueuse.
— Et sûre, ajouta mon père — mais
il y en a de moins laides.
— Monsieur mon fils, on ne peut pas
avoir tout à la fois, vous le savez.
A la vérité, grand'mère n'avait pas
pris Régine par pure plaisanterie,
grand'mère était une femme pleine de
grâce qui aimait ses aises. Puisqu'elle
n'était plus entourée par une jolie fille
très soignée, elle voulait du moins que
la cuisine fut parfaite et tout très bien
servi, et Régine s'y entendait à mer-
\'eille.
Mais, par exemple, elle était laide.
Une petite créature grosse et courte,
avec une petite touffe de cheveux
rouges, une natte mince, mince, bête
et sans fin qui était roulée comme
un escargot sur son crâne presque
chauve.
Il semblait que ses os étaient deve-
nus trop petits et son volume de chair,
qui était important, pendait en bour-
relets et en plis, très en désordre autour
de la charpente.
C'est ainsi que Régine se promenait
à travers la vie; et dans notre maison,
elle ne réjouissait les yeux de personne,
mais elle rassurait mon père qui se
disait qu'il n'y avait plus de folies ni
d'imprudences à craindre là-haut chez
sa mère. Il oubliait que l'homme n'est
jamais sans péché. Nos fautes de jeu-
nesse s'en vont avec les Heurs de prin-
temps de la vie et bien sou\ent les
péchés de vieillesse ne sortent que
pour pleurer ce printemps disparu
C'est ce qui avait dû arriver à Ré-
gine ; elle avait aimé et \écu ; à pré-
sent elle voulait oubher.
Mais tout ceci est imlicipc; il nous
KNKIN, RKGINE lUF : ClÎTAIT UNK DES FLUS VIEILLES.
XVIll. — 20.
3o6
RÉGINE LA CUISINIÈRE
fallut beaucoup de temps pour arriver
à comprendre Régine.
Elle commençait à s'habituer à la
maison et à se sentir à son aise, quand
un matin, mon père entra, visiblement
contrarié, dans la salle à manger, après
sa promenade au jardin. On découvrit
qu'il avait rencontré Régine qui des-
cendait l'escalier, .tandis que sa natte
rouge et grosse comme le petit doigt
la suivait en frétillant le long des
degrés. Car, par extraordinaire, l'é-
pouvantable petite natte dépassait
Régine en longueur de plusieurs pou-
ces, et elle aimait la promener ainsi
derrière elle, le matin. Peut-être s'ima-
ginait-elle alors être revenue à l'épo-
que où la petite ficelle rouge était une
natte épaisse comme le bras.
En tout cas, elle croyait avoir fait
sur mon père une impression bien dif-
férente de celle qu'il avait éprouvée en
présence de cette longue et rouge
exhibition naturelle. La vanité de
Régine à propos de sa parure capil-
laire était inquiétante. Oui. elle était
longue, la petite natte, terriblement
longue. Nous autres enfants, nous en
avions le frisson et mon père avait eu
sérieusement peur.
— C'est bien fait pour lui, dit grand'-
mère, pourquoi ma-t-il imposé cette
vieille. J'aimerais cent fois mieux
qu'elle ait un enfant qu'une natte aussi
horrible.
— Madame ma mère, tu ne com-
prends rien à ces choses-là. Tu es d'une
époque trop frivole, lui répondait mon
père.
— Veux-tu te taire, disait grand'mère
avec un sourire à l'adresse de son cher
vieux temps.
— Alors, tu as rencontré Régine >
Oui, oui, c'est sa toilette du matin.
C'est dansce costume qu'elle balaye ma
chambre, 'l'u peux être bien tranquille.
elle a des mœurs sévères, celle-là.
— Mais je doute fort qu'elle ks ail
toujours eues, dit mon père qui com-
mençait à se fâcher.
— Ne demande pas l'impossible. Je
ne me séparerai plus de Régine.
— Maman, quand donc apprendras-
tu ce que c'est qu'un juste milieu > Ou
tu t'entoures de personnes si jeunes et
si légères qu'elles sont capables de
toutes les folies, ou bien tu choisis des
monstres pires que l'imagination la
plus dévergondée pourrait inventer.
J'aurais voulu pour toi une matrone rai-
sonnable portant le tablier blanc avec
dignité et importance. Est-ce que cette
idée ne te sourit pas r
— Oui, certainement, si la matrone
savait faire la cuisine comme Régine,
j'y consentirais. Mais les matrones que
j'ai vues ne m'inspiraient aucune con-
fiance. Tu verras dimanche prochain,
quand vous dînerez chez moi, que
Régine vaut de l'or.
C'est vrai, elle valait de l'or. Elle
faisait la cuisine comme si son père
avait été poète et qu'elle eût hérité de
son talent, mais appliqué à autre chose.
Et, en réalité, c'était la fille d'un
poète. Tout finit par se décou\rir.
Il y avait grande lessive à la maison,
et maman pria grand'mère de lui
prêter Régine pour quelques heures
afin de soulager un peu les bonnes.
.Mais Régine refusa avec une dignité
calme de venir aider.
— Non, dit-elle à grand'mère, je le
regrette beaucoup, mais aujourd'hui
c'est impossible ; une autre fois, ce sera
avec le plus grand plaisir. Aujourd'hui
on joue une pièce de feu mon pèie et
je pense que Madame me permettra
d'aller au théâtre.
— Mais, pour l'amour de Dieu, qu'est-
ce que \ous me raconlez-là> s'écria
grand'mère en cherchant l'alliche du
théâtre avec son coupon d'abonnement
qu'elle avait toujours sous la main; et
clic \it qu'on jouait une pièce oubliée
depuis plusieurs dizaines d'années.
RÉGINE LA CUISINIERE
307
qu'on allait essayer de reprendre et
dont l'auteur s'appelait Ranpach.
— Et vous êtes la fille de Ranpachr
Bontédivine, comment est-ce poseibler
Oui, tout cela était possible. A mes
yeux, un enchaînement de circons-
tances d'intérêt palpitant enveloppa,
comme un nuage, Régine, la cuisinière.
Elle n'était pas seulement la fille de
Ranpach. Non — elle avait vécu pen-
dant de longues années dans la maison
de Gœthe, elle avait été élevée avec les
petits-enfants du grand poète, puis elle
était devenue danseuse de ballet et elle
avait eu bien des malheurs — bien des
malheurs. — Un flot de larmes étouffa
ses dernières paroles, et ses dernières
aventures.
Je la vois encore debout devant
nous, la fille de Ranpach; la petite
natte-serpent rouge, roulée au sommet
du crâne chauve, se chauffait à la clarté
lumineuse du soleil et prenait des
teintes ardentes. Sous le corsage d'in-
dienne, se dessinaient des lignes irré-
gulières et informes. Mes jeunes yeux
ne voyaient plus rien. Une auréole de
gloire entourait la misérable créature.
J'aurais voulu lui baiser les mains
comme à une sainte.
— Asseyez-vous, Régine, je vous en
prie, asseyez-vous, lui dis-je timide-
ment.
Il m'était insupportable de voir cette
personne sacrée debout. Grand'mère
ne bougeait pas et ouvrait les yeux
tout grands, tout grands. Elle avait
glissé ses lunettes en l'air, et on les
voyait collées sur son front. Je poussai
Régine sur une chaise.
— Oh! Régine, Régine: répétai-je.
Quelques jours auparavant j'avais lu
l''aiist pour la première fois et j'étais
allée, tout éperdue d'adoration, m'age-
nouiller sous les grands arbres du
jardin de Gœthe. Mon âme passionnée
d'enfant s'était épanouie sous l'in-
fluence de cette profonde impression.
Grand'mère aussi avait connu Gœthe
— mais je sentais bien que c était autre
chose; je devinais l'intimité de la vie
commune, sous le même toit ; sans
que Régine eût besoin d'ouvrir la
bouche, je savais tout, — tout ce qui
s'était passé ou ce qui aurait pu arriver.
Elle avait respiré le même air que lui,
il l'avait caressée — il lui avait donné
des ordres. Elle l'avait vu, quand il
venait se mettre à table, elle l'avait vu
manger et boire, elle l'avait entendu
parler. Parler ! et rire aussi — et gron-
der peut-être.
La stupéfaction ne me quittait pas.
Je ne me lassais pas de regarder la
personne sacrée de Régine et j'étais
secouée de frissons. Grand'mère non
plus n'avait jamais été aussi étonnée
de sa vie.
— Eh bien, parlez donc, comment
est-ce possible?
Ainsi Régine, la cuisinière, cette mi-
sérable ruine, était tout ce qui restait
de l'ancienne splendeur de Weimar.
— Oh! madame, tout est possible.
— Ranpach n'a donc rien fait pour
VOUSr
— Ah, mon Dieu! mon Dieu! On
sait ce que c'est qu'un poète, répondit
Régme. Non, Madame, ils ne se font
pas tant de soucis; mais ma mère
était très liée avec feue Madame Gœthe,
alors ça s'est arrangé comme ça.
— Et ainsi Régine, vous a\ ez vrai-
ment vécu auprès de Gœthe >
— Ben, bien sûr, dit Régine. La com-
pote que nous avions dimanche dernier,
les cynorrhodons avec les raisms secs,
c'était la compote préférée de son Ex-
cellence Monsieur Gœthe. J'ai appris
à faire la cuisine, toute jeune, chez les
Gœthe, en la regardant faire, il fallait
aussi mettre beaucoup de thym avec
le gigot de mouton, comme je l'ai fait
l'auti-e jour, quand on l'a trouvé si
bon. Oui, Monsieur le Conseiller
Intime tenait à une bonne table.
— Est-ce que \ous n'avez rien de
Gœthe) demandai-je.
— Oh! si. dit Régine, — elle était
d un laconisme inébianlable.
So8
REGINE LA CUISINIERE
— Montrez-moi ce que vous avez,
suppliai-je.
Elle fit un signe de consentement.
C'est ainsi que je fus admise à péné-
trer dans sa mansarde que, d'habitude,
elle fermait jalousement à toutes les
curiosités.
le ne crois pas que ce soit à cause
des reliques qu'elle cachait, mais pour
avoir un refuge, où elle pouvait, en
toute sécurité, se plonger dans l'oubli
ou en sortir.
En effet, nous la trouvâmes là, plu-
sieurs années après, plongée dans l'ou-
bli le plus profond, i\re-morte.
Il avait fallu appeler le serrurier
pour forcer la porte. Après cet événe-
ment, elle nous quitta et entra comme
première cuisinière dans un hospice.
A cette occasion, grand'mère dut
essuyer des propos forts désobligeants
de la part de mon père, à propos de la
conduite immorale de ses domestiques;
elle les écouta ou plutôt les ignora avec
son charme accoutumé.
Je pénétrai dans la chambre de
Régine a\ec un frisson sacré. Elle m'y
introduisit le jour même, avant d'aller
au théâtre assister à la représentation
de la pièce de son père. En entrant,
elle désigna du doigt, sans rien dire, un
petit bout de papier jauni, encadré, sur
lequel était épinglée une boucle de
cheveux gris
— Je l'ai ramassée moi-même, un
jour qu'on coupait les cheveu.x à Son
Excellence.
— Oh ! demandai-je, racontez.
— Eh ben ! voilà. Le coiffeur Eber-
wein, qui le frisait toujours, était là.
Alors Son Excellence a sonné pour que
quelqu'un monte, et j'y suis allée parce
qu'en bas tout le monde avait quelque
chose à faire. « C'est pour que ces
cheveux ne traînent pas », m'a-t-il dit.
Et je me mis à les ramasser; — il n'y
en a\ait pas beaucoup
Sous la boucle, Régine avait écrit, —
il y avait bien longtemps, l'encre était
devenue toute jaune — en vers libres,
d'après Goethe :
Celui qui ti' a jamais pleuré^
Qui n'a jamais passé ses nuits
A verser des larmes, éveillé dans son lit^
Celui-là ne vous connaît point^ ô puis-
sances divines.
Pauvre Régme.
Là-dessus elle ouvrit sa malle, qui
l'avait sans doute accompagnée sa vie
durant, à travers les misères les plus
variées, et elle en sortit un paquet.
Sans dire un mot, elle déploya une
chemise d'homme usée, ornée d'un
plissage bizarre sur le devant.
Une chemise de Gœthe !
Cette toile fine avait touché son
corps. Elle avait été si près de lui, elle
a\ait fait partie de lui-même. J'étais
saisie de peur, comme devant une
apparition de revenants, pendant que
Régine, la fille de Ranpach, vêtue de
sa robe du dimanche, dans sa misé-
rable chambre de bonne, dépliait la
chemise de Gœthe, sans prononcer
une parole.
Elle ne troubla pas ma rêverie.
J'étais profondément émue par la sen-
sation terrible que tout passe dans la
vie, même les choses les plus divines.
Enfin Régine dit :
C'était une des plus vieilles. Elle
n'était plus mettable.
Puis elle déplia une robe rouge écar-
late, garnie de galons bleu foncé.
— Ma mère avait déjà cette robe dans
sa jeunesse, b^lle \ient de Madame de
Gœthe.
— Oh ! montrez, Régine. Je la tou-
chai. C'était une soie molle des Indes.
Le rouge vif ressemblait à un amour
ardent et heureux. Ses yeux avaient
contemplé cette étoffe délicate avec
amour. — Comme (^hristiane a\ ail dû
être petite et gracieuse, det. formes
sveltes et pleines — Et elle a\ait été
tant aimée I — tant aimée par l'homme
RÉGINE LA CUISINIERE
309
le plus merxeilleux. O, comme ton
cœur a dû battre sous cette douce robe
rouge, bienheureuse Christiane !
On ne retrouve plus ta tombe. Tu as
disparu depuis longtemps, longtemps,
tu n"es plus que poussière — et ta
robe rayonne encore dans son éclat de
pourpre comme aux jours où il l'em-
brassait. Ses mains ont touché cette
soie fraîche, fine et souple.
J'étais accablée d'émotion et je m'é-
criai :
— Ah! Régine, c'est effrayant que
rien, rien ne dure.
Régine dit : « Je trouve que ça n'est
pas si mauvais que ça. Je n ai plus
envie de rien du tout. ))
A partir de ce jour, j'étais sans cesse
fouri-ée auprès de Régine, partout où
je pou\ais l'attraper. Je la regardais
repasser, faire la cuisine, nettoyer les
chambres, et sa langue se déliait de
plus en plus. Les vieux potins de do-
mestiques de cette maison bénie furent
ainsi remués, en même temps qu'une
foule de détails intimes et exquis; qui
faisaient revi\re cette belle époque
d'une manière plus intense et plus forte
que bien des dissertations conscien-
cieuses.
A présent, aux dîners du dimanche
chez grand'mère, on nous servait de la
soupe aux pommes à la Gœthe, avec
des raisins de Corinthe et des croûtons
frits; du lièvre rôti à la Gœthe, assai-
sonné de feuilles de sauge; la compote
sacrée de cynorrhodons mélangée de
raisins secs. Moi, jeune adolescente,
je mangeais de ces plats avec un pro-
fond recueillement, comme pour célé-
brer la sainte communion ; mais aussi
avec un appétit excellent. Car, en
vérité, Gfcthc avait mangé de la
poésie.
— .\h ! on savait faire la cuisine,
dans la maison de Gœthe. Mon jher
papa était réconcilié avec F^égine depuis
longtemps. Cette union bizarre du mé-
nage de Gœthe avec le nôtre avait
quelque chose de terriblement mysté-
rieux pour nous autres enfants. Chaque
fois que Régine apportait un nouveau
plat, je croyais assister à un miracle
ou a une révélation, et la plupart du
temps, il me semblait que nous étions
les hôtes du grand poète. Je le sentais
présent dans ces mets exquis comme
dans ses œuvres, mais d'une présence
plus réelle, presque corporelle. Je le
sentais et je le goûtais, comme les pre-
miers chiétiens communiaient, plongés
dans une extase silencieuse et profonde.
Il était là! — Jamais je n'oublierai les
repas sacrés de Régine, chez la chère
vieille femme.
— Vous avez beau l'aimer, le grand,
le magnifique poète, l'aimer de tout
votre cœur, de tout votre être — il ne
\ous a pas été donné de communier
en lui par le pain et le vm !
A cette époque-là je l'aimais comme
une âme de néophyte aime Dieu.
Après un de ces repas merveilleux,
ma grand'mère m'envoya un jour à la
cuisme demander à Régine pourquoi
elle n'apportait pas le café.
Quand j'ouvris la porte, je crus que
j'avais une hallucination, car ce que je
voyais était invraisemblable et impos-
sible. Je m'arrêtai court et je regardai
— je gardai le silence ; saisie d'un
grand trouble, je ne parlai pas du
café, je n'aurais pas osé ouvrir la
bouche.
Régine, impassible et mystérieuse,
prit une assiette plongée dans l'eau de
vaisselle et l'essuya. Puis elle sortit de
la même eau une petite pierre tombale
en marbre et l'essuya. C'était une petite
pierre en marbre blanc avec une ins-
cription dorée. Parmi les autres
assiettes j'apercevais encore une stèle
plus foncée et une toute petite croix de
cimetière.
— Oh. F^égine! demandai-je, après
un certain temps, que faites-vous là>
— 1-^iendu tout, répondit-elle.
Je ne sa\ais pas comment m \ pion-
3IO
REGINE LA CUISINIÈRE
dre pour d'autres questions. Elle ne
s'occupait pas de moi et continuait à
essuyer sa pierre funéraire. Avec un
petit morceau de bois piqué dans un
torchon elle nettoya l'inscription creuse
et dorée. En suivant le mouvement de
ses doigts je lus : (( Annette », la date
de la naissance et de la mort. C'était la
pierre tombale d'un petit enfant.
— A qui est cela > me risquai-je
enfin à demander.
— C'était mon petit, dit Régine. Sur
la petite stèle noire on distinguait un
nom d'homme presque effacé, « comé-
dien de la cour », c'est tout ce qu'on
pouvait lire sans effort — et sur la
petite croix était tracé le propre nom
de Régine: ((Régine Moll ». — Tout
cela au milieu des assiettes et des plats
dans l'eau de vaisselle.
— Régine, que signifie tout ceci > On
demande le café.
— Il va être prêt dans un instant.
Régine me raconta qu'elle avait
cherché ces pierres au cimetière en
faisant son marché. Elle les avait
rapportées dans son filet et elle lavait,
en même temps que nos assiettes, tout
ce qui lui restait de la vie, les noms de
sa mère, et des êtres qui lui avaient été
chers.
C'était une personne énigmatique
au.\ habitudes mystérieuses.
Hélène Bohlau.
Traduit de l'Allemand par
Marguerite Lièvre.
Lt; TRIAGE DES HUITRES SUR LES tàlaids
MÉMOIRES D^UNE CANCALAISE
Lorsqu un homme bien élevé, à
l'heure où les franchises se débouton-
nent, veut qualifier sévèrement son
prochain, il le traite A' huître ou de
moule. L'un vaut l'autre. C'est une
affaire .. d'espèces, comme l'on dirait
au Palais. Mais le quidam n'en reste
pas moins nanti d'une réputation
d'être inférieur, sans énergie ni
consistance, veuie et simple d'esprit,
mollusque.
Et cependant, ne sommes-nous pas
victimes d'une injustice criante ? 1 luître
si vous voulez ! mais nous avons une
bouche aux lèvres minces, un estomac
en poire, un foie qui secrète de la bile,
des branchies , disposées comme les
dents d'un peigne et qui, séparant,
de l'air dissous dans l'eau, le gaz o.xy-
gène, nous font respirer; un cœur con-
fortablement meublé d'oreillette et de
ventricule et du sang, du joli sang
limpide et incolore, qui n'offusque
pas, par une couleur rouge malséante,
la sensibilité de nos bourreaux. Je sais
que tout le régime de nos nerfs aboutit
à la bouche, mais beaucoup d hommes
en sont là.
On prétend aussi que, dépourvues
de tête et de cerveau, nous ne voyons
ni n'entendons, vibrant tout juste au
contact du toucher. Qu'en savez-vous.
hommes présomptueux qui ignorez
encore l'existence d'un sens spécial,
que nous partageons avec les aveugles,
et qui nous permet de connaître le
monde extérieur tout au moins aussi
imparfaitement que vous le percevez
\ ous-mêmes >
Aussi bien, nous portons mUic mai-
son avec nous. Que dis-jer nous la
bâtissons avec les éléments calcaires
que secrète une membiane ciliée, joli-
ment appelée par la science notre
312
MÉMOIRES DUNE CVNCALAISE
(( manteau ». ISous sommes, à la iois.
amant et maîtresse, père et mère :
chacune de nous produit ses œufs et
les féconde; nous avons, par portée,
deux millions denfants, que nous fai-
sons seules, à notre aise, sans ces
querelles de ménage qu'engendre
toujours le principe de dualité qui pré-
side ailleurs à la génération. Je me
demande, après cela, quel est le plus
inférieur des deux : l'Homme ou 11 iuî-
tre.
Maintenant que je suis vieille et
qu'après avoir parcouru le monde.
d'Ostende à Marennes, en passant par
le lac italien de Fusaro, je finis mes
jours dans un parc abandonné de
Cancale, l'idée m'est venue de conter
mes -Mémoires.
J'ai toujours étémépriséedeshommes
parce que ma coquille était irrégulière.
Chez nous, c'est un peu comme
partout : les séductions extérieures
l'emportent sur les qualités moins
brillantes du cœur. On peut avoir
une âme savoureuse et rester
ignorée.
J'eusse été jolie, dodue et d'aspect
.sympathique, on n'eût fait de moi
qu'une bouchée, pas plus ni moins.
Mais je portais mal la toilette, j'ac-
cueillais sur ma robe mal lamée tous
les vagabonds de la mer, madrépores,
coquillages, oursons ou polypieds : je
manquais de chic, on m'a délaissée.
Et, bien que ce soit dans notre peuple
une honte de n'être point mangée et
d'ignorer la petite secousse de la goutte
de citron, je me console en bavardant
avec la vase. Les coquilles vides de
mes camarades mortes jonchent le sol
à mes côtés. J'y puise cette philosophie
réconfortante qu on ne trouve que
dans les cimetières. \a je m'éteindrai
paisiblement à mon tour, abandonnant
ma demeure aux humbles de la mer
qui viendront y chercher un refuge.
Je suis née à Cancale. Je ne me sou-
viens pas de mes sœurs, nous étions
trop. Mais ce que je n'oublierai jamais
c'est que ma mère, à l'époque du. frai,
était blanche comme du lait. Je m'ha-
bituais à la douce chaleur de son man-
teau, quand, un beau matin, elle me
rejeta cruellement à la mer. Ce jour-là
nous étions si nombreuses sur le banc
que nous formions un nuage de pous-
sière vivante qui troublait l'eau et s'en
allait au hasard du Destin. En ai-je vu
mourir de mes sœurs I La violence du
courant les perdait au large; certaines
s'étouffaient dans la vase; d'autres
étaient dévorées par les crustacés et
les vers ou s'engouffraient dans la
bouche béante des poissons.
Moi, je n'avais pas peur; je nageai
bravement de droite et de gauche, à
l'aide de ce petit bourrelet, garni de
cils vibratiles. que la nature nous donne
en naissant et nous retire dès que nous
sommes assez raisonnables pour nous
fixer sur une roche et fonder un foyer.
Je choisis une pierre où se tenaient
déjà plusieurs de mes compagnes. J'y
passai les meilleurs mois de mon exis-
tence, à bâiller délicieusement entre
deux anémones; des algues brunes
formaient un joli berceau de lianes
luisantes ; je voyais jouer les crevettes
avec leur corselet transparent ; un crabe
avait élu domicile sui- ma coquille. 11 y
avait aussi un oursin qui bougonnait
toujours et un petit corail épanoui
comme une fleur.
Mais ce bonheur délicat dura peu :
une tempête me détacha le talon et je
m'en allai rouler à la merci des cou-
rants.
Un jour que je sommeillais sur deux
rides de sable, je \ is un monstre qui
s'avançait \ers moi. 11 avait la forme
d'un rectangle de fer dont la gueule
béante, large d'un mctrc. raclait le
fond avec un bruit Iciriblc : une
longue corde le leliail à une ombre
gigantesque qui glissait sur la surface
de la baie et que je reconnus être un
bateau à ses rames qui battaient
comme des antennes, La bêle prenait
MÉMOIRES D'UNE CANCALAISE
3'3
mes compagnes dans une sorte de
poche que la vitesse de la marche
tendait et où elles roulaient, péle-méle,
coquilles froissées et sens dessus des-
sous.
Je sus. plus tard, que c'était une
drague et que je comptais parmi les
victimes de la C.travane des Huîtres.
Chaque année, les hommes s'unis-
11s n'épargnent rien. Petites ou
grosses, coquilles ordinaires ou pieds
de cheval, nous tombons toutes dans
leurs filets. Les insensés ne s'aperçoi-
vent pas qu'ils nous dépeuplent, telle-
ment est grande leur âpreté au gain;
et si ceux d entre eux qui détiennent
l'intelligence créatrice et le bon sens
n'avaient pas institué, sur d'autres
LF DEPART DE LA CARAVANE POUR l-A PKCIIE AUX III Ifl'IS
sent vers la fin d'axiil pour \enir
dévaster nos villages. Ils partent à
l'aube, montés sur tout ce qui peut
prendre la mer, nacelles, doris ou
petites goélettes. Leur fièvre est grande
car ils nous revendront 25 francs le
mille; — notre mort n'est-ce pas du
pain pour les petits?- — et quand un
coup de canon, de la rive, donne le
signal de la pêche, le meurtre com-
mence. Cinq dragues tombent à la fois
de leurs sabords, une à l'arrière et deux
à chaque flanc, les voiles se hissent,
l'esquif marche à petite allure et c'est,
jusqu'au crépuscule, où un second
coup de canon sonne la fermeture, le
viol méthodique de nos retraites pleines
de silence.
points de la terre, de confortables parcs
où nous puissions frayer en paix, c'en
serait fait des joies que nous procurons
aux gourmets.
Leur acharnement à nous détruire
ne connaît pas de bornes. Au Mexique
nous poussons sur les racines de man-
gliers; les indigènes n'ont qu'à les
couper et nous nous offrons par grap-
pes , toutes prêtes pour le marché :
mais aux Etats-Unis, c'est avec une
immense pince, dont les extrémités
inférieures sont garnies de râteaux,
qu'on nous cueille. Ln l^urope. autour
de l'île Minorque, des plongeurs, que
larrêt de la respiration rend forcément
maladroits, nous assassinent à coups
de marteau.
MEMOIRES D'UNE CANCALAISE
Mais éloignons-nous de ces visions
brutales. Je les ai relatées parce qu'elles
me rendront plus doux, tout à l'heure,
le souvenir des heures vécues dans les
claies et les ruchers de Marennes ou
dans les ondes paisibles du lac Fusaro.
Dégagée de la drague, on me dépose
à fond de cale; j'entends la joie de
l'équipage, le clapotement de l'eau qui
indique la rentrée au port, le grince-
ment de la chaîne de l'ancre et l'arrêt
subit de la quille ensablée.
En un tour de main des mousses
nous jettent par-dessus bord, et nous
voici entassées sur la grève, en tàlards,
comme ils disent à Cancale, et nos
précieuses personnes, recouvertes de
filets surmontés d'une marque distinc-
tive, pour que la marée qui remonte
ne nous ramène pas dans nos demeures.
Le lendemain, les femmes des pê-
cheurs procèdent à notre triage. Ce
sont des monstres, vêtus de corsages
en loques et de châles troués : elles
portent des bottes de cuir jusqu'aux
genoux ou des galoches cerclées de
zinc; elles s'accroupissent sur nous
comme des bêtes: leurs langues vont
vite, s'interpellant d'un tâlard à l'autre
et leurs mains aussi, qui séparent
soigneusement cellesd'entre nous qu'un
diamètre de six centimètres destine à
une consommation immédiate. Les
marchands, qui sont les intermédiaires
obligés entre le marin et le restaura-
teur vont, le cigare aux lèvres, entre
les groupes.
Ils attendent, pour acheter, que la
crainte de garder pour compte notre
armée formidable qui jonche le sol
diminue les exigences des femmes et
fasse baisser les cours. Ils ne se déci-
dent souvent qu'au bout du deuxième
jour, et nous partons, précieusement
emballées dans des algues fraîches,
\ers la destination qu'il leur plaît de
nous donner.
Comme je n'a\ ais que quinze mois
on me trouva trop jeune et je connus
la douce somnolence des parcs.
Imaginez des portions de grèves con-
quises sur les lais de la mer et entou-
rées de claies d'osier, tout ébouriffées
de chevelures d'algues. Quelques-unes
sont au bord des rochers et ne se cou-
vrent d'eau qu'aux marées d'équinoxe:
la plupart sont plus au large et nous
baignent à chaque flux. Nous sommes
là toute une colonie, rangées à quelque
distance les unes des autres, pour que
nos coquilles grandissent à l'aise. Ces
parcs sont une source de querelles et
de déboires sans fin. En dépit des gar-
diens assermentés dont le zèle modéré
est celui des fonctionnaires rétribués,
nous sommes volées fréquemment par
des propriétaires peu scrupuleux : les
gelées qui nous déciment, les tempêtes
qui nous dispersent, les redevances à
payer et les frais de clayonnage grè-
vent nos maîtres à tel point qu'ils se
ruinent. C'est à cette circonstance que
je dois d'avoir vécu aussi longtemps
dans ce parc abandonné où je finis mes
jours.
Un matin, on m'empaqueta comme
mes sœurs de la caravane : je perçus le
cahot d'une voiture, le sifflement d'un
train, et je ne sus que par un employé
de chemin de fer qui cria ma destina-
tion, que j'allais à Marennes.
Le climat de Cancale nous est, pa-
raît-il, défavorable : nous devenons
anémiques et grasses; et c'est à Ma-
rennes que nous allons acquérir cette
coquette couleur verte qui séduit tant
les palais délicats.
Pour ma part, j'ai souvent entendu
discuter par mes gardiens l'origine de
cette robe d'émeraude qui nous sied si
bien. De combien de bêtises ai-je été le
témoin silencieux ! Les uns pronosti-
quaient une maladie de foie dont la
sécrétion teindrait en \ert nos pou-
mons ; les autres mettaient notre viri-
dilc sur le compte de la nature du sol
ou des plantes immergées. Les imbé-
ciles ! Ils ont des yeux et ne savent
point voir le petit animalcule impon-
dérable ciMnme une poussière qui se
.MÉMOIRES D'UNE CANCALAISE
LE TRIAGE DANS LES PARC:
glisse entre nos valves et nous pare de
cet éclat que nous payons en l'héber-
geant. Le Maître de l'Heure qui fit
l'Huître et les Hommes leur révélera
peut-être un jour leur erreur. Il aime
à jouer ainsi avec eux en leur permet-
tant de découvrir peu à peu les \érités
de la science. 11 est vrai qu'ils n'en
usent que pour le nier avec une cruelle
ingratitude. Quoi qu'il en soit, les Mé-
cènes qui nous mangent trou\eront
dans l'existence confirmée de nos infu-
soires colorants, en même temps qu une
explication, une leçon : c'est que ce
sont le plus souvent les parasites qui
donnent aux riches oisifs tout leur
reflet.
AMarennes, l'ingéniosité des indus-
triels qui nous exploitent a disposé le
long des deux rives de la Seudre des
claires ou bassins de 300 mètres carrés
de superficie, destinés à nous rece\oir.
Ces claires ne communiquent a\ec le
large que par des écluses primitives
susceptibles de régulariser le débit de
l'eau de mer.
J'ai été l'objet, dans ce pays, d at-
tentions particulières: je passai d'abord
par un vivier d'entrepôt que le flot
recouvrait deux fois par jour. J'a\ais
alors 18 mois, l'âge requis pour être
placée dans les claires. J'y fus admise
après un nouveau triage. J'y trouvai
une vase onctueuse, qu'un séjour
prolongé dans l'eau de mer a\ait
parfumée d'un sel vivifiant. Aux
époques des nouvelles et pleines lunes,
les vagues venaient nous apporter les
regrets des bancs pittoresques où nous
vîmes le jour. Mais nous n'y pensions
pas trop, heureuses de nous laisser
vivre dans ces bassins dont la propreté
nous paraissait admirable comparée a
ceux de (bancale.
C'est là que je fus initiée aux mys-
tères bienfaisants de l'ostréiculture.
J'en conçus une telle admiration que
maintenant encore je ne puis résister
au désir de la conter.
l'ai déjà dit comment et pour quelles
raisons la mortalité infantile faisait
tant de \ictimes parmi nous. Notre
-^i6
MEMOIRES D'UNE CANCALAISE
n.nssain, abandonné à lui-même, erre
pendant longtemps à l'aventure sans
éprouver le besoin de se fixer sur les
corps solides qui constituent pourtant
notre sauvegarde. Certains de nos
enfants, moins entreprenants que les
autres, s'accrochent à la coquille ma-
ternelle, et si les hommes nous mépri-
saient moins, ils ne manqueraient pas
de trouver touchantes ces maisons
da'ieules dont le toit, rongé par les
intempéries et la vétusté, soutient
encore les foyers des jeunes. Mais celles
que ne retient pas l'esprit sédentaire
courent à leur perle certaine si rien
ne se trou\e sur leur passage pour
les recueillir. Nos maîtres l'ont com-
pris et voici les deux artifices qu'ils
ont employés pour fonder ce qu'ils
dénomment « nos métairies sous-
marines ».
Le premier consiste à semer le iond
de la mer de coquillages susceptibles
de retenir nos semences. Le second
établit de longues lignes de f.iscines.
disposées en travers comme des bar-
rages et échelonnées d'une extrémité à
l'autre de chaque champ sous-marin.
Leplussou\ ent. les deux systèmes sont
combinés pour permettre à celles
d'entre nous qui, entraînées par les
tourbillons, ne s'arrêteraient pas dans
les mailles des fascines de retomber
sur les corps solides qui pavent le
fond.
Le principe trouvé, l'ingéniosité de
nos (( cultivateurs » ne devait pas s'en
tenir là. Elle trouva des appareils
assez simples pour ne mettre à contri-
bution que les ressources locales
et destinés à recueillir dans les meil-
leures conditions possibles notre pro-
géniture.
Les uns soni fixes et les autres mo-
biles : ceux-ci utilisés sur les fonds que
nous habitons déjà, ceux-là destinés
aux terrains vierges, bassins ou parcs
artificiels.
Les premiers comprennent le pivc
et le loil. r)ans les endroits où la pierre
est abondante, on jonche le sol de pavés
inégaux qui reçoivent notre frai de
première année ; on les retourne la
seconde année et la troisième on nous
détache du roc pour nous diriger vers
le parc d élevage. .Malheureusement,
beaucoup d'entre nous y déforment
leur coquille ou s'incrustent si soli-
dement qu'elles se laissent briser
plutôt que d'abandonner leur point
d'attache.
Cet inconvénient ne se présente pas
avec les toits^ qui ne sont autre chose
que des tuiles posées sur des traverses,
clouées elles-mêmes à des pieux fichés
en terre. Les parois plus lisses de
l'argile nous empêchent d'avoir mau-
vais caractère.
Les appareils collecteurs mobiles
comprennent les planchers et les ruchers
collecteurs. Le plancher collecteur est
formé de plusieurs rangées parallèles
de pieux, rapprochés deux à deux et
formant, au moyen de clavettes, des
sortes de chevalets à double échelon.
Ils portent des traverses d'une seule
pièce dont l'ensemble constitue des
cadres carrés contigus sur lesquels on
établit un plancher de sapin portant,
par ses extrémités, sur les traverses
intérieures. Ces planchers sont hérissés
de copeaux soulevés au ciseau ou char-
gés de coquillages enduits de goudron
et de branchages di\ers. dont les aspé-
rités sont particulièrement propices à
nos naissains.
Le maniement en est facile, car pour
nous transporter par mer, il suffit de
suspendre le plancher dans un cadre
llottant qu'on tire à la remorque. Par
terre, une enveloppe d'herbes marines
mouillées nous permet de faire les plus
longs voyages.
Le rucher collecteur se compose d'un
coffre enveloppant de bois léger, rec-
tangulaire et garni de treillages hori-
zontaux. Nous en occupons les diffé-
rents étages en compagnie de coquil-
lages ou de pierres rugueuses; et à
l'époque de notre Ir.ii, chacun des chàs-
MEMOIRES D'UNE CANCALAISE
J'7
sis se garnit de nos nombreuses fa-
milles qu'il est aisé de déplacer en
retirant leur base d'attache.
Nous récompensons tous ces efforts
par une fécondité extraordinaire qui
atteint le plus souvent le chiffre res-
pectable de vingt millions de /eî^/zcs par
ponte annuelle.
J ouvre, à cet endroit, les plus jolies
face salée nous mettait à l'abri de 1 in-
cursion des crabes, ces ennemis terri-
bles qui joignent la ruse à la force de
leur pince et savent profiter de Iheure
où nous somnolons, valves ouvertes,
pour y glisser sournoisement un
petit caillou qui les empêche de se
refermer.
La brise et les courants nous balan-
LA PECHE DES HCHRES AU BAS DE LEAU
pages de mes mémoires : les souvenirs
qui s y rattachent font la joie de mes
dernières années :
C'est à Fusaro, sur les bords de ce
lac enchanteur qui étend ses eaux pai-
sibles à dix-neufkilomètres de Naples.
Les riverains qui vivent de notre in-
dustrie ont semé l'eau de rochers atti-
ficiels et d'abris pittoresques, fa\o-
rables à nos n.iissains. Imaginez un
cercle de pieux, plantés dans la vase et
leliés entre eux par des coudes aux-
quels sont suspendus des fagots de
menu bois. Ce fut là mon domicile
pendant deux années. J'occupai a\ec
mes camarades du golfe de Tarente
une branche voisine du rivage. Notie
situation, à deux centimètres de la sur-
çaient mollement. Les grands arbres
faisaient osciller leurs ombres sur le
miroir argenté du lac et nous regar-
dions béatement la maisonnette du
professeur Mandolini, Ihomme émi-
nent auquel nous de\ ions notre pra-
tique installation.
Je le revois encore, le professeur,
faisant les honneurs de son parc aux
étrangers, ou devisant sur la terrasse
de sa villa. Il avait les che\eux blancs
bouclés et les traits reposés de ceux qui
coulent leurs jours dans la paisible
compagnie des bûtes et des li\ res. Ses
gestes étaient miè\res, son affabilité
exquise et quand il nous prenait, on eut
dit que ses mains caressaient, l'out ce
que j'ai appris sur nos nueurs et notre
MEMOIRES D'UNE CANCALAISE
LES l^AKCb Uli CANCALli
histoire, c'est à lui que je le dois. Sa
mémoire fourmillait d'anecdotes. Il les
disait simplement avec cette pureté de
langage qui est la caractéristique des
vieux savants. Je crains presque de les
abîmer en les répétant.
L'origine de notre nom paraît être
Hothi, expression aryenne signifiant
noyau, pierre, et par suite semblable à
la pierre. 11 est du reste curieux de
constater que dans presque toutes les
langues la racine est
la même: grec ostreon ;
latin ostrea ; Scandi-
nave ostra; allemand
ausler ; russe uslursu;
polonais ostrzyo a, clc...
Chez les 1 lébreux nous
passions pour un mets
impur, les lois sacrées
ne réser\ant leur fa-
veur qu'aux bétes de
la mer munies de na-
geoires et d'écaillés.
.Vlais les autres peu-
ples ne tardèrent pas
à relever notre crédit.
Au cours des fouilles
effectuées dans les
pays du nord de l'I'vU-
riipe. il n'est pas rare
de retrouver, a côté
d'armes de silex et de
vases en terre cuite,
les écailles admirable-
ment conservées de
nos ancêtres.
Les Grecs nous con-
sommaient avec déli-
ces : nous servions
même à des usages
publics et le mot ostra-
cisme tire son origine
de ce fait que la sen-
tence de bannissement
était inscrite sur nos
coquilles avec un sty-
let dont la pointe était
de pierre précieuse.
Sur le chapitre des
Romains, le professeur était intaris-
sable. Ce peuple avait poussé, paraît-
il, le raffinement gastronomique jus-
qu'à ses dernières limites.
C'est à nous qu'incombait la belle
mission d'ouvrir le repas: nous pa-
raissions souvent au cours des ser-
vices, à côté des loups péchés entre les
deux points du Tibre, du turbot de
Ravenne, de la murène de Sicile ou de
Veslurgeon de Rhodes. Nos chairs
••.■' ■•»»■. ■ t' »»»»--vip<'wv;-«<?»,'^'^">*R)r'7vrK'
UA l)UA(iUE MEURTRIi:»!':
.J
MEMOIRES D'UNE CANCALAISE
319
glauques et ambrées
inspiraient les poètes.
Horace nous chanta
dans ses S.itircs, et le
piofesseur répétait sou-
^ ent ces vers qu'il trou-
vait harmonieux et caus-
tiques :
(( \'otre ventre pares-
seux est il en retard ?
Débarrassez-le avec des
moules, des coquillages
communs et de la petite
oseille sans oublier le
vin blanc de Cos. C'est
aux lunes nouvelles que
se remplissent les co-
quillages émoUiants ;
mais toute mer n en
produit pas d'une égale
délicatesse : la palourde du lac Lucrin
vaut mieux'que -le murex de Ba'ies;
on tire les [huîtres du lac de Circé et
les hérissons de Misène; les larges pé-
toncles font l'orgueil de la volup-
tueuse Tarente )).
L'idée de faciliter artificiellement
notre reproduction remonterait à la
plus haute antiquité. Un certain Pline
l'Ancien, dans son Histoire Naturelle.
UN .SAI.ON IJK CON VKKSA 1 lO.V A .^C ANC AI. K
LE FAMKUX ROCHER DE CANCALE
désigne l'époque ou florissait l'orateur
Crassus, avant la guerre des Marses;
mais deux monuments historiques dé-
cou\erts, l'un dans la Pouille et l'autre
aux environs de Rome, semblent dé-
montrer que c'est au siècle d'Auguste
qu'il faut placer les débuts de l'ostréi-
culture.
(>es monuments, sont deux ^■ases
funéraires en matière vitrifiée ; leur
forme est celle d'une
bouteille antique à ven-
tre large, à goulot
allongé. Des dessins
grossiers tapissent leurs
parois : on y reconnaît
cependant la perspecti^■e
de viviers attenant à des
édifices et communi-
quant avec la mer par
des arcades. On lit sur
la première les mots
Staoniim Palaluiii, nom
de la villa que Néion
possédait sur les bords
du lac de Lucrin, et
Oslrcan'.i ou huîtrerie.
L'autre porte Sl.ionuni
A^croins()slrL\in\i.S\h\i,
ILii\t, toutes appella-
320
MEMOIRES D'UNE CANCALAISE
tions rappelant les édifices célèbres de
Pouzzoles et de Baïes.
Mais dans ses entretiens, le profes-
seur Mandolini paraissait sceptique à
ce sujet. Ses certitudes le ramenaient
toujours à Sergius Orata, (( le patron
deTOstréiculture » disait-il. Et, la ciga-
rette aux doigts, avec le charme enve-
loppant des lettrés italiens, il évoquait
de^■ant ses auditeurs la vie de l'homme
d'affaires romain : (( Ce Sergius devait
faire partie de ces accapareurs dont
les nombreux navires sillonnaient les
mers. Il était chevalier et maître d'élé-
gance. Son commerce s'étendait si loin
que le soleil ne se couchait jamais sur
les voiles de ses bateaux. Je le vois, les
cheveux parfumés, le visage enduit de
fard et la tête couronnée de roses, pré-
sider les banquets somptueux de sa
villa deTusculum. Il dirige une armée
d'esclaves; il ne connaît pas l'étendue
de ses terres.
(( Apre au gain, il spécule sur les
blés, accapare le commerce des tissus
et possède des caravanes qui lui
ramènent d'Orient la myrrhe . le
cinnamone et d'autres parfums pré-
cieux.
(( L idée lui \ ient de mettre à proHt
l'engouement de ses contemporains
pour les huîtres. Il fait \enir, conservées
dans un lit de neige, des pétoncles de
Brindes, réputées pour leur saveur par-
ticulière, il les dépose sur les fonds du
lac Lucrin qu'il sait particulièrement
fertile en vase douce et feutrée ; et bien-
tôt le mollusque lancé par cet cirbiter
elegatilix paraît à toutes les tables. On
s'arrache les produits de ce Sergius
Orata dont l'aclixité industrielle
était si connue qu on disait de lui
« qu'il ferait pousseï- des huîtres sur
les toits. »
Ici. le professeur riiiil inujours. heu-
reux du bon mot, et quand sa \uix
s'était élevée, tremblante de vieillesse,
comme un bruit de crécelle cassée,
nous I entendions qui reprenait, plus
grave :
« Ce lac de Lucrin n'est plus aujour-
d'hui qu'un étang désolé au creux de la
Campanie. Un tremblement de terre l'a
bouleversé en 1538, créant le Monte
Niiovo qui le boucha en partie. Et
maintenant les anguilles de vase se
jouent dans ses eaux jaunâtres. Et
cependant combien de légendes virent
naître ses bords! Son emplacement
voisin des Champs phlégréens^ et des
Solfatares de Pouzzoles. au centre de
cette région volcanique qui environne
Naples et le Vésuve, donnait à ses eaux,
sur lesquelles planaient toujours des
odeurs méphitiques, une acre saveur de
soufre et de goudron. Aussi les anciens
qui, plus que nous, savaient peupler
la nature de symboles mythologiques
y voyaient-ils la décevante entrée des
Enfers. Le cataclysme du xvi'' siècle fut
un grand malheur pour la région. ))
Et si l'interlocuteur ricanait d'un ait
sceptique, le professeur l'empoignait
par le bouton de sa veste et, l'index
levé dans un geste de pédagogue :
(( L'huître, monsieur, est. dans sa
modeste part, bienfaitrice de l'huma-
nité. Elle ne fut jamais un animal
sacré, à moins que \"OUS ne la consi-
dériez comme telle en raison de l'usage
inexpliqué qu'en faisaient les pèlerins,
parsemant leur robe de bure de la
nacre de leur coquille. Elle ne fut pas
davantage un animal philosophique
bien que M. Benoît de Maillet dans ses
Entretiens d'un philosophe indien avec
un missionnaire français^ parus au
grand siècle, ail expliqué la forma-
tion des continents par la retraite des
eaux de la mer et fait sortir tous les
être vivants, y compris l'Homme, du
sein de l'onde. Ce qui lui valut cette
\ erte réplique de Voltaire :
« Maillet aura beau dire, il ne me
persuadera jamais Ljue je descends
d une huître. »
Ses bienfaits sont plus pratiques. Ses
écailles sont précieuses à l'agriculteur
pour amender les leirains qui ne sont
pas ass'JZ calcaires. Elles peu\ eut aussi
MEMOIRES DUNE CANCALAISE
macadamiser les routes sur les cotes
de sable où le sol manque d'éléments
de fermeté. Consumées, leurs prin-
cipes chimiques sont une source de
chaux aussi économique que facile à
recueillir.
Je passe sous silence les perles que
sécrètent certaines d'entre elles. Elles
furent dans l'antiquité, comme de nos
jours, l'occasion d'un luxe effréné pour
les femmes. A Rome
on les accrochait aux
oreilles, où elles por-
taient le nom de cro-
lalia ou grelots.
(( comme si le son et le
cliquetis des perles,
disait Pline, étaient
aussi une jouissance
pour nos dépravées ».
On les fixait également
aux chaussures, dans
les cheveux, le long
des toges de pourpre
syrienne, cette pour-
pre deux fois teintequi ,
pour mériter quelque
\aleur, devait être de
la couleur dusangfigé.
A n envisager que
le comestible, l'huître
est de toutes les fêtes.
Elle ou\re l'appétit,
qu'on la déguste avec
du vin blanc, dans sa coquille, comme
en France, soit à la mode anglaise,
transvasée et assaisonnée de citron et
de gros sel, soit à la mode bre-
tonne accompagnée d'une sauce à l'ail
pilé.
A Londres, la soupe à l'huître fait
fureur, après le théâtre, dans les Oystcr-
Hoiises.
On les mange aussi en pâtés, dans la
choucroute ou rôties. Il faudrait tout
un volume pour consigner les gour-
mets qu'elles ont séduits, depuis Cali-
gula qui en gnbail six cents chaque
jour et le maréchal Junot trois cents
avant son déjeuner quotidien, jusqu'à
xvin. — 2 1.
cet étudiant qui fit le pari d'en avaler
douze douzaines pendant les douze
coups de midi et y parvint en les réu-
nissant dans du lait.
L'huître ne s'en tient pas là : elle
sait être démocratique et donner
au pauvre l'illusion d'être riche. Pour
quelques sous on s'en légale en
plein vent sur la jetée d'Arcachon; et
chez les troquets, avec six portii-
L'NE IJliGUSTATlON EN PI-KIN AIR A ARCACllON
gaises, le débardeur est l'égal d'un roi.
(( Quant à moi, concluait le Profes-
seur, je ne les mange point: je sais
qu'elles vivent, et de les voir se replier
quand je les ouvre pour les observer, je
m'en veux de créer de la souffrance inu-
tilement, pour satisfaire mon appétit
de bête civilisée. Voyez-vous, quand
on a étudié jusqu'à soixante-dix ans les
habitudes et les amours des êtres, fus-
sent-ils les plus infimes de la création.
nn répugne à les tuer, à moins que ce
ne soil pour le bien de la science. Cha-
cun de nos repas nous révèle criminels
endurcis; notre conscience est bourrelée
de meurtres; nos instincts carnivores
MEMOIRES D'UNE CANCALAISE
sont en raison directe de notre barbarie,
puisque les Chinois cruels se nourrissent
de leurs chiens aux yeux pleins de fidé-
lité. Et je ne connais guère que les
Hindous qui paraissent se conformer
aux traditions d'indulgence et de bonté
féconde qui sont les éternelles lois du
monde. Ils respectent les animaux quels
qu'ils soient : ils ne connaissent ni bou-
cherie, ni marchands de volailles et les
corbeaux qu'ils épargnent font de
grands vols noirs, dans leur ciel de
Paradis terrestre, qui n'abrite jamais la
mort violente dune parcelle d'exis-
tence inoffensive. ))
Ce disant, le Professeur prenait une
prise d'un revers de main et retournait
dans son laboratoire où l'attendaient
déjà acéphales et gastéropodes.
C'est ici que j'arrêterai mes sou-
venirs. J'ai assez bavardé pour ce soir.
La brise fraîchit. J'entends la mer
gronder. Autour de moi les Cancalaises
réparent les fascmes, enlèvent les vases
trop profondes et je reconnais à ces
préparatifs que ce sera demain jour de
grande marée.. Je songe à mes compa-
gnes qu'on ramassera au bas de l'eau :
elles connaîtront l'ennui des parcs, le
manque d'air dans les paniers barbares
et le baiser froid du couteau perçant
notre manteau, à l'instant ou nous
sommes le plus prospères.
Moi, je n'ai plus d'illusions, je me
réjouis de dessécher lentement dans
mon vieux cimetière blanchissant d'é-
cailles vides, et c'est sur un sentiment
de bien-être égo'iste que je referme ma
coquille.
Pour invention con/onne
G. MùXTlGNAC
-A .MOUT l)K I. llUnHK
56 &s ^s ^s &c &s
LES
MÉFAITS
DU
MONOLOGUE
se se se S8 m: as
M. 1 UU FF IKR
■i
YVEriE GUIl.BERr
Qu'est-ce qu'un monologue "
Nous le savons tous, hélas! et s'il ne
nous est jamais venu à l'esprit dedélinir
ce genre de (( littérature », il n'est
personne qui, bon gré mal gré, n ait
été sa victime.
Le monologue ! Un écrivain de beau-
coup d'esprit l'a qualifié « un microbe
littéraire, un crime de lèse-littérature ».
Les frères Coquelin, qui se sont lait
une réputation de monologuistes hors
pair, aflirment au contraire, que cer-
tains monologues sont de petits chefs-
d'œuvre exigeant beaucoup de talent
chez l'écrivain qui lescompose et encore
plus détalent chez l'artiste qui les dit.
Sans prendre parti pour l'une ou
l'autre opinion, nous constaterons sim-
plement que le monologue est la plaie
des réunions mondaines. Des salons où
il sévit avec fureur pendant l'hiver, il
émigré aux champs quand viennent les
beaux jours et il faut le subir aux villes
d'eaux, aux bains de mer, aux villégia-
tures cynégétiques d'automne, en un
mot toujours et partout.
Que faire, en effet, dans les plages
dépourvues de casinos, pendant les lon-
gues soirées inoccupées, lorsqu'on est
las de regarder la mer et que la série
des jeux innocents est épuisée! Com-
ment tuer le temps après dîner, au
retour d'une journée de chasse, dans
ces châteaux en pleine campagne, loin
de toute ville et de toute distraction?
C'est à cette heure qu'apparaissent
invariablement les diseurs de mono-
logues.
On voit surgir quelque ingénue,
discrètem.cnl poussée par sa mère. qui.
1-M
LES MEFAITS DU MONOLOGUE
Cadet expos3 1 ennuyeuse hislniie qui lui arrive...
toute modeste et rougissante, débite
une de ces lamentables saynètes pour
jeunes filles, navrantes de platitude et
dineptie. Tout en récitant, l'aimable
personne coule de suggestifs regards
vers le groupe des jeunes gens: elle
cherche à pécher un mari dans 1 au-
ditoire.
Puis apparaît le jeune gommeu.x.
généralement oisif sans être riche, et
dont l'unique occupation consiste à
valser tous les soirs, à jouer la comé-
die ou à réciter des monologues. Il
bostonne agréablement et danse à ra-
vir le cake-waik.
Celui-là ne se baigne que pour faire
valoir son anatomie, il ne chasse que
pour avoir le prétexte d'endosser cer-
tain costume qui l'avantage. Son seul
but dans la vie, c est d'agripper une
dot qui lui permettra de continuer son
existence d'inutile. Pas de timidité chez
lui. il s'avance la tête haute, plastron-
nant, faisant des grâces, et, accoudé a
la cheminée ou au piano, ou\re l'écluse
par où s'échappent les monologues.
Le plus fâcheux, c'est qu il faut en-
durer le martyre jusqu'au bout. Après
quoi, la plus élémentaire courtoisie
vous oblige à vous exclamer admira-
tivement: « Exquis! Délicieux !...» alors
qu'au fond de soi grondent de sourdes
malédictions.
Nos pères ignoraient ce supplice. De
Le ca.s csl grave et inérile rédexian. . .
leur temps, on savait causer et le be-
soin ne s'était pas encore fait sentir
d'un expédient comme le monologue
pour supplée!' à 1 indigence de la con-
\ ersation.
Car le monologue est d'origine toute
récente. Comme la chanson rosse et
tant d'autres inventions dont Paris
s'honore, il a pris naissance à Mont-
martre, sur la (( Hutte sacrée » dans
l'oflicine « ultra-littéraire i> de l'inou-
bliable Salis : le dhil Xoii . H ne pou-
\ail a\uir un plus glorieux berceau.
LES MEFAITS DU MONOLOGUE
3-^5
L'in\enteur du genre est M. Charles
Gros, un humoriste à froid qui voulait
sans doute se rendre compte jusqu'à
quelle limite on pouvait se moquer du
public sans le faire hurler. C'est à lui
que l'on doit le premier monologue, et
quel monologue, avec quel titre !
Le ILireni^ S.iiir !
Il était un f^rand mur blanc, nu, nu,
Cuntre le mur une échelle haute, haute, haute,
Et pai' terre un hareng saur, sec. sec, sec.
Il vient, tenant dans ses mains sales, sales, sales
Un marteau Inui'd, un gi^and chiu pu intu, p(jintu,
pciintu, etc.
Au lieu de se fâcher, la salle trépi-
Kiirckal. .. Min id.'C vous parait binnt-?... Oui:..
gnait d'enthousiasme. M. Ch. Cros,
qui n avait prétendu faire qu'une scie
extravagante ne devant pas dépasser
le caboulot montmartrois, venait de
créer un genre. Il était le pt\c du mo-
nologue comme Corneille fut le père
de la iraji-édie.
Le Hareng Saur eut vite fait son
tour de France, soulevant partout les
mêmes acclamations, réclamé tous les
jours au café concert et même favora-
blement accueilli dans les salons. Quel
psychologue nous dira le secret de cet
inexplicable engouement)
Tout sec qu'il fût, le flareng Saur
ne tarda pas à avoir d'innombrables
petits et M. Ch. Cros de nombreux
imitateurs.
Ce fut une fureur. Les auteurs se
mirent fébrilement à la besogne et pu-
rent à peine suffire à la consommation
fabuleuse de monologues qui se faisait
en France à ce moment.
Pour comble de bonheur — ou d'in-
fortune — ce genre nouveau trou\a
dans les frères Coquelin deux parrains
qui l'accueillirent, le prônèrent et
contribuèrent par leur talent à l'accli-
mater et à le répandre. Comment le
trouxer mauvais, lorsque d aussi éini-
l''Ul.nl . . . . .ni'il MoiiiK- dciiic, m;\uiti.-ii;uil .
3 26
LES .MEFAITS DU MONOLOGUE
Monsieur, je vous écoute...
nents artistes le prenaient sous leur
protection r
II se trouva cependant quelques
esprits chagrins pour regimber et dé-
noncer la pauvreté de ces compositions
en style haché, télégraphique, ou en
poésie de mirliton.
Francisque Sarcey fut du nombic
Tout d'abord attiré par l'étrangeté de
ces œuvrettes, son bon goût ne taida
pas à se révolter, et il se déclara cou-
rageusement l'ennemi du monologue.
Plusieurs fois l'éminent critique
lança, dans ses chroniques, lexcom-
munication majeure contre un genre
qui l'horripilait :
(( Je trou\e le genre exécrable,
écrit-il, et, qui pis est, insuppoilable. »
Les Coquelin, devenus les champions
du monologue lipostcrent par un
argument .id homincm :
— (« l^'a\antage du monologue,
assurent-ils, c'est qu'il est court et que,
s'il est mau\ais. il n ennuie pas plus
de cinq minutes. Tel lundiste qui
l'attaque est conférencier. Or,
qu'est-ce qu'une conférence, sinon un
monologue très long, le comble du
monologuer »
Et plus loin, cette déclaiation — une
véritable déclaration de guerre :
— • M. Sarcey nous permettra de nous
inscrire en faux quand il prophétise
avec une joie barbare la lin d un genre
que nous croyons, en somme, utile et
agréable, et chaque fois qu'il criera :
Le monologue meurt ! il se trouvera un
Coquelin pour lui répondre qu il ne se
rend pas.
Sous l'élégante périphrase, on devine
sans peine la réponse véritable que
cette réminiscence de ^^'aterloo amène
sur les lèvres des frères Coquelin, à
l'adresse du bon Sarcey.
Au demeurant, les événements sem-
blent avoir donné raison aux Coquelin.
Sarcey est mort et le monologue \"it
encore.
11 \"it si bien que les deux frères ont
Ol, 01 Mo:
<|UI 1.1U>1./. \oU.-. |lillltl
LES MEI-AITS DU MONOLOGUE
écrit un livre consacré au monologue,
où les amateurs du genre trouveront
d'utiles conseils sur le choix de la pièce
à dire, sur la manière de la dire, sur
l'attitude à prendre, etc.
Pour bien dire, il faut être convaincu
de ce qu'on dit. « Ayez, dit Coquelin.
l'allure d'un monsieur qui arrive de la
lune, sans exagération bien entendu.
Soyez -oncentré, obsédé, très inquiet,
mais pas halluciné. »
Nous avons connu des amateurs
qui paraissaient, en effet, arriver direc-
tement de la lune et qui disaient très
mal le monologue. Peut-être était-ce la
faute du monologue.
Coquelin reconnaît très volontiers
que la valeur du produit n est pas de
premier choix: aussi recommande-t-il,
avant de réciter un monologue, de ne
pas l'accueillir sans discernement.
A ce propos, veut-on savoir quel est
le fournisseur ordinaire des mono-
logues que récite Cadet ■;■ Ne cherchez
pas. vous ne trouveriez pas. L auteur
Vous diles un hôlcl, des chevaix, une voilure
Non?!.. Monsieur, je suis votre servante...
des plus désopilantes fantaisies dites
par Coquelin est tout simplement... un
industriel parisien qui a su trouver
le genre s'adaptant le mieux à la ma-
nière du joyeux comédien.
Quelle que soit la valeur littéraire —
et elle estsouventnulle — dumonologue
à dire, il est juste de reconnaître que
le talent des Coquelin lui donne un
prix qu'on ne soupçonne pas à la lec-
ture. La seule façon de se présenter au
public, l'extraordinaire mimique dont
ils accompagnent le moindre mot dilate
la rate laplus rebelle. On rit, nonpas de
ce que dit Coqnelin, mais de la drô-
lerie de son geste, de sa voix, de son
attitude.
Si Cadet ne permet pas qu'on attaque
le monologue, il lui est arrivé de le bla-
guer lui-même. Témoin cette pièce de
son répertoire
A vingt ans un n'est jDas parfait :
J'avais commis un monologue.
Si vous sas iez ce que ça m'valait
D'avoir écrit un monologue, etc.
328
LES MÉFAITS DU MONOLOGUE
Le nombre des monologues dits par
Cadet est incalculable. Parmi les plus
connus, citons .Les âcrei'isses en cabinet
particulier, qui fit monter, dit-on, dans
les restaurants à la mode, la consom-
mation des écre\ isses dans des pio-
portions invraisemblables. Plus de
parties fines sans écrevisses et sans le
monologue obligé. A citer aussi Ma
belle-mère, de P. Bilhaud, le Cro.yne-
mort, le Ver de terre amoureux, l 'n duel
de Barbassou, le Volapuck, etc.
Et la fameuse tirade du nez, de Cy-
rano — un hors-d 'œuvre dans un
chef-d'œuvre — qu'est-ce autre chose
qu'un monologue, écrit par Rostand
pour Coquelin aîné>
Parmi les artistes qui excellent, à
côté des Coquelin, dans Fart de dire le
monologue, le meilleur est sans con-
tredit M. Truffier, de la Comédie-
Française. Il est impossible de mon-
trer plus de spirituelle bonhomie et de
finesse souriantequecet éminentartiste
dans l'interprétation de ces œuvres lé-
gères, ténues, qui ne valent souvent
que par la manière dont on les dit. On
éprouve surtout une véritable joie de
lettré à entendre Al. Truffier, ainsi
d'ailleurs que les frères Coquelin, réci-
ter une fable delà Fontaine. Le Chêne
et le Roseau, par exemple, dit par ces
incomparables comédiens, devient un
véritable drame dont nous suivons tous
les épisodes aAec autant d'intérêt que
s il s'agissait d'une réalité.
Il serait injuste de clore la liste des
N'est-ce pns rju'cDc esl cliiirinanlc.
Kl clic ni aiinr. . .
monologuistes en renom sans citer
Yvette Cuilberl, la grande ^'\ette. celle
que l'I'^urope nous en\ ie et que IWmé-
riquea voulu nous prendre.
Ses chansons ne sont, en somme,
que des monologues accompagnés
d'une \ ague musique.
LES MEl-AITS DU MONOLOGUE
3 -'9
Elles ne \ aient que par la note per-
sonnelle de 1 aimable artiste, par
sa façon de souligner les mots, par son
talent à mettre de l'esprit où l'auteur
n'en avait souvent pas mis, par son
impeccable diction. Cela est si vrai que
les mêmes œuvres, interprétées par
d'autres artistes, ne se ressemblent plus
et ne retrouvent leur saveur originale
qu'à la condition de copier exactement
Attendez, vous allez voir. . .
legeste, l'attitude et même la voix d'\-
veite.
Que prouve cela ?
Tout simplement qu'Yvette Guilbert,
les frères Coquelin et M. Trufiier ont
beaucoup de talent.
Mais s'ensuit-il naturellement que le
monologue est par lui-même attrayant
et que les amateurs qui s'y adonnent
doivent nécessairement nous intéres-
ser r
J entends bien (^oquelin s'écrier lyi-i-
quement :
Trompé, OUI... mais je me vengerni
(( Il iaut en finir avec cette mau\aise
plaisanterie qui consiste à s'écrier :
(( Mon Dieu ! que c'est inepte ! Et peut-
on rire de cela ? » Du moment qu'une
chose, qualifiée d'idiote, vous emporte
dans un éclat de rire, soyez persuadé
qu'elle n'est pas bête. Si elle n'avait été
que bête, elle ne vous aurait pas fait
rire. )>
\'oilà bien le malheur! Coquelin et
les quelques monologuistes de talent
ont le secret de nous faire rire. Mais
bien tares sont les privilégiés pouvant
s'offrir le régal d'un monologue récité
par ces artistes. Combien nombreux,
au contraire, les malheureux condam-
nés par les exigences mondaines à
subir les monologues à jet continu de
jeunes personnes en quête d'un mari
ou d'insupportables \i\eurs à l'affût
d'une dot !
Il semble toutefois qu'une détente
s'est produite depuis quelque temps,
cl que. à part les spécialistes irréduc-
LES MÉI'AITS DU MONOLOGUE
tibles dont nous avons parlé, les mo-
nologuistes tendent à devenir plus
rares.
Beaucoup s'en réjouissent, au risque
d'encourir les foudres de Cadet.
Mais de ce discrédit naissant Coque-
lin ne veut pas convenir. Parrain du
monologue, il le défend avec opiniâ-
treté contre toutes les attaques et il ne
laisse échapper aucune occasion d'af-
firmer sa vitalité :
— (( Je tiens Te'spèce pour bien vi-
vante et ce n'est pas une oraison funèbre
que je viens prononcer devant vous. Je
n